LE CRI DES PEUPLES
‘Les mots du pouvoir’ : Robert Fisk, un
journaliste engagé contre la propagande
des puissants
Mardi 3 novembre 2020 La relation
entre le pouvoir et les médias est une
question d’éléments de langage, a
déclaré Robert Fisk au Forum Al Jazeera
en 2010.
Le Cri des
Peuples se joint à l’hommage rendu à
Robert Fisk, décédé le 30 octobre 2020,
le plus grand correspondant occidental
au Moyen-Orient depuis les années 1970.
Il a longtemps travaillé pour le
Times, avant de le quitter avec
fracas du fait de la censure d’un de ses
articles qui dénonçait le comportement
criminel des navires américains après la
destruction du vol civil Iran Air 655,
abattu par un croiseur américain le 3
juillet 1988, en pleine guerre
Iran-Irak.
Pour Robert
Fisk, le journaliste doit « défier
l’autorité, toute autorité, surtout
quand les gouvernements et les
politiciens nous mènent à la guerre ».
Il citait souvent cette phrase d’Amira
Hass, du journal Ha’aretz : « Il y a une
idée fausse selon laquelle les
journalistes peuvent être objectifs… Ce
en quoi le journalisme consiste
vraiment, c’est de surveiller le pouvoir
et les centres du pouvoir. » Il avait
une définition admirable de
l’objectivité du journaliste : loin de
consister à donner un même temps de
parole aux deux parties d’un conflit,
disait-il, « Je pense qu’il est du
devoir d’un correspondant étranger
d’être neutre et impartial du côté de
ceux qui souffrent, qui qu’ils
soient. » Ainsi, s’il avait exercé
pendant la seconde guerre mondiale et
effectué un reportage sur la Shoah,
donnait-il en guise d’exemple, il
n’aurait jamais accordé le même temps de
parole aux nazis et aux rescapés des
camps, se contentant de renvoyer leurs «
récits concurrents » dos à dos et de
laisser le lecteur se faire son propre
avis. Malheureusement, c’est ce que font
la majorité des journalistes, quand ils
ne prennent tout simplement pas fait et
cause pour l’oppresseur, qu’il soit
israélien, américain, etc.
Source :
Al-Jazeera, 25 mai 2010
Traduction :
Viktor Dedaj pour Le Grand Soir,
2 novembre 2020
Révision :
lecridespeuples.fr
Note de la
rédaction d’Al Jazeera :
Robert Fisk, ancien correspondant de
The Independent au Moyen-Orient, est
décédé vendredi à l’âge de 74 ans. Au
cours de ses décennies de carrière, il a
couvert les principaux événements
internationaux, notamment la guerre
civile libanaise, l’invasion soviétique
de l’Afghanistan, la révolution
iranienne, l’invasion du Koweït par
Saddam Hussein, les conflits dans les
Balkans et le printemps arabe. En tant
que collaborateur régulier d’Al-Jazeera,
il s’est adressé au cinquième forum
annuel d’Al Jazeera le 23 mai 2010 avec
un discours-programme dans lequel il a
fait valoir que les journalistes sont
devenus prisonniers du langage du
pouvoir.
Transcription :
Le pouvoir et les
médias ne se résument pas à des
relations conviviales entre journalistes
et dirigeants politiques, entre
rédacteurs en chef et Présidents. Il ne
s’agit pas seulement de la relation
parasitaire-osmotique entre des
reporters soi-disant honorables et le
noyau dur du pouvoir qui se trouve entre
la Maison Blanche, le Département d’État
et le Pentagone (pour les Etats-Unis),
ou entre Downing Street, le ministère
des affaires étrangères et le ministère
de la défense (pour la Grande Bretagne).
Dans le contexte occidental, le pouvoir
et les médias sont une question de mots,
et de l’utilisation des mots.
C’est une question
de sémantique.
Il s’agit de
l’emploi de phrases et de clauses et de
leurs origines. Et il s’agit de
l’utilisation abusive de l’histoire ; et
de notre ignorance de l’histoire.
De plus en plus
aujourd’hui, nous, les journalistes,
sommes devenus prisonniers du langage du
pouvoir.
Est-ce parce que
nous ne nous soucions plus de
linguistique ? Est-ce parce que les
ordinateurs portables « corrigent »
notre orthographe, « ajustent » notre
grammaire, de sorte que nos phrases se
révèlent si souvent identiques à celles
de nos dirigeants ? Est-ce pour cela que
les éditoriaux des journaux ressemblent
souvent aujourd’hui à des discours
politiques ?
Laissez-moi vous
montrer ce que je veux dire.
Depuis deux
décennies maintenant, les dirigeants
américains et britanniques, et
israéliens et palestiniens, utilisent
les mots « processus de paix » pour
définir l’accord désespéré, inadéquat et
déshonorant qui a permis aux États-Unis
et à Israël de dominer les misérables
parcelles de terre censées être
accordées à un peuple occupé.
J’ai d’abord remis
en question cette expression, et sa
provenance, à l’époque d’Oslo, même si
nous oublions facilement que les
capitulations secrètes à Oslo étaient
elles-mêmes une conspiration sans aucune
base juridique. Pauvre vieux Oslo, me
dis-je toujours ! Qu’est-ce qu’Oslo a
fait pour mériter cela ? C’est l’accord
de la Maison Blanche qui a scellé ce
traité grotesque et douteux, dans lequel
les réfugiés, les frontières, les
colonies israéliennes et même les
calendriers devaient être mis de côté
provisoirement, jusqu’à ce que
(l’évolution de la situation sur le
terrain) fasse qu’ils ne puissent plus
être négociés.
Et comme nous
oublions facilement la pelouse de la
Maison-Blanche, même si, oui, nous nous
souvenons des images, sur lesquelles
Clinton a cité le Coran, et Arafat a
choisi de dire « Merci, merci, merci,
Monsieur le Président. » Et comment
avons-nous appelé cette absurdité par la
suite ? Oui, c’était « un moment
d’histoire » ! Est-ce vrai ? Etait-ce le
cas ?
Vous rappelez-vous
comment Arafat l’a appelé ? « La paix
des braves » . Mais je ne me souviens
pas qu’aucun d’entre nous ait souligné
que « la paix des braves » avait été
utilisée à l’origine par le général de
Gaulle à propos de la fin de la guerre
d’Algérie. Les Français ont perdu la
guerre en Algérie. Nous n’avons pas
remarqué cette ironie extraordinaire.
C’est encore le cas
aujourd’hui. Nous, journalistes
occidentaux, encore une fois utilisés
par nos maîtres, avons rapporté que nos
joyeux généraux en Afghanistan ont dit
que leur guerre ne pouvait être gagnée
qu’avec une campagne pour gagner « les
cœurs et les esprits » . Personne ne
leur a posé la question évidente :
N’était-ce pas la même phrase que celle
utilisée pendant la guerre au Vietnam ?
Et n’avons-nous pas, nous l’Occident,
perdu la guerre au Vietnam ?
Et pourtant, nous,
journalistes occidentaux, utilisons
maintenant, à propos de l’Afghanistan,
l’expression « les cœurs et les esprits
» dans nos reportages, comme s’il
s’agissait d’une nouvelle définition du
dictionnaire plutôt que d’un symbole de
défaite pour la deuxième fois en
quarante ans, dans certains cas utilisé
par les mêmes soldats qui ont colporté
ces absurdités, quand ils étaient plus
jeunes, au Vietnam.
Il suffit de
regarder les mots que nous avons
récemment cooptés de l’armée américaine.
Lorsque nous,
Occidentaux, constatons que « nos »
ennemis, Al-Qaïda, par exemple, ou les
Talibans, ont fait sauter plus de bombes
et organisé plus d’attaques que
d’habitude, nous appelons cela « une
flambée de violence » . Une « flambée »
!
Une « flambée de
violence » , Mesdames et Messieurs, est
une expression qui a été utilisée pour
la première fois, selon mes dossiers,
par un général de brigade dans la zone
verte de Bagdad en 2004. Mais
aujourd’hui, nous utilisons cette
expression, nous la remâchons, nous la
relayons à l’antenne comme s’il
s’agissait de notre propre expression.
Nous utilisons, littéralement, une
expression créée pour nous par le
Pentagone. Un flambée, bien sûr, monte
brusquement, puis descend brusquement.
Une « flambée » évite donc l’utilisation
inquiétante des mots « augmentation de
la violence » ; car une augmentation,
Mesdames et Messieurs, pourrait ne pas
redescendre par la suite.
Une fois de plus,
lorsque les généraux américains font
référence à une augmentation soudaine de
leurs forces pour un assaut sur Fallouja
ou le centre de Bagdad ou Kandahar, un
mouvement de masse de soldats amenés
dans les pays musulmans par dizaines de
milliers, ils appellent cela une «
poussée » . Et une vague, comme un
tsunami, ou tout autre phénomène
naturel, peut avoir des effets
dévastateurs. Ces « vagues » sont en
réalité, pour reprendre les termes du
journalisme sérieux, des renforts. Et
ces renforts sont envoyés dans les
guerres lorsque les armées perdent ces
guerres. Mais les journalistes de la
télévision et des journaux parlent
encore de « poussées » , sans aucune
attribution de ce propos à ceux qui
l’ont déclaré ! Le Pentagone gagne à
nouveau.
Pendant ce temps,
le « processus de paix » s’est effondré.
C’est pourquoi nos dirigeants, ou «
acteurs clés » comme nous aimons les
appeler, ont essayé de le réactiver à
nouveau. Il fallait donc remettre le
processus « sur les rails » . C’était un
train, vous voyez. Les wagons s’étaient
détachés de la ligne. Le train devait
donc être remis sur les rails.
L’administration Clinton a d’abord
utilisé cette expression, puis les
Israéliens, puis la BBC.
Mais il y a eu un
problème lorsque le « processus de paix
» a été remis sur les rails, et qu’il a
à nouveau déraillé. Nous avons donc
élaboré une « feuille de route » , gérée
par un quartet et dirigée par notre
ancien ami de Dieu, Tony Blair, que nous
appelons aujourd’hui, selon une
obscénité historique, un « envoyé de la
paix » .
Mais la « feuille
de route » ne fonctionne pas. Et
maintenant, je remarque que l’ancien «
processus de paix » est de retour dans
nos journaux et sur nos écrans de
télévision. Et il y a deux jours, sur
CNN, un de ces vieux personnages
ennuyeux que les gens de la télé
appellent « experts » , j’y reviendrai
dans un instant, nous a dit une fois de
plus que le « processus de paix » était
« remis sur les rails » à cause de
l’ouverture de « pourparlers indirects »
entre Israéliens et Palestiniens.
Mesdames et
Messieurs, il ne s’agit pas seulement de
clichés : c’est du journalisme absurde.
Il n’y a pas de lutte entre le pouvoir
et les médias. Par le langage, nous
sommes devenus eux.
Un problème est
peut-être que nous ne pensons plus par
nous-mêmes parce que nous ne lisons plus
de livres. Les Arabes lisent encore des
livres —je ne parle pas ici des taux
d’analphabétisme des Arabes— mais je ne
suis pas sûr que nous, en Occident,
lisions encore des livres. Je dicte
souvent des messages au téléphone et je
me rends compte que je dois passer dix
minutes à répéter à la secrétaire de
quelqu’un une centaine de mots
seulement. Ils ne connaissent pas
l’orthographe.
L’autre jour,
j’étais dans un avion, de Paris à
Beyrouth —le temps de vol est d’environ
trois heures et 45 minutes— et la femme
à côté de moi lisait un livre français
sur l’histoire de la Seconde Guerre
mondiale. Et elle tournait la page
toutes les quelques secondes. Elle avait
terminé le livre avant que nous
arrivions à Beyrouth ! Et je me suis
soudain rendu compte qu’elle ne lisait
pas le livre, elle survolait les pages !
Elle avait perdu la capacité de ce que
j’appelle la « lecture profonde » .
Est-ce l’un de nos problèmes en tant que
journalistes, je me demande, à savoir
que nous ne lisions plus en profondeur ?
Nous utilisons simplement les premiers
mots qui nous viennent à l’esprit…
Laissez-moi vous
montrer une autre lâcheté médiatique qui
fait grincer mes dents à 63 ans après 34
ans de consommation d’humus et de tahina
au Moyen-Orient.
On nous dit, dans
de nombreux articles d’analyse, que ce à
quoi nous avons affaire au Moyen-Orient,
ce sont des « récits concurrents » .
C’est très agréable. Il n’y a pas de
justice, pas d’injustice, juste quelques
personnes qui racontent des histoires
différentes. Des « récits concurrents »
apparaissent maintenant régulièrement
dans la presse britannique. L’expression
est une espèce —ou sous-espèce— du faux
langage de l’anthropologie. Elle
supprime la possibilité qu’un groupe de
personnes, au Moyen-Orient, par exemple,
soit occupé, alors qu’un autre groupe de
personnes soit l’occupant. Encore une
fois, pas de justice, pas d’injustice,
pas d’oppression, juste quelques «
récits concurrents » amicaux, un match
de foot, si vous voulez, un terrain de
jeu égal parce que les deux camps sont
—n’est-ce pas— « en compétition » . Deux
équipes s’affrontent dans un match de
foot. Et il faut accorder le même temps
de parole aux deux équipes pour que
chacun rapporte sa version des faits.
Ainsi, une «
occupation » peut devenir un « conflit »
. Ainsi, un « mur » devient une «
clôture » ou une « barrière de sécurité
» . Ainsi, la colonisation israélienne
de terres arabes, contraire à toutes les
lois internationales, devient une «
colonie » , un « avant-poste » ou un «
quartier juif » .
Vous ne serez pas
surpris d’apprendre que c’est Colin
Powell, dans son rôle principal et
impuissant de secrétaire d’État de
George W. Bush, qui a dit aux diplomates
américains au Moyen-Orient de qualifier
la terre palestinienne occupée de «
terre contestée » , et cela a suffi à la
plupart des médias étasuniens. [Dans un
JT, Audrey Crespo-Mara a osé parler
simplement des « territoires » pour
désigner les territoires occupés]
Alors, Mesdames et
Messieurs, faites attention aux « récits
concurrents » . Il n’y a pas de « récits
concurrents » , bien sûr, entre l’armée
américaine et les Talibans. Mais quand
il y en aura, vous saurez que l’Occident
a perdu.
Mais je vais vous
donner un bel exemple personnel de la
façon dont les « récits concurrents » se
défont. Le mois dernier, j’ai donné une
conférence à Toronto pour marquer le 95e
anniversaire du génocide arménien de
1915, le massacre délibéré d’un million
et demi de chrétiens arméniens par
l’armée et la milice turques ottomanes.
Avant ma conférence, j’ai été interviewé
à la télévision canadienne, CTV, qui
possède également le journal Globe
and Mail de Toronto. Et dès le
début, j’ai pu constater que
l’interviewer avait un problème. Le
Canada compte une importante communauté
arménienne. Mais Toronto a aussi une
importante communauté turque. Et les
Turcs, comme le Globe and Mail
nous le dit toujours, « contestent
vivement » qu’il s’agit d’un génocide.
L’interviewer a donc qualifié le
génocide de « massacres meurtriers » .
Bien sûr, j’ai tout
de suite repéré son problème spécifique.
Il ne pouvait pas qualifier les
massacres de « génocide » , car la
communauté turque serait indignée. Mais
elle a également senti que les «
massacres » en eux-mêmes —en particulier
avec en arrière-plan du studio les
horribles photographies des Arméniens
morts— n’étaient pas tout à fait à la
hauteur de la définition d’un million et
demi d’êtres humains assassinés. D’où
les « massacres meurtriers » . Comme
c’est étrange ! S’il y a des massacres «
meurtriers » , y a-t-il des massacres
qui ne sont pas « meurtriers » et dont
les victimes s’en sortent vivantes ?
C’était une tautologie ridicule.
À la fin, j’ai
raconté cette petite histoire de lâcheté
journalistique à mon public arménien,
parmi lequel se trouvaient des cadres de
CTV. Une heure après la fin, mon hôte
arménien a reçu un SMS à mon sujet d’un
journaliste de CTV. Le journaliste s’est
plaint : « Chier sur CTV, c’était
vraiment déplacé » . Personnellement, je
doutais que le mot « chier » avait sa
place sur CTV. Mais alors, le mot «
génocide » non plus. Je crains que des «
récits concurrents » venaient
d’exploser.
Pourtant,
l’utilisation du langage du pouvoir, de
ses mots et de ses phrases phares, se
poursuit encore chez nous. Combien de
fois ai-je entendu des journalistes
occidentaux parler de « combattants
étrangers » en Afghanistan ? Ils font
bien sûr référence aux différents
groupes arabes censés aider les
Talibans. Nous avons entendu la même
histoire en Irak. Des Saoudiens, des
Jordaniens, des Palestiniens, des
combattants tchétchènes, bien sûr. Les
généraux les ont appelés « combattants
étrangers » . Et tout de suite après,
nous, les journalistes occidentaux,
avons fait la même chose. Les appeler «
combattants étrangers » signifiait
qu’ils étaient une force d’invasion.
Mais pas une seule fois —jamais— je n’ai
entendu une grande chaîne de télévision
occidentale évoquer le fait qu’il y a au
moins 150 000 « combattants étrangers »
en Afghanistan. Et que la plupart
d’entre eux, Mesdames et Messieurs,
portent des uniformes américains ou
d’autres uniformes de l’OTAN !
De même,
l’expression pernicieuse « Af-Pak »
[diminutif d’Afghan-Pakistanais], aussi
raciste que politiquement malhonnête,
est maintenant utilisée par les
journalistes alors qu’elle était à
l’origine une création du département
d’État américain, le jour où Richard
Holbrooke a été nommé représentant
spécial des États-Unis en Afghanistan et
au Pakistan. Mais l’expression a évité
l’utilisation du mot « Inde » , dont
l’influence en Afghanistan et la
présence dans ce pays est un élément
essentiel de l’histoire. De plus, en
supprimant le mot « Af-Pak » , l’Inde a
supprimé toute la crise du Cachemire du
conflit en Asie du Sud-Est. Il a ainsi
privé le Pakistan de toute participation
à la politique locale américaine sur le
Cachemire —après tout, Holbrooke est
devenu l’envoyé de l’ « Af-Pak » , et il
lui est spécifiquement interdit de
discuter du Cachemire. Ainsi,
l’expression « Af-Pak » , qui supprime
totalement la tragédie du Cachemire
—trop de « récits concurrents » ,
peut-être ?— signifie que lorsque nous,
les journalistes, utilisons la même
expression, « Af-Pak » , qui a sûrement
été créée pour nous, les journalistes,
nous faisons le travail du département
d’État.
Maintenant,
regardons l’histoire. Nos dirigeants
aiment l’histoire. Par-dessus tout, ils
aiment la Seconde Guerre mondiale. En
2003, George W. Bush se prenait à la
fois pour Churchill et pour George W.
Bush. Il est vrai que Bush avait passé
la guerre du Vietnam à scruter le ciel
du Texas contre d’éventuelles attaques
Vietcongs. Mais aujourd’hui, en 2003, il
se dresse contre les « apaiseurs » qui
ne veulent pas de guerre avec Saddam,
qui est bien sûr « l’Hitler du Tigre » .
Le terme apaiseurs désignait les
Britanniques qui ne voulaient pas
combattre l’Allemagne nazie en 1938.
Blair, bien sûr, a également essayé le
gilet et la veste de Churchill pour voir
s’ils lui allaient. Il n’était pas un «
apaiseur » , lui. L’Amérique était le
plus vieil allié de la Grande-Bretagne,
proclamait-il, et Bush et Blair
rappelaient aux journalistes que les
États-Unis s’étaient tenus aux côtés de
la Grande-Bretagne en 1940, au moment où
elle en avait le plus besoin.
Mais rien de tout
cela n’était vrai.
Le plus vieil allié
de la Grande-Bretagne n’était pas les
États-Unis. C’était le Portugal, un État
fasciste neutre pendant la Seconde
Guerre mondiale. Seul mon propre
journal, The Independent, a
corrigé cela.
L’Amérique n’a pas
non plus combattu aux côtés de la
Grande-Bretagne en 1940, lorsque Hitler
a menacé d’envahir le pays et que
l’armée de l’air allemande a bombardé
Londres. Non, en 1940, l’Amérique
connaissait une période de neutralité
très profitable, et n’a pas rejoint la
Grande-Bretagne dans la guerre jusqu’à
ce que le Japon attaque la base navale
américaine de Pearl Harbor en décembre
1941.
Aïe !
J’ai lu l’autre
jour qu’en 1956, Eden appelait Nasser le
« Mussolini du Nil » . Une grave erreur.
Nasser était aimé des Arabes, et non
détesté comme Mussolini l’était par la
majorité des Africains, en particulier
les Arabes libyens. Le parallèle avec
Mussolini n’a pas été contesté ou remis
en question par la presse britannique.
Et nous savons tous ce qui s’est passé à
Suez en 1956.
Oui, quand il
s’agit d’histoire, nous, les
journalistes, laissons vraiment les
Présidents et les Premiers ministres
nous emmener en bateau [quand ce n’est
pas des folliculaires à la Zemmour qui
mènent la danse révisionniste].
Aujourd’hui, alors
que des étrangers tentent d’apporter de
la nourriture et du carburant par mer
aux Palestiniens affamés de Gaza, nous,
les journalistes, devrions rappeler à
nos téléspectateurs et auditeurs un jour
lointain où les Etats-Unis et la
Grande-Bretagne sont allés au secours
d’un peuple encerclé, apportant de la
nourriture et du carburant —nos propres
militaires mouraient en le faisant— pour
aider une population affamée. Cette
population avait été entourée d’une
clôture érigée par une armée brutale qui
souhaitait affamer le peuple pour le
soumettre. L’armée était russe. La ville
était Berlin. Le mur devait venir plus
tard. Le peuple avait été notre ennemi
seulement trois ans auparavant.
Pourtant, nous avons organisé un pont
aérien de Berlin pour les sauver.
Maintenant, regardez Gaza aujourd’hui.
Quel journaliste occidental —et nous
aimons les parallèles historiques— a ne
serait-ce que mentionné le Berlin de
1948 dans le contexte de Gaza ?
Regardez les temps
plus récents. Saddam avait des « armes
de destruction massive » —vous pouvez
mettre « ADM » dans un gros titre— mais
bien sûr, il n’en avait pas, et la
presse américaine a connu des épisodes
embarrassants d’auto-critique par la
suite. Comment a-t-on pu être trompés à
ce point, s’est demandé le New York
Times ? On n’avait pas, conclut le
journal, suffisamment remis en cause
l’administration Bush.
Et maintenant, le
même journal tape doucement —très
doucement— sur les tambours de guerre
contre l’Iran. L’Iran travaille sur des
ADM. Et après la guerre, s’il y a une
guerre, une auto-critique de plus, sans
doute, s’il n’y a pas d’ADM.
Pourtant, le côté
le plus dangereux de notre nouvelle
guerre sémantique, notre utilisation des
mots de pouvoir vbien que ce ne soit pas
une guerre puisque nous avons largement
capitulé— est qu’elle nous isole de nos
téléspectateurs et de nos lecteurs. Ils
ne sont pas stupides. Ils comprennent
les mots, dans de nombreux cas —je le
crains— mieux que nous. L’histoire
aussi. Ils savent que nous noyons notre
vocabulaire dans le langage des généraux
et des Présidents, des soi-disant
élites, de l’arrogance des experts du
Brookings Institute, ou de ceux de la
Rand Corporation ou de ce que j’appelle
les « TINK THANKS » . Nous sommes donc
devenus partie intégrante de ce langage.
Voici, par exemple,
quelques-uns de ces « mots stratégiques
» :
– ACTEURS DE
POUVOIR
– ACTIVISME
– LES ACTEURS NON
ÉTATIQUES
– ACTEURS CLÉS
– ACTEURS
GÉOSTRATÉGIQUES
– RECITS
– ACTEURS EXTERNES
– PROCESSUS DE PAIX
– DES SOLUTIONS
SIGNIFICATIVES
– AF-PAK
– LES AGENTS DE
CHANGEMENT (quelles que soient ces
sinistres créatures).
Je ne suis pas un
critique régulier d’Al-Jazeera. Cette
chaîne me donne la liberté de parler à
l’antenne. Il y a quelques années
seulement, lorsque Wadah Khanfar
(aujourd’hui directeur général d’Al-
Jazeera) était l’homme d’Al-Jazeera à
Bagdad, l’armée américaine a entamé une
campagne calomnieuse contre le bureau de
Wadah, prétendant —à tort— qu’Al-Jazeera
était de mèche avec Al-Qaida parce
qu’elle recevait des enregistrements
vidéo d’attaques contre les forces
américaines. Je suis allé à Fallouja
pour vérifier cela. Wadah avait raison à
100 %. Al-Qaeda remettait ses images
d’embuscade sans préavis, les faisant
passer dans les boîtes aux lettres des
bureaux. Les Américains mentaient.
Wadah se demande,
bien sûr, ce qui viendra ensuite.
Eh bien, je dois
vous dire, Mesdames et Messieurs, que
tous ces « mots stratégiques » que je
viens de vous lire —des ACTEURS CLÉS aux
RECITS, du PROCESSUS DE PAIX aux AF-PAK—
se retrouvent tous dans les neuf pages
du programme d’Al-Jazeera pour ce même
forum.
Je ne condamne pas
Al-Jazeera pour cela, Mesdames et
Messieurs. Parce que ce vocabulaire
n’est pas adopté par connivence
politique. C’est une infection dont nous
souffrons tous —j’ai moi-même utilisé le
terme « processus de paix » à plusieurs
reprises (dans mes articles), bien
qu’avec des guillemets que vous ne
pouvez pas utiliser à la télévision—
mais oui, c’est une contagion.
Et lorsque nous
utilisons ces mots, nous ne faisons plus
qu’un avec le pouvoir et les élites qui
dirigent notre monde sans craindre
d’être défiés par les médias. Al-Jazeera
a fait plus que toute autre chaîne de
télévision que je connaisse pour
confronter l’autorité, tant au
Moyen-Orient qu’en Occident. (Et je
n’utilise pas le terme « confronter »
dans le sens de « problème » , comme
dans « je suis confronté à de nombreux
défis » , dit le général Mc Crystal).
Comment échapper à
cette maladie ? Attention aux
correcteurs orthographiques de nos
ordinateurs portables, aux mots d’une
seule syllabe dont rêve le
sous-rédacteur, arrêtez d’utiliser
Wikipédia. Et lisez des livres —de vrais
livres, avec des pages en papier, ce qui
signifie une lecture profonde. Des
livres d’histoire, surtout.
Al-Jazeera assure
une bonne couverture de la flottille —le
convoi de bateaux en partance pour Gaza.
Je ne pense pas que ce soit une bande d’anti-Israéliens.
Je pense que le convoi international est
en route parce que les personnes à bord
de ces navires —venus du monde entier—
essaient de faire ce que nos soi-disant
dirigeants humanitaires n’ont pas réussi
à faire. Ils apportent de la nourriture,
du carburant et du matériel hospitalier
à ceux qui souffrent. Dans tout autre
contexte, les Obama, les Sarkozy et les
Cameron rivaliseraient pour débarquer
les marines américains, la Royal Navy et
les forces françaises avec de l’aide
humanitaire —comme l’a fait Clinton en
Somalie. Le divin Blair n’a-t-il pas cru
à l’ « intervention » humanitaire au
Kosovo et en Sierra Leone ?
Dans des
circonstances normales, Blair aurait
même pu mettre un pied au-delà de la
frontière.
Mais non. Nous
n’osons pas offenser les Israéliens. Et
donc, les gens ordinaires essaient de
faire ce que leurs dirigeants ont échoué
à faire de manière coupable. Leurs
dirigeants ont échoué.
Les médias
l’ont-ils fait ? Montrons-nous des
images documentaires du pont aérien de
Berlin aujourd’hui ? Ou de la tentative
de Clinton de sauver le peuple affamé de
Somalie, de l’ « intervention »
humanitaire de Blair dans les Balkans,
juste pour rappeler à nos
téléspectateurs et lecteurs —et aux
personnes à bord de ces bateaux— qu’il
s’agit d’hypocrisies à grande échelle ?
C’est bien vrai !
Nous préférons les « récits concurrents
» . Peu d’hommes politiques veulent que
le voyage à Gaza arrive à destination,
que sa fin soit réussie, grotesque ou
tragique. Nous croyons au « processus de
paix » , à la « feuille de route » .
Maintenez la « clôture » autour des
Palestiniens. Laissez les « acteurs clés
» faire le tri.
Mesdames et
Messieurs, je ne suis pas votre «
orateur principal » ce matin.
Je suis votre
invité, et je vous remercie de votre
patience pour m’avoir écouté.
Robert FISK
Voir
les articles de Robert Fisk traduits
par Le Cri des Peuples.
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