La Repubblica
Peu de documents, beaucoup de mystères.
Notre enquête dévoile le traitement
douteux
de l’affaire Julian Assange
Stefania Maurizi
Samedi 20 juin 2020
Le litige relatif à
la loi sur la liberté de l’information
(FOIA) engagé par notre journal est
devenu un élément central de l’affaire
plaidée aujourd’hui devant un tribunal
londonien, fournissant des informations
factuelles sur un schéma de destruction
discutable de documents, sur les
conseils juridiques douteux des
autorités britanniques et sur le grand
secret entourant les contacts possibles
entre le Royaume-Uni et les États-Unis
sur l’affaire Assange et WikiLeaks [février 2018]
Depuis près de huit ans, son cas
continue d’alimenter le débat entre
partisans et détracteurs. Depuis près de
huit ans, Julian Assange, le seul
éditeur occidental détenu arbitrairement
au cœur de l’Europe, reste confiné à
Londres. Qualifier sa condition de
"détention arbitraire" n’est ni une
exagération ni une opinion, c’est la
décision du Groupe de travail des
Nations unies (UNWGAD) qui établit qui
est détenu arbitrairement et dont les
conclusions sont considérées comme
faisant autorité par la Cour européenne
des droits de l’homme. Quelque chose a
mal tourné dans l’affaire Assange, mais
quoi exactement ?
Et qui a commis des
erreurs ? A partir de ces questions,
Repubblica a tenté, par le biais
d’une demande globale en vertu de la loi
sur la liberté de l’information, de
reconstituer son dossier en obtenant des
informations solides et factuelles : la
correspondance officielle entre les
autorités britanniques et suédoises en
charge de son dossier. Aujourd’hui,
certains de ces documents que nous avons
obtenus dans le cadre de FOIA se sont
révélés essentiels lors de l’audience
devant le tribunal de première instance
de Westminster à Londres, où un juge
britannique a confirmé un mandat d’arrêt
contre Assange. Il est bizarre qu’avant
notre demande, aucun média n’ait jamais
essayé d’accéder à l’ensemble des
fichiers, alors que WikiLeaks et son
fondateur ont été au centre de milliers
de reportages de la presse
internationale pendant près d’une
décennie.
UNE INTRIGUE
INTERNATIONALE
L’affaire Assange
est en effet très complexe. Elle
implique cinq juridictions :
L’Australie, où le fondateur de
WikiLeaks est né ; la Suède, où il a
abouti en août 2010 à une enquête pour
viol rejetée le 19 mai 2017 ; le
Royaume-Uni, où il se trouve depuis
décembre 2010, date à laquelle WikiLeaks
a publié des centaines de milliers de
documents secrets du gouvernement
américain ; les États-Unis, qui ont
toujours réagi avec fureur aux
révélations de WikiLeaks et enfin
l’Équateur, qui a accordé l’asile
politique à Assange après qu’il se soit
réfugié à l’ambassade équatorienne de
Knightsbridge, à Londres, où il est
resté confiné depuis le 19 juin 2012.
Deux agences ont
joué un rôle clé dans l’affaire :
l’autorité suédoise du ministère public
(SPA) à Stockholm, qui a enquêté sur les
allégations de viol, et le Crown
Prosecution Service (CPS) à Londres, qui
a fourni une assistance judiciaire aux
procureurs suédois, puisque M. Assange
faisait l’objet d’une enquête en Suède
mais se trouve à Londres depuis 2010.
C’est contre ces
deux organismes que nous nous sommes
battus devant les tribunaux de Londres
et de Stockholm pour obtenir l’accès aux
documents, puisque dans le cas de la
Suède, deux années de tentatives
n’avaient produit qu’un accès très
limité aux dossiers, et un rejet complet
par les autorités londoniennes. Grâce à
notre litige, qui est toujours en cours,
nous n’avons obtenu que 519 pages de la
SPA et 439 pages du CPS, en fait la
partie émergée de l’iceberg si l’on
considère que le CPS a estimé que le
dossier Assange complet contient entre 7
200 et 9 600 pages.
Toutefois, certains
des documents qui nous ont été
communiqués dans le cadre de FOIA sont
si importants qu’ils étaient au centre
de l’audience tenue aujourd’hui devant
le Westminster Magistrates’ Court pour
établir la proportionnalité de la
décision de maintenir un mandat d’arrêt
britannique contre Assange pour
violation des conditions de sa mise en
liberté sous caution en 2012, lorsqu’il
s’est réfugié à l’ambassade
équatorienne.
Les quelques
documents que nous avons obtenus jusqu’à
présent révèlent non seulement les
efforts zélés des autorités britanniques
pour poursuivre Assange, mais aussi leur
rôle dans la création du bourbier
judiciaire-diplomatique qui piège Julian
Assange depuis 2010.
LE RÔLE DU
MINISTÈRE PUBLIC
C’est le ministère
public du Royaume-Uni qui a conseillé
aux magistrats suédois de ne pas
recourir à la seule stratégie juridique
qui aurait pu conduire à une solution
rapide de l’affaire : interroger le
fondateur de WikiLeaks à Londres, au
lieu d’essayer de l’extrader en Suède
simplement pour l’interroger sur des
allégations de viol.
Des documents
confirment que depuis 2010, M. Assange
ne s’était pas opposé à la demande
d’interrogatoire et que lui et ses
avocats avaient essayé de proposer
différentes options pour éviter le
risque d’extradition vers la Suède, qui,
craignait-il, pourrait l’exposer au
risque d’être extradé vers les
États-Unis et poursuivi pour des
publications de WikiLeaks.
Mais l’avocat du
CPS, M. Paul Close, s’est prononcé dès
le début contre cette solution : "Mon
premier conseil reste qu’à mon avis, il
ne serait pas prudent que les autorités
suédoises tentent d’interroger l’accusé
au Royaume-Uni", a écrit M. Close
aux procureurs suédois le 25 janvier
2011, ajoutant que "toute tentative
d’interrogation de l’accusé dans le
cadre du droit suédois strict serait
invariablement source de problèmes".
Il conclut donc : "Je vous suggère
donc de ne l’interroger qu’au moment de
sa remise à la Suède et conformément à
la loi suédoise".
Depuis plus de sept
ans maintenant, Assange est resté à
Londres, d’abord en résidence surveillée
pendant un an et demi, essayant par tous
les moyens légaux de contester le mandat
d’arrêt européen émis par la Suède .
Lorsqu’il a épuisé toutes les options
légales pour éviter l’extradition vers
la Suède, il s’est réfugié à l’ambassade
d’Équateur, où il est toujours en état
de détention arbitraire aujourd’hui,
dont la Suède et le Royaume-Uni sont
responsables, selon la décision des
Nations unies.
C’est seulement
après que la Cour d’appel de Stockholm
(Svea Hovrätt) a critiqué le manque de
progrès dans l’enquête - qui est restée
en phase préliminaire d’août 2010 à mai
2017 - et seulement après la décision de
l’ONU que les procureurs suédois l’ont
interrogé à Londres, en novembre 2016,
et ont finalement décidé de rejeter leur
enquête le 19 mai 2017. "Bien qu’il se
soit rendu indisponible pour être remis
(aux autorités suédoises qui voulaient
l’extrader), M. Assange est néanmoins
resté à tout moment disposé et
disponible pour être interrogé afin de
faire avancer l’enquête suédoise",
affirment dans leurs notes ses avocats,
Gareth Peirce et Mark Summers, qui le
représentent devant le tribunal de
première instance de Westminster. Les
avocats d’Assange ajoutent : "La raison
pour laquelle l’interrogatoire requis
n’a pas eu lieu avant la fin de 2016
est, il apparaît, sur les conseils du
CPS. Une fois l’interrogatoire effectué,
la procédure a été rapidement
abandonnée".
UN CAS
PARTICULIER ?
Une grande partie
des informations qui ont émergé de notre
FOIA sont devenues partie intégrante de
l’affaire judiciaire. Par exemple, le
message électronique dans lequel
l’avocat Paul Close suggère que
l’affaire Assange semble tout à fait
unique : "Ne pensez pas que l’affaire
est traitée comme une simple demande
d’extradition de plus", écrit-il le
13 janvier 2011. Malheureusement, les
documents qui nous ont été communiqués
jusqu’à présent ne permettent pas de
comprendre ce qui fait la spécificité de
cette affaire.
Les courriels
n’indiquent pas la moindre inquiétude de
la part des autorités britanniques quant
à l’impact d’une réclusion prolongée sur
la santé de Julian Assange et la
proportionnalité de cette réclusion.
"J’ai entendu le
reportage de la BBC World service radio
plus tôt ce matin sur sa santé",
écrit le CPS le 29 novembre 2012,
ajoutant "Il n’est pas question qu’il
soit autorisé à sortir de l’ambassade
équatorienne, soigné puis autorisé à y
retourner. Il sera arrêté dès que cela
sera approprié. Ses inquiétudes semblent
provenir du fait qu’il vit dans un
espace confiné [certainement une bonne
pratique], qu’il a très peu de lumière
du jour à Londres et qu’il a besoin de
beaucoup d’air frais (encore une
pratique utile pour aller dans le pays
le plus sain du monde).
Quant à sa perte
de poids, il y a beaucoup de gens de ma
connaissance [évidemment juste des
femmes] qui seraient toujours heureux
d’en bénéficier. Je crois que son état
le plus grave reste l’atteinte durable à
son ego, maintenant qu’il s’agit bien
sûr d’un état médical masculin très
grave". C’est ainsi que le ministère
public a rejeté la demande de détention
prolongée de Julian Assange.
Même les procureurs
suédois semblaient à un moment donné
douter de la stratégie juridique
consistant à insister sur l’extradition
vers la Suède à tout prix. En octobre
2013, la procureure suédoise Marianne Ny
écrit : "La loi suédoise exige que
les mesures coercitives soient
proportionnées. Le temps qui passe, les
coûts et la gravité du crime doivent
être pris en compte, ainsi que
l’intrusion ou le préjudice causé au
suspect. Dans ce contexte, nous avons
été obligés d’envisager la levée de la
mesure de détention (décision de
justice) et le retrait du mandat d’arrêt
européen". Il a cependant fallu
quatre ans pour mettre fin à l’enquête
suédoise après ce courriel.
Les résultats sont
limpides : de 2010 à 2017, l’enquête est
restée au stade préliminaire et a
finalement été abandonnée. Rien que de
juin 2012 à juin 2015, Scotland Yard a
dépensé 11,1 millions de livres sterling
des contribuables britanniques pour
maintenir l’ambassade équatorienne sous
surveillance 24 heures sur 24. Alors que
Julian Assange, qui même s’il avait été
inculpé en Suède aurait risqué une peine
maximale de dix-huit mois - comme l’a
déclaré publiquement Marianne Ny - a
passé cinq ans et demi confiné dans un
bâtiment, sans même une heure de sortie
par jour. Pour la première fois de son
histoire, la Suède a été jugée par l’ONU
comme détenant arbitrairement un
individu, tandis que l’Angleterre a
tenté d’éviter cette décision
embarrassante en faisant appel, mais a
perdu. Depuis lors, les autorités
britanniques ont tout simplement ignoré
la décision de l’ONU.
PEU DE
DOCUMENTS, DES MILLIERS DE QUESTIONS
Qu’est-ce qui a mal
tourné dans l’affaire Assange et qui a
commis des erreurs ? Il est impossible
de répondre à ces questions sans un
accès complet aux documents, que nous
continuons à poursuivre car nous avons
besoin de réponses à de nombreuses
questions. Par exemple, pourquoi le
ministère public a-t-il détruit les
courriers électroniques de M. Paul
Close, qui a assisté les procureurs
suédois dès le début ? Le tribunal de
première instance de Londres, présidé
par le juge Andrew Bartlett QC, qui a
rejeté notre appel pour l’accès aux
documents en décembre dernier, écrit
dans son verdict : "Nous concluons
qu’il n’y avait rien de fâcheux dans la
suppression du compte de courrier
électronique". Le juge a-t-il
ordonné une enquête ? Sinon, comment
a-t-il décidé qu’aucun document n’avait
été indûment détruit, considérant que
même le CPS ne semble pas savoir ce
qu’il a détruit exactement ?
Comment est-il
possible que des centaines de courriels
ne contiennent pas une seule mention des
préoccupations d’Assange concernant
l’extradition vers les Etats-Unis,
considérant que lorsque l’affaire
suédoise a éclaté, WikiLeaks venait
juste de commencer à publier des
documents explosifs comme les journaux
de guerre afghan et irakien ? Les
courriels montrent que les autorités
anglaises et suédoises ont discuté de
toutes sortes de choses : les week-ends,
le temps libre, la magie de la neige en
Suède.
Est-il crédible
qu’elles n’aient jamais discuté des
préoccupations légitimes du fondateur de
WikiLeaks d’être extradé vers les
États-Unis et poursuivi pour la
publication des fichiers secrets
américains ? Et si les autorités
britanniques n’ont jamais eu aucun
contact avec les États-Unis au sujet
d’une demande d’extradition, pourquoi ne
pas le dire clairement, comme l’ont fait
les Suédois ? Enfin, s’il existe un
mandat d’arrêt secret américain en
raison des publications de WikiLeaks, le
ministère public est-il déterminé à
aider les États-Unis à extrader Assange
et le personnel de WikiLeaks, comme il
l’a fait pour la Suède, malgré le fait
que le tribunal de première instance ait
reconnu WikiLeaks comme une organisation
médiatique dans son verdict sur notre
appel de FOIA ?
Après le rejet de
notre appel par le tribunal de Londres,
nous avons demandé l’autorisation de
faire appel auprès de la Cour suprême.
Estelle Dehon, une avocate londonienne
du cabinet Cornerstone Barristers qui
nous représente avec l’avocate Jennifer
Robinson de Doughty Street Chambers,
déclare à la Repubblica : "Les
tribunaux du Royaume-Uni et d’Europe ont
reconnu que la presse et les autres
médias occupent une place particulière
dans une société démocratique en tant
que transmetteurs d’informations et
gardiens de l’ordre public. Les lois sur
la liberté d’information jouent un rôle
crucial dans le soutien de ce rôle. Il
est encourageant que le processus de
FOIA ait abouti à la divulgation d’un
certain nombre de courriels concernant
l’affaire Assange. Le Tribunal a reconnu
le grand intérêt du public pour cette
divulgation. Mais d’autres informations
pourraient et devraient être divulguées,
c’est pourquoi l’autorisation de faire
appel a été demandée".
Jennifer Robinson
convient que les courriels obtenus dans
le cadre de notre litige Foia sont "devenus
centraux dans cette affaire" et "cela
démontre le rôle important joué par les
journalistes qui utilisent la liberté
d’information pour apprendre la vérité
et tenir les autorités publiques
responsables de leurs actions".
Robinson souligne que grâce à ces
efforts, "nous comprenons mieux
maintenant comment et pourquoi l’affaire
de M. Assange a traîné en longueur et le
rôle que le CPS a joué en plaçant le
Royaume-Uni en violation de ses
obligations internationales".
Stefania MAURIZI
13 février 2018
Traduction "sous
chaque caillou soulevé, une irrégularité
de plus" par VD pour le Grand Soir avec
probablement toutes les fautes et
coquilles habituelles
Source :
https://www.repubblica.it/esteri/2018/02/13/news/few_documents_many_my...
©
Copy Left
Le Grand Soir - Diffusion autorisée et
même encouragée.
Merci de mentionner les sources
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