L’histoire du Mouvement National Palestinien pourrait être
uniquement décrite par la façon dont les différents
gouvernements arabes et non-arabes ont tenté de le contrôler.
Alors que l’Organisation de Libération de la
Palestine (OLP) était contrôlée principalement par le régime
de Gamal Abdel-Nasser, la défaite de 1967 a affaibli cette dépendance
et a provoqué le changement révolutionnaire de l’organisation
en 1969 par les mouvements de guérilla. Avec le Fatah et les guérillas
politiquement à gauche aux commandes, le potentiel révolutionnaire
de l’OLP constituait une telle menace qu’une guerre totale a
été déclenchée en Jordanie en 1970, situation que les régimes
arabes répressifs ne voulaient pas voir se répéter. C’est
dans ce contexte que l’argent du pétrole (venant d’Arabie
Saoudite, du Koweit, de Libye, des Emirats Arabes Unis et d’Irak)
a commencer à affluer dans les caisses de l’OLP, en premier
pour s’assurer que l’OLP n’encouragerait pas des changements
révolutionnaires dans les pays arabes, et ensuite pour que les
armes de l’OLP soient uniquement tournées vers Israël, tant
que cela ne s’oppose pas aux intérêts de ces régimes. La
guerre civile libanaise et le rôle que l’OLP y a joué dans la
seconde moitié des années 1970 restait un problème, mais pour
autant que les régimes arabes étaient concernés, c’était un
problème qu’ils pouvaient circonscrire.
Avec les évènements du début des années 80 et
la défaite militaire [au Liban] en 1982, les financements arabes
au profit de l’OLP n’étaient plus seulement conditionnés au
fait que l’OLP ne tourne pas ses armes contre ces régimes, mais
aussi au fait que l’OLP ne s’attaque plus non plus à Israël.
Les diverses tentatives d’accord entre l’OLP et le roi Hussein
de Jordanie au milieu des années 1980 se situaient dans le cadre
de ces exigences. Suite au refus constant des Etats-Unis et d’Israël
de négocier avec l’OLP, quelles que soient ses évolutions
politiques et idéologiques, la situation est restée figée
jusqu’au soulèvement palestinien de 1987, lequel a été
l’occasion pour l’OLP de déposer les armes face à Israël.
La formalisation de ce changement s’est faite au congrès de
l’OLP à Alger en 1988, puis plus tardivement à la conférence
de Madrid.
Comme l’argent du pétrole a fait défaut après
la guerre du Golfe de 1990 et 1991, l’OLP a eu besoin d’autres
sources de financement. Entrent alors en scène les Etats-Unis et
leurs alliés dont les conditions n’incluaient pas seulement la
capitulation d’Oslo mais aussi que l’Autorité Palestinienne
(AP) nouvellement créée et contrôlée par le Fatah soit armée
mais pour que ses armes soient tournées vers une nouvelle cible :
le peuple Palestinien lui-même.
L’AP mise sous tutelle a continué à recevoir
ces fonds jusqu’au déclenchement de la seconde Intifada,
lorsque contre sa raison d’être [en français
dans le texte - N.d.T], une partie de ses forces de sécurité a
engagé le combat contre les israéliens au moment de leur
invasion. Les financements ont été arrêtés par intermittence,
Yasser Araft a été mis en arrestation dans son domicile, et les
Israéliens ont réoccupé les territoires palestiniens. Des
financements réguliers ont repris après la mort d’Arafat,
conditionnés par « le sérieux » de Mahmoud Abbas et
sa disponibilité à pointer les armes palestiniennes sur les
Palestiniens eux-mêmes, ce qu’il a accepté de faire avec
l’aide de ses services de sécurité. Mais cela n’a pas été
jusqu’au point qu’avaient souhaité les Etats-Unis et Israël.
Ceci est donc le point où nous nous trouvons
aujourd’hui. La victoire électorale du Hamas a changé les règles
du jeu. Les Etats-Unis et l’Union Européenne insistent pouur
que le Hamas se fasse à l’idée que ses armes doivent
uniquement être tournées du côté des Palestiniens qui résistent
à Israël, aucun argent ne devant être versé dans le cas
contraire. Le Hamas refuse d’accepter ces exigences et considère
comme une réelle alternative l’argent du pétrole (d’Arabie
Saoudite, du Qatar, des Emirats Arabes Unis, du Koweit, et d’Iran),
comme si aucune condition n’y était attachée. En effet
beaucoup de ces financements avaient été coupés après le 11
septembre sur instruction des Etats-Unis, laissant le Hamas dépendant
de financements privés en provenance de ces mêmes pays. C’est
là que résident le dilemme du Hamas et sa capacité future à
agir. Les scénarios possibles sont les suivants :
Les
Etats-Unis et leurs alliés coupent toutes les sources directes et
indirectes de financement à l’Autorité Palestinienne dans
l’espoir de forcer le Hamas à leur emboîter le pas
Les
Etats-Unis et leurs alliés coupent toutes les sources directes de
financement (ce qui représente en réalité relativement peu
d’argent) et maintiennent des sources indirectes via des canaux
qui ne sont pas directement liés à l’AP mais via des ONGs
(Organisations Non-Gouvernementales) comme c’est déjà
largement le cas, en affirmant que ces organisations sont les
seules à pouvoir obliger le Hamas à modifier son programme et
que supprimer ces financements signifierait mettre au profit du
Hamas les « réalisations » d’Oslo.
Quelque soit le scénario retenu (et cela dépendra
du point de vue qui dominera à la Maison Blanche), le Hamas
cherchera, et est en fait déjà en train de chercher, des
financements alternatifs de la part des gouvernements arabes et
musulmans de la région du Golfe. Comme tous ces gouvernements
craignent autant maintenant la popularité du Hamas qu’ils
craignaient le mouvement de la guérilla palestinienne dans les
années 1960 et 1970, ils sont heureux de trouver un moyen de le
contrôler et de s’assurer que la rhétorique et le potentiel
que le Hamas représente n’inonderont pas leurs propres pays.
Depuis que les tentatives par Israël et l’AP de détruire le
Hamas par la répression (sans parler de sa criminalisation par
les Etats-Unis et l’Europe et son harcèlement permanent par les
Jordaniens) ont échoué à le rendre moins populaire, la mise
sous tutelle parait être pour les régimes arabes la meilleure
stratégie. Ce qui est escompté, c’est que le financement du
Hamas par l’argent du pétrole puisse écarter la menace que
celui-ci représente et puisse l’influencer dans son action.
Savoir combien de temps le Hamas résistera à un
tel scénario dépend largement du clivage interne au mouvement.
Au contraire du Fatah et de l’AP, le Hamas a une histoire et une
réputation limpides, sans accusation de corruption ou de vol,
mais complétement liées aux services à caractère social qui
aident tant des dizaines de milliers de Palestiniens.
L’aura qui a entouré le groupe jusqu’à
maintenant ne perdurera pas une fois que le Hamas assurera sa
nouvelle charge, quelles que soient les sources de financement
qu’il trouvera. Alors que plusieurs des principaux responsables
du Hamas ont été assassinés par la campagne terroriste israélienne
de meurtres ciblés, la direction à la tête du Hamas
aujourd’hui n’est plus aussi unifiée sur les questions
centrales qu’elle a pu l’être dans le passé. Il est
important de noter que le Hamas a connu depuis sa création des
fluctuations sur le plan idéologique, non seulement sur la
question de négocier ou non avec les israéliens mais aussi sur
les éléments du processus d’Oslo sur lesquels il est prêt ou
non à s’engager, pour ne citer que ces deux questions
centrales. Sa récente participation aux élections, lesquelles résultent
d’Oslo, sont en complète contradiction avec son rejet officiel
de cet accord. Son action durant ces prochains mois, si ce n’est
durant ces prochaines années, permettra de savoir si le Hamas se
lance dans des acrobaties idéologiques et, si c’est le cas,
quelles seront les conditions de financement qu’il aura acceptées,
celles des pays du Golfe ou celles des Etat-Unis et de l’Union
Européenne (USA/UE).
Les différences entre les conditions USA/UE et
celles venant du Golfe ne sont pas aussi marquées que les
dirigeants du Hamas semblent vouloir le faire croire. Les deux côtés
veulent domestiquer le Hamas en le faisant disparaître comme
menace pour eux-mêmes et pour Israël. Les Etats-Unis peuvent
jouer le même rôle que celui qu’ils ont joué pendant 30 ans
lorsqu’ils refusaient de négocier avec l’OLP et
sous-traitaient le soutien de celle-ci aux pays du Golfe. Les
Etats-Unis peuvent à nouveau adopter cette stratégie pour une
autre trentaine d’années.
Même si les conditions posées par les pays du
Golfe peuvent apparaître moins astreignantes que celles des
USA/UE, dans la mesure où ils ne vont pas se risquer à demander
devant toute la planète que le Hamas abandonne son programme
(seul le gouvernement égyptien avait franchi ce pas et pourrait
rapidement revenir en arrière), ils peuvent lui demander de se
comporter comme s’il avait effectivement changé son programme
mais sans y renoncer de façon ouverte. Dans les deux cas,
l’effet serait le même. Le peuple Palestinien a voté dans sa
majorité pour le Hamas dans l’espoir qu’au contraire du Fatah
corrompu et répressif, il puisse le délivrer en mettant un terme
à l’occupation. Si le Hamas veut rester fidèle à ses
principes par rapport à la question de la libération des
territoires sous occupation, la seule stratégie qu’il puisse
suivre est justement celle que l’Autorité Palestinienne et
Arafat, sur les instructions de leurs donateurs, avait abandonnée
en 1994, c’est-à-dire un retour à une mobilisation du type de
celle de la première Intifada, mais sans avoir recours aux
attaques-suicides qui sacrifient des vies palestiniennes et israéliennes.
Les dirigeants du Hamas ont en effet fait connaître leur
disposition à maintenir la trêve militaire avec Israël en place
depuis plusieurs mois. En tant qu’élément central du
gouvernement, le Hamas pourra aisément organiser une grève générale
et des manifestations massives contre l’occupation israélienne
qui seraient centrées sur le Mur de l’Apartheid, les
implantations coloniales et les checkpoints.
Si le Hamas, comme certaines déclarations récentes
de ses responsables l’indiquent, combine une stratégie interne
avec une offensive diplomatique pour remettre sur les rails la loi
internationale et le consensus exprimé dans les résolutions des
Nations Unies contre l’occupation, contre les colonies et contre
le Mur (tous ces aspects ont été négligés par l’Autorité
Palestinienne aussi bien sous Arafat que sous Abbas par volonté
de se conformer aux désirs des donateurs), il sera alors à même
de maintenir et même d’augmenter sa popularité dans le peuple
Palestinien.
La collaboration de l’Autorité Palestinienne, récompensée
par beaucoup de financements, n’a pas ramené un mètre carré
de terre palestinienne sous souveraineté palestinienne, et le
Hamas n’acceptera jamais ce type de marché. Comme cela dépend
des rapports de force internes au Hamas, il est difficile de
savoir quelle stratégie suivra l’organisation. Comme ce n’est
pas l’attribution d’argent sous condition mais plutôt une réelle
stratégie pour évincer les occupants israéliens, qui mettra fin
à l’occupation et permettra au Hamas de rester au pouvoir, le
test pour les dirigeants du Hamas sera soit de jouer le jeu
illusoire de la gouvernance sous occupation comme le Fatah
l’avait fait, soit de parvenir à un mobilisation et une résistance
massives et civiles contre cette même occupation.
Les ennemis du peuple Palestinien font des prières
pour que le Hamas choisisse l’illusion de gouverner.
* Joseph Massad est professeur
associé en Histoire intellectuelle et politique du monde arabe à
l’université Colombia. Son livre The Persistence of the
Palestinian Question sera publié prochainement
par Routledge.
Joseph Massad