Opinion
La géopolitique du coup d’Etat en
Ukraine
Peter Schwarz
Samedi 1er mars 2014
« Quand l’Union
soviétique s’est effondrée fin 1991,
Dick ne voulait pas seulement voir le
démantèlement de l’Union soviétique et
de l’empire russe mais de la Russie
même, pour qu’elle ne puisse jamais plus
être une menace pour le reste du monde
», a écrit, dans ses mémoires publiées
dernièrement, l’ancien secrétaire d’Etat
américain à la Défense, Robert Gates.
Gates faisait référence au secrétaire
d’Etat à la Défense de l’époque et
ancien vice-président américain, Dick
Cheney.
Cette déclaration
nous éclaire sur les dimensions
géopolitiques du récent coup d’Etat
survenu en Ukraine. Ce qui est en jeu,
ce ne sont pas tellement les questions
domestiques – et certainement pas la
lutte contre la corruption et pour la
démocratie – mais bien plutôt une lutte
internationale pour le pouvoir et
l’influence, qui remonte à un quart de
siècle.
Le Financial
Times voit les évènements en Ukraine
sous le même angle. Dans un éditorial en
date du 23 février, il a écrit : «
Depuis un quart de siècle, cet énorme
territoire qui se trouve en équilibre
instable entre l’UE et la Russie fait
l’objet d’un conflit géopolitique entre
le Kremlin et l’Occident. » En 2008, une
tentative maladroite du président George
W. Bush n’avait pas réussi à attirer les
anciennes républiques soviétiques
d’Ukraine et de Géorgie dans l’OTAN, «
Mais la révolution de Maïdan offre
actuellement à toutes les parties une
deuxième chance de revoir le statut
d’une Ukraine se trouvant sur les lignes
de faille de l’Europe. »
La dissolution de
l’Union soviétique en décembre 1991 fut
un cadeau inattendu pour les puissances
impérialistes. La Révolution d’Octobre
1917 avait soustrait à la sphère
d’exploitation capitaliste une part
considérable de la superficie mondiale.
Ceci fut perçu par la bourgeoisie
internationale comme une menace, et ce
même longtemps après que la bureaucratie
stalinienne ait trahi le but de la
révolution socialiste mondiale et
assassiné une génération entière de
révolutionnaires marxistes. De plus, la
force économique et militaire de l’Union
soviétique représentait un obstacle à
l’hégémonie mondiale américaine.
La dissolution de
l’Union soviétique et l’instauration du
marché capitaliste avaient créé les
conditions propices au pillage organisé
par une poignée d’oligarques et par la
finance internationale de la richesse
sociale créée par des générations de
travailleurs. Les acquis sociaux obtenus
dans le domaine de l’éducation, de la
santé, de la culture et de
l’infrastructure furent détruits ou
laissés à l’abandon.
Ce n’était
cependant pas suffisant pour les
Etats-Unis et les principales puissances
européennes. Ils étaient déterminés à
faire en sorte que la Russie ne puisse
plus jamais menacer leur hégémonie,
comme le dit clairement la déclaration
de Dick Cheney citée ci-dessus.
En 2009, l’alliance
militaire de l’OTAN, dominée par les
Etats-Unis, avait absorbé dans ses rangs
presque tous les pays de l’Europe de
l’Est qui appartenaient jadis à la
sphère d’influence de l’Union
soviétique. Mais les tentatives
d’incorporation des anciennes
républiques soviétiques dans l’OTAN ont
échoué – à l’exception de trois Etats
baltes, l’Estonie, la Lituanie et la
Lettonie – du fait de l’opposition de
Moscou. L’Ukraine, avec ses 46 millions
d’habitants et son emplacement
stratégique entre la Russie, l’Europe,
la Mer noire et le Caucase, s’est
toujours trouvée au centre de ces
efforts.
Dès 1997, l’ancien
conseiller américain à la sécurité
nationale Zbigniew Brzezinski avait
écrit que sans l’Ukraine, toute
tentative entreprise par Moscou de
reconstruire son influence sur le
territoire de l’ancienne Union
soviétique était vouée à l’échec. La
thèse centrale énoncée dans son livre
Le Grand Echiquier était que la
capacité de l’Amérique à exercer une
prédominance mondiale dépendait de la
question de savoir si l’Amérique était
en mesure d’empêcher l’émergence d’une
puissance dominante et hostile sur le
continent eurasiatique.
En 2004, les
Etats-Unis et les puissances européennes
avaient soutenu et financé la «
Révolution orange » en Ukraine, qui
avait amené au pouvoir un gouvernement
pro-occidental. En raison de conflits
internes, le régime s’était toutefois
rapidement effondré. La tentative de
2008 d’attirer la Géorgie dans l’OTAN en
suscitant une confrontation militaire
avec la Russie avait aussi échoué.
Actuellement, les
Etats-Unis et leurs alliés européens
sont déterminés à utiliser le coup
d’Etat en Ukraine pour déstabiliser une
fois de plus les anciennes républiques
soviétiques en les attirant dans leur
propre sphère d’influence. Ce faisant,
ils risquent de déclencher un conflit
armé ouvert avec la Russie.
Le groupe de
réflexion Stratfor, qui
entretient d’étroits liens avec les
services secrets américains, a écrit,
sous le titre « Après l’Ukraine,
l’Occident se tourne vers la périphérie
russe » : « L’Occident veut miser sur le
succès d’avoir soutenu les
protestataires anti gouvernement en
Ukraine pour mener une campagne plus
générale dans la région entière. »
Stratfor,
signale qu’« Une délégation géorgienne
actuellement en visite à Washington,
ainsi que le premier ministre du pays,
Irakli Garibashvili, doivent rencontrer
cette semaine le président américain
Barack Obama, le vice-président Joe
Biden et le secrétaire d’Etat John
Kerry. » Il est également prévu que le
premier ministre moldave Iurie Leanca se
rende le 3 mars à la Maison Blanche pour
rencontrer le vice-président américain
Joe Biden. « La perspective de
l’intégration occidentale de ces pays –
en d’autres termes, comment les
rapprocher davantage des Etats-Unis et
de l’Union européenne et les éloigner de
la Russie – occupe une place importante
dans le programme des deux visites. »
Lilia Shetsova, de
la fondation américaine Carnegie pour la
Paix internationale (sic) à Moscou
(Carnegie Endowment for International
Peace), explique également que le coup
d’Etat en Ukraine doit être étendu aux
autres pays et à la Russie même. «
L’Ukraine est devenue le maillon le plus
faible dans la chaîne post-soviétique, »
a-t-elle écrit dans un commentaire
rédigé pour le journal allemand
Süddeutsche Zeitung. « Nous devrions
garder à l’esprit que des soulèvements
identiques sont possibles dans d’autres
pays. »
Shetsova souligne
une caractéristique de la révolution
ukrainienne qu’elle souhaite préserver à
tout prix : la mobilisation de forces
fascistes pugnaces. « La chute d’Ianoukovitch
est essentiellement attribuable aux
‘éléments radicaux’ sur le Maïdan, y
compris entre autres, au Secteur droit
qui est devenu une force politique
sérieuse. » Elle a poursuivi en disant :
« L’avenir de l’Ukraine dépendra du fait
que les Ukrainiens peuvent maintenir le
Maïdan. »
Les « éléments
radicaux » que Shetsova veut préserver à
tout prix sont les milices fascistes
armées qui se basent sur les traditions
les plus viles de l’histoire ukrainienne
: les pogroms et les meurtres de masse
des Juifs et des communistes commis
durant la Seconde Guerre mondiale. Le
rôle futur de ces milices fascistes sera
celui de terroriser et d’intimider la
classe ouvrière.
Il n’aura fallu que
quelques heures pour que le
réactionnaire fond social du soulèvement
en Ukraine devienne évident. Les «
valeurs européennes » que le l’éviction
de l’ancien régime aurait soi-disant
apportées au pays consistaient en
attaques massives contre une classe
ouvrière déjà appauvrie. Comme condition
préalable à l’accord de prêts dont le
pays a grandement besoin pour éviter une
faillite imminente, le FMI exige la mise
en flottement du taux de change de la
hryvna, un brutal programme d’austérité
et une augmentation du sextuple du prix
du gaz domestique.
Le flottement de la
monnaie du pays conduira à une inflation
galopante, une augmentation
correspondante du coût de la vie et la
destruction de toutes les économies
restantes des Ukrainiens ordinaires. Le
programme d’austérité visera
essentiellement les retraites et les
dépenses sociales et la hausse des prix
du gaz signifiera qu’un grand nombre de
familles ne pourront plus chauffer leurs
logements.
L’Ukraine doit être
réduite à un pays où des travailleurs
bien qualifiés et les membres des
professions libérales gagnent des
salaires qui se situent bien en dessous
de ceux versés en Chine. Ce fait est
d’une importance capitale pour
l’Allemagne, le deuxième partenaire
commercial de l’Ukraine (après la
Russie) et, avec 7,4 milliards de
dollars, le second plus important
investisseur du pays.
Tandis que pour les
Etats-Unis l’isolement de la Russie se
trouve au premier plan, l’Allemagne est
intéressée à bénéficier économiquement
de l’Ukraine qu’elle a déjà occupée
militairement par deux fois, en 1918 et
en 1941. Elle veut exploiter le pays en
tant que plateforme de main d’œuvre bon
marché en l’utilisant pour tirer les
salaires encore plus vers le bas en
Europe de l’est et même en Allemagne.
D’après les
statistiques de l’Institut de l’économie
allemande (Instituts für deutsche
Wirtschaft) les coûts de main-d’œuvre se
situent au bas de l’échelle mondiale.
Avec un coût de 2,50 dollars par heure
travaillée, le coût horaire moyen
(salaires bruts, plus d’autres coûts)
des travailleurs et des employés se
situe d’ores et déjà en-dessous de celui
la Chine (3,17 dollars), de la Pologne
(6,46 dollars) et de l’Espagne (21,88
dollars). En Allemagne, une heure
travaillée coûte 35,66 dollars,
c’est-à-dire 14 fois plus.
L’Office ukrainien
des statistiques estime que le salaire
mensuel moyen s’élève à 3.073 hryvna
(220 dollars). Les universitaires sont
aussi très mal rémunérés.
L’ancien président
Ianoukovitch lui-même est un
représentant des oligarques ukrainiens.
Il n’a rejeté l’accord d’association
avec l’UE que parce qu’il craignait de
ne pouvoir survivre politiquement aux
conséquences sociales. A présent, sa
chute sert de prétexte à l’introduction
d’un niveau de pauvreté et
d’exploitation qui est totalement
incompatible avec des normes
démocratiques et qui mènera à de
nouveaux soulèvements sociaux. C’est
précisément pour réprimer toute
agitation sociale que les milices
fascistes doivent être préservées.
(Article original
paru le 27 février 2014)
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Publié le 1er mars 2014 avec l'aimable
autorisation du WSWS
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