Ce samedi, un convoi d'activistes de la paix israéliens et
palestiniens va s'aventurer dans une oliveraie d'Anin, un village
palestinien au nord de la Cisjordanie près de la frontière avec
Israël d'avant 1967. Ils y vont pour aider les fermiers d'Anin à
se préparer pour les récoltes d'automne et espèrent qu'avec leur
citoyenneté israélienne ils réussiront à braver les restrictions
militaires et à atteindre les plus de 1.000 hectares de champs qui
sont devenus hors limites pour les villageois depuis qu'Israël a érigé
le Mur de l'Apartheid.
Ce voyage n'est pas sans risque: deux
semaines auparavant, des soldats et la police israélienne ont tiré
sur des manifestants internationaux qui s'étaient joints aux
villageois pour protester contre le Mur. Cinq activistes étrangers
ont été blessés, dont un Américain qui a eu la cuisse transpercée.
Mais le fait de se confronter avec
(et de mettre en rage) les autorités est un des buts de Ta'ayush
(«Partenariat» en arabe). Créé quelques semaines après le début
de l'Intifada Al-Aqsa en septembre 2000, ce groupe est l'un des plus
récents et des plus vigoureux du camp israélien de paix.
Depuis trois ans, ce groupe collectif
juif et arabe s'est engagé dans des actions directes afin d'amener
de l'aide humanitaire et de montrer une solidarité envers les
Palestiniens. Il a été au centre de beaucoup d'affrontements avec
les autorités militaires israéliennes, affrontements qui ont fait
les premières pages des journaux.
Ses activistes étaient en première
ligne en organisant de l'aide pour les récoltes d'olives face à
l'intimidation des colons l'automne dernier. Ils ont protégé le
petit village de Yanoun près de Naplouse, contre les colons, ses
voisins violents. Ils se sont aussi battus afin d'empêcher le
nettoyage ethnique d'En Nu'man, un village de Cisjordanie dont la
propriété a été volée par Israël de manière kafkaïenne, en
annexant ses maisons et ses terres - mais pas ses habitants - à la
municipalité de Jérusalem.
Mais alors que Ta'ayush
représente le mouvement israélien de la paix le plus agressif, il
dévoile aussi sa faiblesse principale: il n'y a sans doute pas plus
de 1.000 activistes dans ce groupe. Samedi, ses dirigeants seront
contents s'ils réussissent à rassembler 150 personnes pour aider
les fermiers d'Anin - et la plupart viendront sans doute de la
minorité arabe du pays et pas de la population juive. Le mouvement
de la paix en Israël, disent les critiques, s'est en fait «évaporé»
depuis l'échec des pourparlers de Camp David en 2000. Sa plus
grande manifestation à Tel Aviv n'a réussi à réunir que quelques
milliers de manifestants.
Même maintenant, alors qu'Israël
bouge avec réticence à l'ombre de la feuille de route, la voix du
courant principal du camp de la paix est pratiquement inaudible.
Quand la gauche pouvait faire pression sur le Premier Ministre israélien,
Ariel Sharon, pour qu'il s'engage plus avant dans le seul processus
de paix disponible, ou qu'elle démontre tous les points faibles de
la feuille de route, elle est restée, de façon perverse,
silencieuse. La question qui déconcerte les dirigeants des petits
mouvements radicaux de la paix en Israël est: pourquoi? Neve
Gordon, maître de conférences à l'Université de Beer Sheva dans
le Néguev et membre principal de Ta'ayush, fait
remarquer que les sondages d'opinion montrent régulièrement qu'une
grande majorité de la population israélienne - et même les colons
- est résignée à quitter les Territoires. «Mais arriver à faire
participer les gens, à les faire sortir dans la rue pour appuyer
cela, c'est une autre affaire», dit-il.
On est loin des jours impétueux du début
des années 80, peu après la création du bloc de la paix israélien
le plus important, Peace Now (La Paix Maintenant).
Il avait organisé d'énormes manifestations à Tel Aviv et à Jérusalem
pour protester contre l'invasion israélienne du Liban. En 1982, Peace
Now avait rallié plus de 400.000 manifestants qui
protestaient contre le rôle joué par Israël dans le massacre des
Palestiniens dans les camps de réfugiés de Sabra et Chatila au
Liban, forçant le gouvernement à nommer la commission d'enquête
Kahan. Sharon, qui était à ce moment-là Ministre de la Défense,
a été reconnu partiellement coupable du massacre de centaines de
Palestiniens.
Mais Jeff Halper, dirigeant du Comité
Israélien contre les Démolitions de Maisons (ICAHD:
Israel Committee Against House Demolition) parle à contrecœur de
l'âge d'or du mouvement de la paix. «Peace Now a
eu énormément de succès au début des années 80, mais son
message était très limité. Il parlait très peu de l'expérience
des Palestiniens sous l'occupation et il s'est pratiquement «endormi»
pendant Oslo, comme si tous les problèmes avaient été résolus.»
Néanmoins, la première Intifada a
été responsable de la naissance de la campagne la plus visible de Peace
Now, «Surveillance des Colonies», en 1988, qui contrait
la désinformation du gouvernement en dénichant les colonies et en
établissant des cartes montrant leur expansion. L'Intifada a aussi
été à l'origine d'organisations de droits humains et d'aide
juridique de très haut niveau qui travaillent pour empêcher les
abus sur la population palestinienne: PCATI (Le
Comité Public contre la Torture en Israël), B'Tselem,
et les Rabbis for Human Rights (Rabbins pour les
Droits Humains).
Mais les mouvements de paix radicaux,
dit Halper, ont vraiment fleuri après Oslo et en particulier suite
à l'élection de Benyamin Netanyahou en 1996. «L'idée de la
solution de deux États avait déjà commencé à prendre racine, et
la gauche a eu peur que Netanyahou essaye de miner la voie vers la
paix», dit Halper. «Des groupes ont commencé à se confronter
plus directement avec les autorités.»
Halper a aidé à fonder l'ICAHD,
qui essaye d'arrêter les démolitions de maisons. Gush
Shalom, fondé en 1993 en tant que groupe de pression
politique, a développé une approche plus de «transmission» fin
90, et une série d'organisations radicales de femmes sont apparues
comme Bat Shalom et la The Fifth Mother
(voir Coalition of Women for Peace).
Pendant la présente Intifada,
d'autres groupes d'activistes encore plus provocateurs sont apparus
comme Ta'ayush, les femmes de Machsom Watch
qui surveillent les abus des soldats aux check-point, et les
branches israéliennes d'Indymedia (sites web) qui
compensent le silence général des médias israéliens sur la
nature de l'occupation. «Ces groupes ont réussi à faire entrer
les Israéliens dans les Territoires occupés pour voir ce qui s'y
passait réellement et quelle y était la vie des Palestiniens»,
dit Halper.
Des groupes parallèles ont aussi
commencé à se concentrer sur les défauts internes de la société
israélienne. Des organisations comme Sikkuy, Givat
Haviva et Alternative Voice in the Galilee
(Voix alternatives en Galilée), inquiètes par la courte Intifada
de la population arabe en Israël en octobre 2000, ont soulevé les
problèmes sérieux de la discrimination envers la minorité arabe.
Cependant, d'autres groupes ont
commencé à examiner des points encore plus litigieux, et cherché
à comprendre l'âme même de l'État juif. New Family
a critiqué les notions de famille israéliennes, et New
Profile a commencé une campagne pour la démilitarisation
de la société.
Mais malgré toute cette activité,
beaucoup de vétérans de la campagne pour la paix se plaignent
qu'ils sont gênés par les attitudes changeantes de la population
israélienne, à cause du manque d'intérêt des médias surtout en
ce qui concerne la présente Intifada.
Khuloud Bedawi, une dirigeante arabe
étudiante et membre de Ta'ayush, rejette en
particulier cette analyse. «Peace Now se plaint
d'un manque de publicité tout en maintenant qu'ils ne doivent pas
se mettre à dos la société israélienne par des confrontations
directes avec les autorités», dit-elle.
«Mais regardez Ta'ayush,
qui a une la plus grande couverture de presse, même si ce n'est pas
souvent positif. La campagne de Ta'ayush à Yanoun
a fait connaître le sort du village à la nation et a choqué
l'opinion publique. Vous devez façonner l'opinion publique et non
la suivre.»
Paradoxalement, dit l'un des
principaux avocats juifs des droits humains qui souhaite rester
anonyme, le mouvement de la paix aujourd'hui est victime de son
propre succès limité. Le message au cœur du camp de la paix, à
savoir que l'occupation fait du tort à Israël et que de toutes façons,
beaucoup de colonies devront être éventuellement démantelées,
est passé lentement dans le courant principal de la société israélienne»,
dit-elle.
«Depuis l'échec de Camp David, et
la campagne réussie pour calomnier la direction palestinienne, le
choix des Israéliens semble beaucoup plus extrême, beaucoup plus
existentiel. Les Israéliens pensent que nous devons nous concentrer
et nous battre pour la survie de notre État.»
Elle suggère que la fragilité du
camp de la paix peut s'expliquer par les désaccords fondamentaux de
la gauche politique au sujet du sionisme. L'échec vient de
l'incapacité à développer une stratégie cohérente pour façonner
une opinion publique plus large ou qui soit attrayante pour le
public palestinien. Elle pense qu'il y a trois attitudes de base des
camps de la paix pour en finir avec l'occupation, et chacune est
formée par son propre regard sur le sionisme. Elle les met dans
trois catégories: la gauche sioniste traditionnelle, la gauche
sioniste morale et la gauche antisioniste.
«Les premiers sont ceux qui disent
«les Palestiniens et les Israéliens devraient vivre séparément
parce que cela protège mieux les Israéliens. Ils veulent une séparation
unilatérale et ne se préoccupent pas trop de savoir si les
conditions sont bonnes ou non pour les Palestiniens. Secrètement,
beaucoup aimeraient qu'il y ait une cassure franche avec les
citoyens arabes du pays et qu'on les encourage à quitter leurs
maisons en Israël et qu'ils déménagent dans l'État palestinien»,
explique-t-elle.
«Puis, il y a ceux qui pensent de
manière intransigeante qu'une paix sûre ne peut être obtenue
qu'en donnant un État viable aux Palestiniens à côté de l'État
d'Israël, en les aidant à développer leurs propres institutions démocratiques
et en intégrant la minorité arabe dans la société israélienne
en tant que citoyens à part entière.»
Finalement, dit-elle, il y a un tout
petit élément radical antisioniste qui accepte ce que les deux
autres ne peuvent pas: que le futur dépend d'un État binational
comprenant des droits égaux pour les deux peuples. «Seul ce groupe
ne s'inquiète pas du droit au retour des réfugiés palestiniens,
du moins pas sur le principe.»
Ces trois catégories se reflètent
clairement dans la dissension entre les mouvements de la paix. Le
camp radical et isolé comprend quelques membres de la Coalition
of Women for Peace (Coalition de Femmes pour la Paix), Ta'ayush
et ICAHD, et le parti politique extraparlementaire
arabe, Ibn Al-Balad, qui comprend une poignée de
membres juifs.
Au milieu, peut-être quelques
milliers, se trouvent les groupes plus établis et plus anciens
comme celui d'Uri Avnery, Gush Shalom, et Yesh
Gvul, le mouvement vétéran qui refuse de servir dans les
Territoires, ainsi que beaucoup de nouveaux «refuzniks» qui ont
fait la une au début de 2002 avec leur pétition contre le service
militaire. Dernièrement par exemple, Avnery a essayé presque seul
de «ressusciter» la réputation de Yasser Arafat, croyant que seul
le président palestinien peut amener son peuple vers une solution
acceptable de deux États.
Et, dans la première catégorie, Peace
Now, la gauche sioniste traditionnelle qui est le plus
grand et le plus influent bloc de la paix, représente
potentiellement des dizaines sinon des centaines de milliers d'Israéliens.
Et ça, disent les activistes les plus radicaux, c'est exactement le
problème pour le mouvement de la paix.
«La prudence des dirigeants de Peace
Now, leur peur de s'aliéner la pensée majoritaire, a tué
le mouvement de la paix», dit Neve Gordon. Il blâme directement Peace
Now pour le déclin du camp de la paix pendant cette dernière
Intifada. «Beaucoup de jeunes de Peace Now, y
compris beaucoup de refuzniks, avaient un but beaucoup plus radical
que celui de la vieille garde et auraient pu capter l'imagination du
public, mais on les a fait taire.»
En fait, au début de l'Intifada, une
bataille amère s'est engagée parmi les dirigeants de Peace
Now, pour savoir s'il fallait ou non soutenir les
refuzniks. Mais finalement, la «vieille garde», représentée par
les vaillants partis Travailliste sioniste et Meretz - ont eu le
dernier mot.
Gordon soutient que Peace Now
n'a pas réussi à évoluer et à devenir un mouvement efficace de
la paix pendant l'Intifada en cours et ce pour plusieurs raisons.
D'abord, dit-il, le bloc a été dirigé par des figures des partis
Travailliste et Meretz, comme Yossi Sarid et Tzali Reshef, qui
avaient des intérêts politiques personnels à Oslo. Suite à l'échec
du processus, ils se sont sentis obligés de se joindre au premier
ministre Ehoud Barak en blâmant les Palestiniens pour la crise, au
lieu d'adopter une position plus critique. Ils ont mis dans une
impasse les jeunes leaders potentiels qui auraient pu revigorer le
camp de la paix.
Deuxièmement, l'esprit sioniste fort
parmi les dirigeants de Peace Now signifie que le
mouvement a des difficultés pour accepter dans ses rangs des
membres arabes venant de la minorité (qui représente un million de
personnes). Le premier membre arabe a pu entrer au bureau en 2001.
L'exclusion d'un cinquième de la population a affaibli le mouvement
et a faussé sa vision de ce qui pourrait être la paix.
Troisièmement, Peace Now
a refusé de protester contre la culture de la peur encouragée par
le gouvernement et les médias à travers les images de recyclage
sans fin d'attaques suicides. Cela a un effet nocif psychologique
sur la population, déforme sa perception de la réalité et la rend
sourde aux messages de paix, dit Gordon.
Et quatrièmement, Peace Now
a échoué à faire la connexion entre l'occupation et les problèmes
économiques internes d'Israël. «Pourquoi ne fait-il pas ressortir
que les énormes coupes dans le budget infligées aux plus pauvres
en ce moment sont directement liées aux grandes sommes d'argent qui
sont versées aux colonies, dans les routes de contournement et
maintenant dans le Mur?», dit Gordon.
Il craint que le cynisme grandissant
des Israéliens par rapport à leurs dirigeants politiques - poussé
par les scandales dus à la corruption montante qui atteint Sharon
lui-même - a laissé les Israéliens ordinaires sans illusions et résignés
avec le sentiment de leur propre impuissance.
Halper, d'un autre côté, pense
qu'il est prématuré de faire son deuil du camp de la paix. «D'une
certaine façon, le mouvement de la paix est plus fort qu'il ne l'a
jamais été en Israël. On entend plus de voix dissidentes, et plus
d'Israéliens voient par eux-mêmes ce qu'est en pratique
l'occupation. Les chiffres sont peut être faibles, mais c'est un début.»
Un développement inattendu est la déclaration
d'anciens activistes de la paix qui expriment l'idée que la
solution de deux États - le saint graal de la gauche - pourrait être
une chimère. Halper fait référence à un article dans le journal Ha'aretz
de la semaine dernière, dans lequel deux protagonistes de longue
date de «deux États pour deux peuples», l'ancien maire de Jérusalem,
Meron Benvenisti, et un ancien leader de Gush Shalom, Haïm Hanegbi,
ont admis avoir des doutes.
«Le Mur est la grande solution désespérante
de la société juive sioniste», dit Hanegbi. «C'est le dernier
acte désespéré de ceux qui ne peuvent pas se confronter au problème
palestinien. C'est l'acte de ceux qui sont obligés de pousser le
problème palestinien hors de leurs vies et hors de leur conscience.
Je dis le contraire face à cela.»
Halper fait remarquer que Benvenisti
et Hanegbi ont seulement admis leur conversion à un État
binational pour les Palestiniens et les Israéliens ces derniers
mois. «Je crois que beaucoup d'entre nous dans le camp de la paix
sont en train de passer par une phase de transition en ce moment, et
rejettent le vieux dogmes»,dit-il. «Nous voyons ce qui se passe
dans les Territoires occupés et la plupart d'entre nous arrivent à
la conclusion qu'un État palestinien n'est plus possible.»
Savoir si un tel verdict va
galvaniser à nouveau le mouvement de la paix en Israël ou au
contraire l'affaiblir, et savoir s'il réussira à trouver une
audience dans la population palestinienne qui est toujours engagée
dans l'idée de deux États, cela reste à voir.
Traduit de
l'anglais par Ana Cleja
Liens :
B'Tselem : http://www.btselem.org
Coalition of Women for Peace : http://coalitionofwomen4peace.org
Givat Haviva : http://dialogate.org.il/peace/about.asp
Gush Shalom : http://www.gush-shalom.org/english/index.php3
ICAHD : http://www.icahd.org/eng/
Machsom Watch : http://www.ambosite.com/mWatch/eng/aboutUsEng.asp?link=aboutUsEng&lang=eng
New Profile : http://www.newprofile.org
PCATI : http://www.geocities.com/STOP_TORTURE/index.php3
Peace Now : http://www.peacenow.org.il/English.asp
Rabbis for Human Rights : http://www.rhr.israel.net/overview.shtml
Sikkuy : http://www.sikkuy.org.il/profile.htm
Ta'ayush : http://taayush.tripod.com/new/index.php3
Yesh Gvul : http://www.yesh-gvul.org
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