Palestine
Il n’y a pas de père : les adolescents
palestiniens,
tête haute pour la libération
Samah Jabr
© Samah
Jabr
Lundi 19 octobre 2015
La violence des actes de la résistance
contre l’occupation chez les jeunes est
un symptôme de la désorganisation de la
société dans laquelle ils luttent pour
survivre.
Un jeune
Palestinien en aide un autre à mettre
son keffieh, lors d’affrontements avec
les soldats israéliens près de la
colonie juive illégale de Bet El, dans
Ramallah, en Cisjordanie occupée, le 4
octobre 2015. (AFP)
La participation auto-inspirée et
improvisée d'adolescents qui n’ont
aucune affiliation politique est un
phénomène marquant dans le soulèvement
actuel. Ils sont des mineurs nés après
les Accords d’Oslo et qui ont observé à
distance les trois guerres contre Gaza,
ils ont assisté à la sauvagerie
croissante des colons contre nos
villageois en Cisjordanie, et
aujourd'hui, ils voient clairement
comment l’expansion israélienne
s’accapare tout ce qui est palestinien
dans Jérusalem.
Ces garçons ne sont
ni désespérés ni suicidaires, et pas
davantage des délinquants et des
contrevenants à la morale. Au contraire,
les biographies de beaucoup d’entre eux
révèlent une recherche ambitieuse pour
l’excellence et la réussite. Ils se
perçoivent eux-mêmes comme capables,
altruistes et protégeant le peuple
palestinien – ils sont prêts à endurer
le sacrifice extrême pour réaliser ces
objectifs.
Ahmad Manasra, 13
ans, a été blessé par les Israéliens et
a été laissé baignant dans son sang sur
la ligne du tramway, accompagné des cris
obscènes des passagers israéliens
demandant « qu’on lui mette une balle
dans la tête », en représailles
d'accusations selon lesquelles il aurait
poignardé un jeune Israélien. Ce jeune
était étudiant à Al Nayzak, inscrit à un
programme parascolaire pour étudiants
talentueux en sciences, technologie,
ingénierie et mathématiques.
Mustafa Al Khatib,
17 ans, était un étudiant apprécié et
éminent de l’École Al Ibrahimeyeh. Mais
les enfances de ces jeunes sont
complètement non reconnues par les
Israéliens, dont l’article de presse le
lendemain de l’évènement était
intitulé : « Un terroriste de 13 ans
poignarde un garçon de 13 ans ».
Je ne cherche pas à
encourager la violence, mais je suis
conduite à en comprendre et à en
expliquer les origines, et à demander
qu’il y soit donné une réponse d’adulte.
L’adolescence est une phase de
développement normalement caractérisée
par l’impulsivité, la vulnérabilité
émotionnelle et une recherche
d’identité. Cependant, nos adolescents
ne traversent pas cette phase de façon
paisible.
« Nous allons
t’emmener à la salle Numéro Quatre.
Sais-tu ce que c’est ? Tu y entres sur
tes deux jambes, mais tu en ressors à
quatre pattes ». Ce témoignage a été
fréquemment rapporté après que des
mineurs ont été interrogés par les
Israéliens dans le complexe russe de
Jérusalem au cours des dernières années
– bien avant les affrontements actuels.
Tel est l’objectif stratégique des
Israéliens pour les Palestiniens qui
vivent sous l’occupation : les
objectiver et les exploiter comme des
animaux à quatre pattes, contemplant le
sol, n’osant pas se relever pour leurs
droits. « Le seul bon Arabe est un
Arabe mort », ce slogan souvent
répété par les Israéliens exprime leur
sentiment majoritaire envers les
Palestiniens.
Aujourd’hui, nous
voyons ces « Arabes morts » et
ces « Palestiniens à quatre pattes »
se relever contre la violation et
l’intimidation constantes de leur
peuple, nous les voyons agresser leur
oppresseur avec des armes primitives. Ce
faisant, ils réaffirment, sous une forme
extrême, qu’ils ont volonté
et subjectivité, qu’ils sont capables de
décider des choix, et qu’ils sont prêts
à risquer une mort probable en se
relevant contre l’ennemi. Mais ce qu’ils
ne sont pas prêts à faire, c’est de
vivre « à quatre pattes ».
Des pères désemparés
Au fil des années,
l’occupation a sapé la structure de la
famille palestinienne et désorganisé la
communauté. Les pères palestiniens sont
affaiblis, incapables de subvenir aux
besoins de leur famille ou de la
protéger contre les dommages.
Quatre-vingts pour cent des habitants de
Jérusalem vivent en dessous du seuil de
pauvreté, dans un logement inadéquat et
insalubre, avec un statut de « résident
temporaire » qui peut leur être retiré
pour la moindre marque perçue d’un défi
de l’occupant. La toxicomanie est un
problème croissant. Il existe des
divergences terriblement visibles dans
le mode de vie et les opportunités,
entre l’est et l’ouest de Jérusalem.
Plus ils respirent librement à
Jérusalem-Ouest, plus ils nous étouffent
à Jérusalem-Est.
De nombreux pères
palestiniens ont été tués ou rendus
psychologiquement absents par
l’emprisonnement ou le traumatisme de la
torture ; un tiers de tous les hommes
palestiniens ont connu la détention
israélienne à un moment ou à un autre
depuis 1967. Beaucoup de ces pères,
libérés après de longues années en
prison, sont devenus l’ombre de ce
qu’ils étaient auparavant. Ces pères
voient bien que leurs fils aînés, bien
qu’encore de simples adolescents, sont
devenus « le père », à leur place.
Nos enfants font
souvent l’expérience de ce qu’est une
arrestation d’enfants dans leur maison.
Ils ont vu leur père rester désemparé
alors que des soldats masqués d’Israël
faisaient irruption avec leurs chiens
militaires, criant sur la famille en
hébreu, alors qu’un petit frère était
arraché de son lit. Dans certains cas,
le père est même contraint de remettre
ses enfants aux soldats, ravalant ses
larmes. Ils ont vu leur mère frappée,
humiliée et déshabillée quand elle avait
trop tenté de défendre ses enfants, et
ils ont vu leur père paralysé, incapable
de les protéger. Falah Abu Maria, de
Beit Ummar, a été tué alors qu’il
tentait de défendre son fils contre les
soldats, en juillet.
En outre, ces
enfants ont fait l’expérience d’une
direction palestinienne répressive et
inefficace. Après les élections
législatives palestiniennes de 2006, le
Président palestinien en a justifié le
rejet des résultats en déclarant « Si
nous avons à choisir entre le pain et la
démocratie, nous choisissons le pain ».
Juste avant la dernière guerre de l’été
2014 contre Gaza, ce même Président a
informé les Palestiniens que « la
coordination avec Israël en matière de
sécurité était sacrée ». Et
récemment, à l’ouverture d’une session
parlementaire au Conseil national
palestinien, il a fait cette déclaration
scandaleuse : « Nous n’avons rien à
voir avec Jérusalem, le Prophète a
quitté La Mecque ». La direction
palestinienne a autorisé le siège
étouffant de la bande de Gaza et elle a
agi en coordination avec l’Égypte et
Israël pour en inonder les tunnels. Tout
récemment, la direction palestinienne
arrêtait tout Palestinien qui recelait
le potentiel de se lever contre les
colons en Cisjordanie, et elle a
brutalement réprimé les manifestations
pacifiques qui s’opposaient aux
agressions israéliennes contre la
mosquée Al Aqsa.
Israël a
délibérément attaqué et discrédité
quiconque pourrait incarner le rôle d’un
vrai père aux yeux des Palestiniens.
Beaucoup de dirigeants palestiniens ont
été purement et simplement assassinés
par les forces israéliennes ; le
ministre palestinien Zeyad Abu Ein est
mort lors d’un affrontement violent avec
les soldats ; un juge palestinien a été
tué sur le pont Allenby dans des
circonstances controversées, et la
direction palestinienne avec citoyenneté
israélienne tout entière subit des
pressions et est menacée d’expulsion.
Israël a arrêté des dizaines de membres
du Conseil législatif palestinien et il
est allé jusqu’à proposer une fouille
corporelle des membres arabes de la
Knesset avant qu’ils ne pénètrent dans
la Knesset, afin de rabaisser encore
davantage l’image de la direction
palestinienne.
Les adolescents
palestiniens savent très bien que leur
avenir personnel est extrêmement limité
sous l’occupation, avec son imposition
forcée de conditions désespérées,
économiques, politiques et
sociales. Mais c’est la promesse de
« l’avenir » qui aide les enfants et les
jeunes dans leur développement et
reporte à plus tard leur impulsivité
naturelle et les aide à accepter les
conseils de leurs parents. Ne prévoyant
rien et leur potentiel étant gaspillé à
l’avance, les adolescents palestiniens
n’ont plus l’envie de maîtriser la
témérité et l’impulsivité propres à leur
âge. Ressentant eux-mêmes qu’ils n’ont
rien à perdre et personne sur qui
prendre modèle, ils sont sans défense
face à une identification concrète avec
le traumatisme massif, la violence, le
deuil et la mort tout autour d’eux.
L’occupation avec
ses rêves brisés magnifie et masque à la
fois toutes les autres formes de
l’aspiration de l’adolescent et de la
souffrance de l’adolescent.
L’implication violente dans la
résistance contre l’occupation chez ces
jeunes est un symptôme de la
désorganisation de la société dans
laquelle ils luttent pour survivre. Et
les adultes palestiniens, ayant souvent
succombé à l’humiliation, à la peur et à
une impuissance inculquée, ont échoué à
répondre à ces enfants sans peur, mais
aussi sans père car nous n'avons pas
fait la moitié du chemin vers eux ; nous
avons laissé un vide par notre
incapacité à relever le défi de nos
responsabilités.
La confrontation
entre l’occupé et l’occupant est le
résultat naturel de la réalité
palestinienne – bien plus que la fausse
soumission officielle typique aux
Israéliens ponctuée par des crises
occasionnelles contre eux. Notre
direction n’a pas été capable de fixer
un agenda et une stratégie nationale
pour la libération ; elle a évité et
craint le processus de sensibilisation
des Palestiniens, et elle a interdit de
mettre au point tant un discours
authentique que la fourniture d’outils
véritables pour la libération.
Notre direction a
échoué dans la promotion de l’éducation
comme véhicule de notre dignité, et elle
a négligé le travail de guérison du
traumatisme de l’humiliation. Au lieu de
cela, nos dirigeants ont encouragé le
chauvinisme factionnel, la polarisation,
la corruption et le népotisme, et ils
ont distribué leurs faveurs sur la base
de la docilité et de l’affiliation
politique.
Les actes de nos
jeunes expriment un désir ardent de
liberté et de dignité, mais ce désir a
besoin de notre soutien et qu’on
l’entretienne. Nous devons protéger
notre jeunesse contre son intrépidité
qui peut faire avorter leur vie et leur
objectif – et tel ce sera le cas en
l’absence de frontières formelles,
d’instauration de limites, et des
valeurs sociales auxquelles une
direction paternelle pourvoie.
La réaction
spontanée de nos enfants face à
l’occupation doit être un avertissement
de la nécessité d’une réforme politique
fondamentale en Palestine, elle doit
nous alerter sur la nécessité de
survivre en tant qu’individus et de
faire prospérer une nation. Leurs
actions doivent être une sonnette
d’alarme pour nous les adultes, un
catalyseur pour organiser un projet
significatif véritable pour mettre fin à
l’occupation.
Samah Jabr est
Jérusalémite, elle est une psychiatre et
une psychothérapeute qui s’intéresse au
bien-être de sa communauté, bien au-delà
des questions de santé mentale.
http://www.middleeasteye.net/...
Traduction : JPP
pour Les Amis de Jayyous
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