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Morceler
la Palestine, pour mieux la conquérir
Scott McConnell
in The American Conservative, 3 juillet 2006
Traduit
de l'anglais par Marcel Charbonnier, membre de Tlaxcala, le réseau
de traducteurs pour la diversité linguistique (www.tlaxcala.es).
Cette traduction est en Copyleft.
Copyright © 2006 The American Conservative
[Une
visite effectuée en Syrie, en Israël et en Palestine m’a fait
comprendre quels sont les obstacles – tant physiques que
politiques – qui empêchent une [improbable] paix au
Moyen-Orient. Scott McConnell]
Officiellement, nous étions une délégation d’Eglises pour la
Paix au Moyen-Orient [CMEP - Churches for Middle East Peace], une
association aux buts nobles mais fauchée comme les blés, créée
afin de faire entendre la voix des Eglises américaines
non-sectaires sur cette question vitale. Plus simplement dit, nous
étions douze Américains, qui suivions un programme bien rempli
de visites en Syrie, en Jordanie, en Israël et en « Palestine »
- ne cessant de monter dans un bus ou d’en descendre, cornaqués
d’une rencontre à une autre, observant un rythme quotidien qui
n’était pas sans évoquer celui d’enfants embarqués dans un
long voyage scolaire.
Nos rencontres suivaient un modèle rapidement devenu familier :
la présidente de la CMEP, Corinne Whitlatch commençait par présenter
l’association et ses positions – qui se résument au soutien
à une solution à deux Etats en Israël et en Palestine et un
statut, pour Jérusalem, qui reflète l’importance de cette
ville pour deux peuples et les trois religions abrahamiques –
après quoi nos hôtes se présentaient à leur tour ; nous
posions des questions, échangions de menus cadeaux, prenions la
pose pour la photographie souvenir. Puis nous reprenions le bus,
vers notre nouvelle halte. Finalement, on commença à
s’interroger sur la manière dont notre assoc’ pouvait bien
apparaître aux yeux de ceux qui nous recevaient : pourquoi,
se demandaient-ils sans doute, les Eglises les mieux implantées
en Amérique ont-elles aussi peu d’influence sur la politique réelle
de l’Amérique ? Mais nos hôtes ne furent jamais assez indélicats
pour poser abruptement cette question (bien que pratiquement tous
les intellectuels arabes que nous ayons rencontrés l’aient
subtilement amenée, sans pour autant brandir le désormais célèbre
papier de Stephen Walt & John Mearsheimer !...)
Notre première escale fut Damas, cette capitale qui a pratiquement
acquis le statut plénier de repaire de l’« axe du mal »
dans la Washington de George Deubeuliou Bush. La Syrie est soumise
à des sanctions adoptées à la va-vite par le Congrès en 2003 ;
l’ambassadeur des Etats-Unis en a été rappelé à des fins de
« consultations » et le chargé d’affaires qui en
tient lieu nous explique que la politique américaine consiste à
« geler » le pays… Un officiel syrien – supportant
manifestement très bien la congélation ! – s’avère
ravi d’accueillir notre groupe et d’honorer une association
telle la nôtre (et de démontrer, par la même occasion, à ses
concitoyens sa maestria en la matière).
Ainsi, dès notre première matinée, nous avons été reçus en
audience par le Président Bashar al-Assad. Une escorte de motards
nous a promptement fait gravir la montagne [qui domine Damas, ndt],
jusqu’à un palais présidentiel de marbre blanc ; nous
avons eu notre photo dans le journal du lendemain ; nos allées
et venues ont été couvertes par la télévision syrienne. Elancé
et un peu dégingandé, diplômé d’ophtalmologie à Londres,
Assad est particulièrement bien informé, et il ne tourne pas
autour du pot. Pour un chef d’Etat (et a fortiori, pour un
dictateur…), il est plutôt relax : il pourrait passer pour
un prof cool de biologie ou d’informatique d’une université
américaine. Il a essentiellement hérité sa fonction de feu son
père, Hafez al-Assad – des posters les montrant côte à côte
sont omniprésents, à Damas –, lequel père avait accédé au
pouvoir en 1970 par un coup d’Etat. Il est alaouite – les
Alaouites constituent une minorité (religieuse) chiite, en Syrie
– et son régime est aussi sensible aux tensions ethniques
qu’aux dissensions politiques. Les chrétiens, qui représentent
un dixième de la population de la Syrie et une proportion bien
plus élevée de ses cadres, sont dans une position minoritaire
similaire aux Alaouites, et ils se sentent probablement plus à
l’aise dans la très cosmopolite Damas que partout ailleurs au
Moyen-Orient…
Le fondamentalisme islamique préoccupe Assad : il reconnaît
que les islamistes feraient un carton, s’il y avait des élections.
Avant même la démocratie, nous explique-t-il, la Syrie a besoin
d’une « remise à niveau » : davantage d’éducation,
moins d’analphabétisme, généralisation d’Internet – après
quoi, les extrémistes islamistes auraient moins d’audience.
C’est sans doute là un argument ‘pro domo’ ; mais pas
nécessairement erroné… Il y a d’authentiques démocrates libéraux
dans l’opposition syrienne, mais les chances qu’ils émergent
du chaos qui résulterait du renversement d’Assad sont minimes,
voire quasiment nulles.
Un demi million de Palestiniens vivent dans des camps de réfugiés
ressemblant à des bidonvilles, autour de Damas : ils
constituent une sorte de joker politique, un élément
potentiellement incontrôlable dans la vie politique syrienne.
Assad nous dit qu’ils pourraient retourner dans un Etat
palestinien institué en Cisjordanie ; il n’évoque même
pas la possibilité qu’ils retournent un jour dans leurs foyers
ancestraux, par exemple à Haïfa. La Syrie officielle est tout à
fait réaliste en ce qui concerne l’existence d’Israël, et
elle est désireuse de cueillir les bénéfices concrets d’un éventuel
règlement du conflit.
Damas n’est certes pas une capitale opulente. Mais c’est une métropole
où rien ne choque. Nous n’avons vu aucun militaire dans la
ville, pratiquement aucun mendiant, et les rues donnent un
sentiment de sécurité. Le trafic m’a rappelé la Chine des années
70, aux villes encombrées de motos et de petites camionnettes.
Des télés en noir et blanc étaient allumées dans les nombreux
commerces ouverts très tard dans la nuit, mais peu achalandés.
Dans le quartier chrétien, où nous résidions, les trottoirs étaient
bondés de jeunes hommes et de jeunes femmes flânant en groupes
unisexes, qui se regardaient mutuellement du coin de l’œil,
mais se mélangeaient rarement.
Le voile est en train de marquer des points : près de la
moitié des femmes, dans la ville, le portent désormais, et étant
donné qu’il n’y a nulle police religieuse qui imposerait des
codes vestimentaires, il est évident qu’il s’agit de leur
libre choix. Même si cette tendance reflète sans doute la montée
d’un Islam fondamentaliste, à Damas, tout au moins, cela semble
plutôt correspondre à une mode ; ça n’est en tous les
cas certainement pas une volonté de mettre un couvercle sur la
sensualité féminine… A Damas, beaucoup de ces femmes « voilées »
portent des vêtements moulants et soulignent leurs yeux d’un
maquillage plutôt provoquant…
Etant une association religieuse, nous avons rencontré des évêques
des Eglises chrétiennes et d’éminents clercs musulmans.
L’intérêt manifesté par nos hôtes syriens à recevoir quasi
officiellement un groupe qui n’a pratiquement aucun pouvoir dans
la vie politique américaine était remarquable. Le Sheïkh
Kuftaro, de la Fondation Islamique, par exemple – il s’agit
d’une très importante institution, avec près de huit mille étudiants
– a rassemblé, à dix heures du matin, un chœur de collégiennes
et un groupe de près de vingt clercs et professeurs invités à
« dialoguer » avec nous. Huit parmi ces enseignants étaient
des femmes, voilées de pied en cap, incapables de serrer la main
aux hommes, dans l’alignement de la réception, se contentant de
sourire et de porter la main sur leur cœur, tandis que nous défilions
devant elles. Mais, s’empressèrent-elles de nous informer,
elles étaient qui professeur de littérature comparée, qui
docteur en médecine, ou en pharmacie, et elles étaient très
avides de conversation avec nous, en particulier avec les femmes
de notre délégation (présidée par une femme, je le rappelle).
Hélas, nous ne disposions que d’une petite heure, et après les
hymnes exécutés par le chœur, les présentations, un résumé
sur la Syrie pluriconfessionnelle et la manière dont les prophètes
juifs et chrétiens sont honorés par l’Islam, il nous fallut déjà
repartir, à regret. Les jeunes femmes syriennes étaient
manifestement désappointées ; elles étaient peut-être
frustrées de n’avoir pu démolir les préjugés de leurs hôtes
américains au sujet des femmes supposées être de simples numéros,
en Islam (ou bien peut-être voulaient-elles nous convertir ?…)
Mais, comme toujours, le bus attendait…
Nous avons passé une partie de l’après-midi à la résidence de
l’Ambassadeur des Etats-Unis, à écouter nos diplomates en
train de nous expliquer de quelle manière ils exercent une
pression économique et politique sur le régime d’Assad et
l’absence de progrès, en Syrie, vers une véritable réforme.
‘Off the record’, autour d’une table de rafraîchissements,
le ton finit par s’adoucir : tous nos diplomates, sans
exception, adoraient leur séjour à Damas, et ils étaient
enchantés de leur découverte de la Syrie non-officielle. Je dis
à l’un d’entre eux que, la veille, dans l’après-midi, nous
avions assisté à un concert dans la plus grande église grecque
orthodoxe de la ville et que nous avions entendu des chœurs
d’hommes, de femmes et d’enfants, interpréter des cantiques
et aussi des chants folkloriques. Il s’agissait d’un événement
de grande ampleur, très protocolaire, une pierre miliaire dans le
calendrier chrétien damascène. A voir les jeunes choristes
arborer fièrement leur uniforme ou leurs mères cajoler leurs frères
et sœurs encore bébés ou rassembler leur marmaille après l’événement,
on aurait pu aisément se croire à une réunion de rupture de jeûne,
avant Pâques, au Couvent du Sacré-Cœur de New York, ou dans
n’importe quelle grande école paroissiale du monde
occidental… Je dis à un des diplomates qu’il y a beaucoup de
gens, dans les couloirs du pouvoir, dans la Washington de Bush,
qui ne désirent rien tant qu’écraser le régime syrien au
service de la « révolution démocratique planétaire »
– ou je ne sais trop quel slogan en vogue (peu importe), à l’American
Enterprise Institute – et que cet écrasement aurait des conséquences
tragiques incalculables pour la communauté dont nous avions
partagé la célébration, la veille. Il hocha la tête, avec un
air de résignation accablée.
Nous passâmes la journée suivante à rouler en Jordanie, nous arrêtant
dans la cité romaine antique de Jerash. Les ruines ne m’émeuvent
généralement pas, mais aucun d’entre nous n’a pu ignorer le
choc que représente le retour dans le « marché global ».
A peine avions-nous mis un pied hors du bus que déjà, nous étions
assaillis par une bande de petits garçons en haillons, criant
« Mister, Mister » et cherchant à nous vendre des
cartes postales et des ombrelles, suivis immédiatement d’hommes
en djellaba tentant de faire la même chose. A Damas, vous pouvez
être accueilli par un sourire et une expression polie d’intérêt
pour le pays d’où vous venez, voire, occasionnellement – dans
un souk – par une invitation : « s’il vous plaît,
entrez, et voyez mes
poteries »… Mais l’isolement de la Syrie a cet effet bénéfique
que le réflexe consistant à se surpasser dans la course au
pouvoir d’achat occidental n’y a pas encore d’emprise.
La proximité entre Israël et ses voisins relève du cliché.
Beyrouth est Damas ne sont qu’à quelques heures en voiture. Une
fois franchi le checkpoint israélien du Pont Allenby – un
calvaire de six heures – il ne nous restait plus qu’une heure
de route de montagne pour atteindre Jérusalem, qui pourrait
entrer, même en y ajoutant ses banlieues Bethléem et Ramallah,
dans les limites géographiques de la ville de New York…
Le nationalisme moderne a infligé une cruelle blessure à une région
jadis variée culturellement, mais géographiquement unie. Et il
n’est nullement surprenant d’entendre des prélats chrétiens
dire de la « période romaine », voire même de
« l’empire ottoman » qu’ils étaient préférables
à aujourd’hui. Néanmoins, il est difficile d’imaginer une
solution, au Moyen-Orient, qui n’obéisse pas à la logique des
Etats-nations, ou comme le dit la CMEP, de « deux Etats
viables, Israël et la Palestine… côte à côte, avec des
frontières sûres et reconnues. »
L’après-midi touche à sa fin lorsque nous arrivons, et nous
nous garons dans la cour du bâtiment de la Fédération Luthérienne
Mondiale, sur le Mont des Oliviers. L’air est frais, le soleil
brille, les collines semblent onduler sous la chaleur, et le Dôme
du Rocher étincelle, à nos pieds. C’est une scène d’une
beauté surnaturelle. Mais la situation humaine, et politique,
comme nous allions l’entendre dans la bouche de pratiquement
tous nos interlocuteurs, durant toute la semaine suivante, est
horrible. Et elle ne cesse de se détériorer, rapidement. Deux
mois avant notre arrivée, le Hamas avait remporté les élections
palestiniennes, et aucun des Palestiniens que nous avons rencontrés
– dont aucun n’avait voté Hamas – n’a manqué
d’exprimer la fierté qu’il retirait de ce processus électoral
rigoureusement démocratique. « Ce fut un accouchement sans
le moindre problème, mais le bébé ne va pas bien… »,
observa un conseiller du président palestinien Mahmoud Abbas. Le
processus de paix, lui aussi, ne va pas bien du tout ; il est
même mourant. Ce processus de paix qui avait insufflé tellement
d’espoir, dans la région, au début des années 1990…
Rétrospectivement, ces espoirs, qui avaient brillé de mille feux
dans la gauche et le centre en Israël, et virtuellement chez tous
les Palestiniens, étaient sans doute fondés sur un malentendu :
les Palestiniens croyaient qu’en échange de leur reconnaissance
d’Israël et de leur renonciation à leur revendication de la
Palestine historique, ils pourraient créer un Etat viable et
totalement souverain en Cisjordanie et dans la bande de Gaza –
ces territoires conquis par Israël lors de la guerre de juin 1967 ;
les Israéliens, de leur côté, pensaient qu’ils pourraient ne
rien céder de ce qu’en réalité ils voulaient se garder pour
eux tous seuls, tout en se débarrassant de leur « problème
palestinien » une bonne fois pour toutes…
La géographie, tant à l’intérieur de Jérusalem qu’aux
alentours, jette une lumière crue sur le hiatus entre les deux
visions géographiques des choses. Avec beaucoup d’autres Américains,
j’ai eu des moments d’impatience, devant ces négociations
apparemment interminables, à la fin des années 1990, quand le
« statut définitif » était – tout au moins,
nominalement – en cours d’examen. Les Israéliens, lisait-on
partout après la rupture des négociations de Camp David [II], étaient
prêts à donner à Arafat 97 % de la Cisjordanie (ou bien était-ce
plutôt 94 % ? Qu’importe…) On avait l’impression que
c’était pratiquement tout le barda, plus des compensations
territoriales pour le restant, prises sur le territoire d’Israël
« proprement dit ». Tandis que le métrage offert aux
Palestiniens variait d’un article de presse à l’autre, cela
amenait à une seule et unique conclusion : quels besoin les
Palestiniens éprouvent-ils de chipoter ainsi sur quelques
hectares de terres, représentant un tout petit pourcentage de la
Cisjordanie, alors que la perspective d’un véritable Etat indépendant
était à portée de leur main ? Bien sûr, je savais qu’Israël
construisait un mur de séparation qui mordait sur les frontières
internationalement reconnues d’Israël et je m’efforçais de
lire avec l’attention requise les articles de la New York Review
of Books, avec leurs cartes détaillées et leurs nombreuses notes
de bas de page de l’Observatoire de la Colonisation (dépendant
du mouvement israélien La Paix Maintenant) et de B’Tselem, avec
leurs myriades de références à de nouvelles colonies israéliennes
dont je n’arrivais même pas à prononcer les noms. Mais cela
semblait excéder ce que nous avions réellement besoin de savoir,
nous qui en tenions, en matière de justice (et aussi, ce n’est
sans doute pas un hasard, de confort moral pour l’Amérique…),
pour une « solution à deux Etats »…
Mais cette attitude quelque peu je-m’en-foutiste au sujet de
quelques pourcentages de métrage de la Cisjordanie, de-ci, de-là,
ne saurait persister après une visite à Jérusalem, Bethléem et
Ramallah. Quand nous arrivâmes, les électeurs israéliens
venaient d’accorder une victoire étriquée au parti centriste
Kadima d’Ehud Olmert, tandis que le Hamas s’efforçait de
mettre un cabinet gouvernemental sur pied. Comme nous l’ont dit
plusieurs intellectuels palestiniens et des représentants
officiels d’Eglises américaines en Terre sainte, le Hamas était
pain béni pour la droite israélienne. Avec le passé terroriste
de cette formation et sa réticence à reconnaître Israël, le
gouvernement Olmert dispose d’une excuse crédible pour ne pas négocier
avec les Palestiniens, et il ne sera pas soumis à une quelconque
pression américaine pour autant. Comme par hasard, toute l’année
dernière, Israël avait aussi refusé de négocier avec le président
palestinien Mahmoud Abbas, pour des raisons qui étaient moins évidentes,
étant donné qu’Abbas a clairement reconnu Israël et qu’il
s’efforce de rechercher une voie pacifique vers l’instauration
d’un Etat palestinien.
Pour l’essentiel, la politique de ‘convergence’ [hitkansout
– redéploiement en Cisjordanie, ndt] – une voie initiée par
Ariel Sharon – consiste, pour Israël, à déterminer unilatéralement
ses frontières, en se retirant de colonies isolées [de Gaza, à
l’époque de Sharon] et de Cisjordanie, et en construisant un
mur – qui prend par endroit la forme d’une structure de béton
armé haute de huit mètres – jusqu’à des frontières déterminées
à sa convenance, afin de se séparer des Palestiniens. Bien qu’à
moitié construit seulement, ce mur représente manifestement un
obstacle pour les kamikazes, et personne n’aurait pu y objecter
de manière plausible, eût Israël décidé de l’ériger
exactement sur le tracé de la frontière de 1967 – la frontière
israélienne internationalement reconnue. Mais le tracé du mur étend
considérablement le territoire israélien et, ce, dans des régions
clés. Il englobe en totalité la région de Jérusalem, y compris
les quartiers historiquement palestiniens de la ville, et il fait
incursion vers l’est, constituant diverses péninsules et des
sortes de pseudopodes à l’intérieur de la Cisjordanie, afin
d’englober diverses colonies israéliennes de construction récente.
Tracer le mur de manière à ce que les colonies se retrouvent du
bon côté – israélien – et s’assurer que ces colonies
auront assez de marge pour s’étendre et accéder aux nappes phréatiques
dont elles pourraient avoir besoin, tout en veillant à satisfaire
à l’exigence implicite que le mur soit construit en permanence
sur des « terrains élevés », voilà qui semble « obliger »
Israël à annexer bien plus de terres encore que les colonies
n’en occupent par elles-mêmes…
L’impact de la construction du mur sur les principales villes
palestiniennes de Cisjordanie est dramatique. Ainsi, par exemple,
Bethléem est désormais enserrée sur deux côtés par le mur, et
le reste de cette ville est cerné par une autoroute exclusivement
réservée aux colons israéliens. Coupée de son hinterland
agricole, manquant d’espace pour s’agrandir – voir même,
simplement, où garer sa voiture – Bethléem, dans la vision
d’Olmert, est destinée à devenir un ghetto urbain, cerné de
hautes murailles de béton.
A l’Est de Jérusalem (on la voit depuis le Mont des Oliviers),
il y a la nouvelle colonie de Ma’ale Adoumim, laquelle est reliée
à Jérusalem par son propre hinterland, appelé « zone E-1 ».
Cet ensemble de terrains vagues et de nouvelles banlieues s’étend,
vers l’Est, à perte de vue à l’intérieur de la Cisjordanie,
coupant de fait en deux le futur (hypothétique) Etat palestinien.
En même temps, à l’intérieur de la zone dite « palestinienne »,
les checkpoints militarisés israéliens sont omniprésents, sous
deux variétés : fixes, et volants… Même si on arrivait
à mettre de côté la signification religieuse de Jérusalem pour
les musulmans, les parties orientales de la ville n’en sont pas
moins le cœur économique et culturel de la Cisjordanie – reliées
comme elles le sont avec les villes palestiniennes de Ramallah et
de Bethléem, tout comme McLean [qui est située en Virginie] et
Bethesda [qui est située dans l’Etat du Maryland] sont
indissociables de Washington [District of Columbia]. Mais le mur
coupe en réalité Jérusalem des Palestiniens de Bethléem et de
Ramallah. Si un homme de Bethléem veut épouser une Arabe de Jérusalem,
le couple devra affronter des années de tracasseries
administratives pour obtenir un permis de résider à Jérusalem.
Et, d’ici là, ils ne pourront pas vivre ensemble.
Le mur sépare les paysans palestiniens de leurs terres, et les
ouvriers palestiniens de leurs emplois ; il divise des
familles et il barre l’accès aux hôpitaux dans lesquels les
Palestiniens allaient habituellement se faire soigner ; il
empêche leurs enfants de poursuivre leurs études. Dans le
quotidien progressiste israélien Ha’aretz, qui publie des infos
très rarement diffusées par les médias américains, l’éditorialiste
Amira Hass écrit : « Les Palestiniens vivant sous
occupation israélienne sont emprisonnés dans une jungle de barrières
physiques, corporelles, de tous types et dimensions (des
checkpoints, des routes bloquées, des barrières, des murs, des
portails en fer, des routes fermées au trafic, des digues de
terre, des cubes de béton) et par un assortiment fréquemment
remis à jour d’interdictions et de limitations. » Le mur
et les barrages routiers, cela a pour effet que l’Université de
Bethléem, un établissement catholique créé voici une trentaine
d’année avec le soutien du Vatican, a de plus en plus de mal à
former ses étudiants, les déplacements pour aller en cours et en
repartir étant devenus quasi impossibles.
Quand on discute avec des militants et des intellos palestiniens,
on entend souvent le mot « bantoustan », qualifiant
les multiples cantons résultant du morcellement de la
Cisjordanie, aboutissant à des municipalités où les
Palestiniens en sont réduits à pratiquer l’ « autogestion »
tout en ayant besoin de l’acquiescement d’Israël pour tout déplacement
et l’acheminement de n’importe quelle marchandise. C’est
clairement un terme polémique, qui associe Israël à
l’apartheid sud-africain, et un autre mot serait sans doute nécessaire.
Mais il est évident que les frontières qu’Israël est en train
de se tracer pour lui-même actuellement ne laissent aucun espace
permettant à un Etat palestinien d’être viable. Le Dr. Mahdi
Abdul Hadi, du PASSIA, une boîte à idées sise à Jérusalem,
explique que les Palestiniens ont créé le mot « Palestan »
[un ‘mix’ entre « Palestine » et « bantoustan »,
ndt] pour désigner les zones où ils sont confinés – autour de
la ville de Naplouse, au Nord, ou encore autour d’Hébron…
Autour de Ramallah… Même chose, pour la bande de Gaza… Il
s’agit de quatre cercles, entourés par la zone de sécurité
israélienne qui longe le Jourdain, séparés dans un sens par le
complexe Ma’ale Adoumim – Zone E-1 et dans l’autre sens par
le réseau de routes exclusivement réservées aux Israéliens,
sans oublier les checkpoints !
L’économie palestinienne était en chute libre déjà avant l’élection
du Hamas et la suppression de l’aide économique occidentale.
L’émigration de la classe moyenne chrétienne est en train de
s’accélérer : des étudiants avec qui nous avons discuté,
à l’Université de Bethléem, nous ont dit n’avoir aucune
perspective d’emploi en Palestine. Un jeune homme s’est exclamé,
avec un ton de défi totalement insincère : « Nous
n’abandonnerons jamais notre patrie ! », puis il a
souri, nous expliquant qu’il ne s’agit d’un « slogan
émotionnel », et de rien d’autre. S’il veut trouver du
travail, il sera bien obligé de partir.
Les Israéliens sont ravis. Si on refuse aux personnes formées la
possibilité de voyager, de trouver du travail, de fonder une
famille dans des conditions normales, alors elles rechercheront
une autre possibilité. La politique qui enferme les Palestiniens
dans un labyrinthe de restrictions ne peut pas être qualifiée
carrément d’épuration ethnique : il s’agit de quelque
chose de moins brutal, d’une politique toujours imposée sous un
vernis de légalité. Mais le résultat est exactement le même.
C’est en tous les cas l’impression terrible qu’a retirée
notre groupe d’une semaine de rencontres à Bethléem et Jérusalem
avec des intellectuels et des militants palestiniens, des
organisations israéliennes de défense des droits de l’homme,
les évêques et les représentants officiels des principales
Eglises, et des employés d’organisations humanitaires
internationales. Excepté un brigadier général israélien, qui
se fit l’avocat intarissable du point de vue gouvernemental israélien,
et le consul général d’Amérique, qui fut une caricature
d’hypocrisie et de nonchalance au sujet de la catastrophe
humanitaire qui est suspendue au-dessus de la Cisjordanie, tous
les gens avec lesquels nous avons conversé étaient pessimistes.
« J’aurais aimé pouvoir vous donner de meilleures
nouvelles » fut une phrase que nous avons bien entendu au
moins une douzaine de fois. L’essentiel des plaintes portaient
sur le fait que les agissements d’Israël, depuis dix ans, obéraient
effectivement toute possibilité d’une solution à deux Etats et
que la société palestinienne était sur le point de
s’effondrer, avec l’intensification de tous les maux sociaux
– et tout ceci, avant même que la suppression des aides à l’Autorité
palestinienne, organisée par l’Amérique, n’ait commencé à
produire leur effet, qui s’annonce totalement catastrophique.
Il est un truisme sociologique que Tocqueville releva jadis :
il n’est pas de période plus dangereuse pour un système social
que celle où une amélioration progressive prend brutalement fin :
« Des maux, qui avaient été supportés avec patience aussi
longtemps qu’ils semblaient inévitables, deviennent subitement
intolérables quand l’idée de pouvoir y échapper a été suggérée. »
L’occupation israélienne, que les Palestiniens ont subie tout
au long des années 1970 et 1980, semblait, après Oslo, en voie
de prendre fin. Et puis, soudain, avec l’échec du processus de
paix, voici que cette idée de salut se retrouvait subitement
forclose. La seconde Intifada, inévitablement écrasée dans le
sang par Israël, suivit, ne laissant derrière elle rien
d’autre qu’un désespoir de plus en plus profond. Comme nous
l’a dit l’évêque anglican Riah Abu al-Assal : « Quand
vous n’avez plus de quoi acheter du pain, la mort vaut davantage
que la vie ».
Ainsi, on peut imaginer que la Palestine risque de devenir ce
qu’elle n’avait jamais été historiquement, à savoir un
terrain de recrutement pour Al-Qa’ida, ou comme le dit la présidente
de B’Tselem Jessica Montell : « un vivier où élever
des terroristes pour le monde entier. » Mme Montell,
originaire de Californie, jeune et dynamique, a toujours un look
américain. Cela m’a amené à me demander comment il se fait
que cette jeune femme juive progressiste, qui a fait sa « aliyah »,
comprenne mieux les réalités stratégiques de la lutte contre le
terrorisme que 99 % des vieux riblons du Congrès des Etats-Unis ?
B’Tselem est sans doute le meilleur organisme pourvoyeur d’études
et de documentation sur l’impact de la politique israélienne
sur les Arabes palestiniens. Son point de vue, cela va de soi,
n’est pas largement partagé en Israël. De fait, explique Mme
Montell, l’attitude dominante consiste à penser que, pour Israël,
le problème palestinien est réglé. « Ils ont voté pour
le Hamas, donc… », et « Israël n’a pas de
partenaire, alors… » : telles sont les phrases, quasi
rituelles, que l’on entend en Israël, à tout bout de champ.
Alors, quelles sont les options, mis à part le désespoir et
l’attente que la situation continue à empirer ? Mitri
Raheb est un Palestinien luthérien. Il a créé le Centre
International de Bethléem. Théologien, svelte, réfléchi, la
calvitie naissante, Mitri Raheb est un intellectuel capable de
trouver de nouvelles choses à dire au sujet d’une situation qui
génère des millions de mots de commentaires chaque semaine. Son
centre, construit grâce à des fonds collectés en Europe, est un
témoignage de sa vision : il est temps, pour les
Palestiniens d’ « arrêter de geindre » et de
se mettre à bâtir leurs propres institutions. C’est très
difficile, reconnaît-il, de construire un Etat, sous occupation
étrangère – on n’a jamais demandé à aucune autre société
de faire ça… – mais les Palestiniens n’ont pas d’autre
choix. Son centre comporte une salle d’exposition pour les œuvres
des étudiants en beaux-arts, des programmes de formation
professionnelle pour les ouvriers non-qualifiés, des salles de
conférence, il offre des cours de formation générale – il
s’agit d’un effort pour élever la conscience politique et
sociale des Palestiniens. « Notre rôle de chrétiens,
c’est de donner un avant-goût de ce à quoi la Palestine
ressemblera – c’est de bâtir des faits, sur le terrain, qui
soient aussi réels que le mur », dit-il. « Retournez
dans vos paroisses », nous exhorte-t-il, « et demandez
à vos paroissiens de nous aider à construire un Etat. Israël,
lui aussi, n’aurait jamais pu être construit sans l’aide américaine ».
Son discours effectue quelques détours surprenants vers
l’autocritique : « Les chrétiens palestiniens
mettent tous leurs œufs dans le panier du nationalisme arabe, qui
s’est avéré un échec retentissant, à une époque où toutes
les identités antérieures au vingtième siècle sont en train de
s’affirmer ..». A l’appui, il cite un certain Tony
Blair, qui a récemment décrit sa vision de « deux Etats, côte
à côte : un Etat musulman, et un Etat juif ». « Mais
la langue de Tony Blair a sans doute fourché… »,
commente-t-il, avec un sourire forcé.
Raheb continue à se faire l’avocat, pour la forme, d’une
solution à deux Etats. Mais la douceur de sa personnalité ne
fait qu’émousser ce qui est en réalité une analyse plus
tranchante : « L’Etat appelé ‘palestinien’ a échoué »,
dit-il. Mais « quand des dirigeants israéliens viennent
nous voir, nous leur disons que l’ensemble du projet israélien
a échoué, lui aussi. La ghettoïsation des Palestiniens ne
saurait représenter l’accomplissement du rêve juif… Si vous
lisez sérieusement la Bible, jamais un projet nommé Israël
n’a connu le succès. Ses dirigeants ont péché contre Dieu. Un
Etat national ne peut en aucun cas – jamais – répondre aux
aspirations d’un peuple… Le temps est venu de nous repentir.
Israël exhorte les Eglises à se repentir, depuis des décennies.
Maintenant, le temps est venu, pour Israël, de se repentir. Je
sais que c’est là quelque chose de difficile à dire, aux
Etats-Unis ; mais la plupart des hommes d’Eglise sont des lâches :
ils sont tout simplement incapables de dire la vérité… »
Gosh ! Notre groupe a eu quelque difficulté à digérer ça !
« Euh, Mitri, êtes-vous en train de suggérer que la CMEP
renonce à sa défense de la solution à deux Etats ? »,
demanda l’un d’entre nous. Il répondit, finalement, que non
– pas encore ; il y a peut-être encore une mince meurtrière
d’opportunité encore ouverte, pour une solution à deux Etats.
Mais il nous a averti de ce qui était devant nous : Israël
va utiliser son énorme puissance de marketing pour vendre ses
frontières fixées unilatéralement sous l’étiquette « solution
à deux Etats », avec des frontières qui donneront Ma’ale
Adumim à Israël et les trous du gruyère aux Palestiniens, avec
des tunnels reliant entre elles les diverses réserves
palestiniennes, leur permettant de passer de l’une à l’autre,
sous terre, comme des rats…
Mitri n’est pas le seul à penser cela : d’autres
Palestiniens éminents sont eux aussi en train d’envisager la
fin de la « diplomatie des deux Etats ».
Pour notre dernière journée de séjour, nous sommes sortis de
Ramallah, en empruntant des pistes poussiéreuses, si bien que
notre trajet d’environ vingt kilomètres nous a pris une heure,
et nous sommes finalement arrivés devant le palais présidentiel
où Mahmoud Abbas exerce le peu de pouvoir qu’il détient à la
tête de l’Autorité palestinienne. Nous étions à la mi-avril,
et le gel européen et américain imposé au nouveau gouvernement
Hamas commençait tout juste à être en vigueur. Nous avons
rencontré plusieurs membres de l’Unité Logistique des Négociations,
un service de l’Autorité palestinienne créé afin de donner
des conseils en matière juridique et stratégique aux
Palestiniens engagés dans des négociations avec les Israéliens
– mis à part le petit détail qu’il n’y a pas de négociations
à gérer, ni la moindre perspective de négociations dans un
avenir prévisible… Ainsi, nous étions assis, dans une pièce,
en compagnie de professionnels palestiniens laïc, compétents,
formés à l’occidentale, et nous buvions du thé dans un bâtiment
administratif de construction récente – le tout, avec le
sentiment qu’une catastrophe humanitaire et / ou une guerre
civile n’étai(en)t qu’une question de mois, mais que nous ne
pouvions strictement rien faire pour éviter ça. Issa Kassissieh
dit que l’Occident a pris une décision du type « kill
quickly » [= « tuer tout de suite »] au sujet du
Hamas, dans l’espoir que la suppression des aides aurait entraîné
un effondrement rapide du gouvernement palestinien élu dernièrement.
Il rend l’Occident responsable de l’élection du Hamas, en
faisant observer que durant l’année où Abbas a dirigé l’Autorité
palestinienne, il n’a pas été en mesure de négocier le
retrait d’un seul checkpoint israélien.
Il y a un consensus sur une solution à deux Etats, en Palestine,
et ce consensus inclut la plupart des électeurs du Hamas, mais
celui-ci n’a pas disposé de l’espace nécessaire pour s’élever
au-dessus de ses positions historiques, ni le temps nécessaire
pour explorer les manières dont il pourrait se réconcilier avec
cette réalité qu’est Israël.
Kassissieh nous confie que l’Autorité palestinienne a commencé
à débattre de l’option consistant tout simplement à se
dissoudre elle-même : elle n’a nulle intention de gérer
l’occupation par Israël d’une Palestine non-souveraine et
non-viable. On voit aisément à quel point ce choix –
ressemblant à l’attitude consistant à se laisser tomber inerte
sur le sol, quand on est menacé d’arrestation, lors d’une
manifestation pour la défense des droits de l’homme – aurait
de quoi séduire après que toutes les autres issues aient été
condamnées. Israël, en tant que puissance occupante, serait
responsable de la crise humanitaire qu’il a lui-même créée,
et les Palestiniens pourraient commencer à organiser la
protestation pour réclamer leurs droits civiques dans le pays qui
se targue de les gouverner. Je ne sais pas si cette option nous a
été présentée à seule fin de marquer un point rhétorique
pour notre édification, ou bien s’il s’agit d’une
alternative sérieusement envisagée. Mais cela permettrait réellement
de remettre les pendules à l’heure ; ce serait une manière
de renverser immédiatement le déroulement inexorable d’un jeu
perdu d’avance.
Au milieu de notre séjour, nous avons passé une heure en
compagnie de Victor Batarseh, le maire de Bethléem, un septuagénaire
très courtois, catholique. Comme pratiquement tous les
Palestiniens, il était impatient de nous voir, comme s’il
croyait que les Américains – au cas où nous serions capables
de faire comprendre à nos compatriotes ce qui est en train de se
passer – pourraient abattre les barreaux qui emprisonnent les
Palestiniens. Et, conformément à une habitude désormais bien
ancrée, juste au moment où la conversation avait pris sa vitesse
de croisière, le temps était venu de repartir, vers notre
rendez-vous suivant. Mon épouse s’attarda un moment dans
l’antichambre du maire tandis que le groupe sortait en file
indienne, et j’attendis, avec elle. Elle s’approcha du maire
et lui dit : « Mon père a travaillé aux Nations
Unies, au Bureau de Surveillance du cessez-le-feu, de nombreuses
années. En 1967, il était ici. En 1973, aussi, et en tant et
tant d’autres instants dramatiques. C’était toute sa vie. Il
a pris sa retraite en 1987, et il est mort il y a quelques années.
Il était chinois et, de fait, il n’avait pas de religion. Mais
ma mère, qui est anglaise, pensa qu’il aurait souhaité qu’on
fît venir un prêtre.
« Quand le prêtre fut présent, mon père, qui était
parfaitement lucide et savait ce qu’il était en train de se
passer, fut très poli. Il bavarda un moment avec le prêtre, puis
il devint sérieux et il lui dit : « Si Dieu existe
vraiment et que je le rencontre, alors je vais lui demander
pourquoi il a été injuste avec les Palestiniens… » Il
est mort le même soir. Margaret éclata en sanglots tandis
qu’elle terminait son récit, et le maire, M. Batarseh, se mit
à pleurer lui aussi. Ils s’embrassèrent ; M. Batarseh
nous a dit qu’il était bouleversé, mais aussi très touché
par ce que mon épouse venait de lui confier.
Il y a beaucoup de drames, dans le monde, dont la plupart découlent
d’histoires inextricables. Mais l’impasse israélo-palestinienne
est tout à fait particulière, pour les Américains. En partie à
cause de Jérusalem, cette ville sainte à la fois pour les chrétiens,
les musulmans et les juifs, et en partie à cause du rôle que
joue ce conflit en générant une hostilité musulmane envers l’Amérique
et l’Occident de manière générale. Mais surtout, parce que
c’est un dommage dans lequel les Etats-Unis, qui l’ont
largement créé et pérennisé, ont une écrasante responsabilité.
C’est un tort que les Etats-Unis ont le pouvoir de redresser –
oh, non pas en bombardant qui que ce soit, mais simplement au
moyen des instruments normaux de l’assistance et de la
diplomatie.
Ce qui fait question, ici, ce n’est pas la création de l’Etat
d’Israël, un pays né dans la tragédie et dans l’espoir, et
qui a à son crédit de nombreuses réalisations extraordinaires.
Non. Il s’agit de la dépossession persistante des Palestiniens,
cet acte injuste et inadmissible, que les Américains continuent néanmoins
à perpétrer, jour après jour, avec leurs impôts. A la différence
de beaucoup d’autres injustices, c’est une des plus faciles à
redresser au monde : tout le monde sait quels sont les paramètres
d’une solution juste ; tout le monde sait quelle forme
pourrait prendre un règlement équitable.
Ce que je redoute – c’est
aussi ce que redoutent tous ceux qui ont participé à notre
voyage, et beaucoup de ceux que nous avons rencontrés en
Palestine – c’est que notre échec à réaliser une paix juste
ne cessera de nous hanter, sous une forme toujours plus horrible.
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