Opinion
La Grèce, nouveau laboratoire de la
stratégie du choc
Nicolas Bourgoin

Photo:
D.R.
Dimanche 21 juin 2015
La «
stratégie du choc » est une
politique de démantèlement des biens
publics et de réduction drastique des
libertés menée après une grave crise
économique, politique ou
environnementale, un attentat ou une
guerre. Elle s’inspire des techniques de
lavage de cerveau et de privation
sensorielle employées par la CIA visant
à détruire la mémoire du sujet, briser
ses capacités de résistance et obtenir
une « page blanche » sur laquelle écrire
une nouvelle personnalité. A l’échelle
d’une population, il s’agit de faire
« table rase » du passé en réduisant à
zéro le patrimoine public d’un pays, ses
structures sociales et économiques pour
y construire une nouvelle société.
Privées de leurs points de repères,
littéralement en état de choc, les
populations victimes de ce traitement se
sont vues spoliées de leurs biens
publics (éducation, santé, retraites) et
de leurs libertés par l’oligarchie et
ses élites sans même pouvoir et vouloir
se défendre. Les Chiliens sous la
dictature de Pinochet ou les Argentins
sous celle de Videla, les Russes
victimes de la « thérapie de choc » de
Boris Elstine, les Irakiens victimes de
la campagne de bombardements intensifs
américains de mars 2003 baptisée
Shock and Awe (choc et effroi),
le peuple de Louisiane victime du
cyclone Katrina, les Américains victimes
de
l’escroquerie du 11 septembre et ses
dérives liberticides, les Lybiens ou les
Syriens en proie au terrorisme
international, les Ukrainiens victimes
du coup d’Etat made in CIA, les
Sud-Africains, les Chinois ou les
Polonais victimes de la
contre-révolution néo-libérale,… la
liste est encore longue de tous ceux qui
ont servi de cobayes à cette doctrine
insensée née dans le laboratoire de
l’Université Mac Gill à Montréal. Elle a
provisoirement épargné l’Europe de
l’Ouest… jusqu’à la crise des subprimes
de 2007-2008.
Bienvenue en Grèce, laboratoire
européen du « capitalisme du désastre »
où sont testées les limites de la
résistance humaine : un taux de chômage
(officiel) à 25 % (plus de 50 % chez les
jeunes), un tiers de la population
vivant sous le seuil de pauvreté, plus
d’un tiers sans couverture maladie, des
services publics en déliquescence
laminés par des cures d’austérité
draconiennes, un patrimoine public
(sites archéologiques, îles, forêts,
aéroports, compagnie de gaz ou
d’électricité, …)
bradé pour une bouchée de pain à des
sociétés privées… et une population
à bout de souffle, devenue incapable de
se défendre. La raison de cette
capitulation ? le traumatisme provoqué
par la violence de la crise imposée au
peuple grec par l’oligarchie bancaire,
sapant toute velléité de résistance à la
destruction systématique de la sphère
publique : « Attendre une crise de
grande envergure, puis, pendant que les
citoyens sont encore sous le choc,
vendre l’État morceau par morceau, à des
intérêts privés avant de s’arranger pour
pérenniser les « réformes » à la hâte[1]
» est un bon résumé de ce qu’ont
subi les Grecs. Ce véritable coup
d’État financier a nécessité
plusieurs phases de préparation dont la
menace actuelle de faillite imminente du
pays, prélude à sa mise sous tutelle
financière, est l’aboutissement. Récit
d’une tragédie (grecque) en 5 actes.
1er acte : créer
les conditions d’une crise du crédit
(2000-2007)
Au début de la décennie 2000, les USA
se lancent dans la folie du crédit sans
limites. Les emprunteurs, même non
solvables, contractent des formules de
prêts immobiliers de plus en plus
risquées, et le plus souvent à taux
variable. Dans les premières années, les
taux sont bas et les emprunteurs peuvent
rembourser facilement mais au fur et à
mesure qu’ils augmentent un nombre
croissant de personnes ne peuvent plus
rembourser leur emprunt immobilier et
sont contraintes de vendre leur bien,
faisant ainsi chuter les prix du marché,
première étape de la crise. Ces emprunts
« toxiques » (car ayant des risques
élevés d’être non-remboursés) sont
compilés avec d’autres produits
financiers bénéficiant artificiellement
de la meilleure note (AAA) des agences
de notation pour être ensuite échangés
sur les places boursières du monde. La
banque d’affaires américaine
Goldman Sachs est l’une des pionnières
dans la création de ces « subprimes ».
Coup d’arrêt au printemps 2008 : les
ménages emprunteurs ne peuvent plus
rembourser leurs prêts à cause de la
montée des taux d’intérêts, la bulle de
l’endettement privée éclate et le
système se grippe. Le système financier
est contaminé par ces titres pourris et
la contagion est rapide : leur valeur
s’effondre, la confiance des
investisseurs chute et le système du
prêt interbancaire est vite gelé.
Le bénéfice est triple pour
l’oligarchie bancaire : après avoir tiré
profit du crédit facile dans la première
phase, elle fabrique les conditions
d’une crise artificielle qui obligera
les États (donc l’argent public) à les
renflouer dans la seconde phase et elle
décuplera ses gains en plaçant des pays
entiers sous sa dépendance grâce au
creusement des dettes souveraines et au
gonflement des taux d’intérêt de leur
financement, dans la troisième.
2ème acte :
déclencher une crise de la dette
(automne 2008)
Le déclencheur de la crise dite des «
subprimes » est connu. L’administration
Bush nationalise AIG et Bank of America,
rachète Merril Lynch … mais refuse de
sauver la banque d’investissement Lehman
Brothers qui se déclare en faillite le
15 septembre, faisant alors chuter
toutes les places boursières mondiales.
Par cette décision, le secrétaire au
Trésor Henry Paulson fait d’une pierre
trois coups : il sacrifie un concurrent
direct de Goldman Sachs – banque qu’il a
présidé entre 1998 et 2006 et dont il
continue en sous-main de défendre les
intérêts –, et il fabrique les
conditions d’une crise providentielle
pour la finance tout en raflant l’argent
public aux seuls bénéfices des banques
privées grâce au « plan Paulson ».
3ème : fabriquer
une crise bancaire en Europe (2008-2009)
Conjointement présenté par la Réserve
fédérale et le Trésor, le « plan Paulson »
de rachat des actifs toxiques
américains, d’un montant de 700
milliards de dollars, est voté au
Congrès américain mais sans toutefois
convaincre les investisseurs. Le CAC40
et le Dow Jones connaissent une chute
historique le « lundi noir » (6 octobre
2008). Il faudra, pour calmer les
marchés, que 7 banques centrales
mondiales (États-Unis, Europe,
Royaume-Uni, Canada, Suède, Suisse et
Chine) s’accordent pour baisser leurs
taux directeurs d’un demi-point.
4ème acte : la
transformer en crise économique (à
partir de 2009)
La crise financière devient
rapidement une crise économique. De
nombreux pays rentrent en récession, la
consommation des ménages chute, les
entreprises accusent des pertes énormes
et sont obligées de réduire leurs
effectifs salariés ou font faillite, le
chômage explose : de l’automne 2008 à
fin 2009, le taux passe en France de
7,9% à 10%, aux USA il double de 5 % à
près de 10 % et il triple en Grèce de 8
% à plus de 24 %. Le secteur automobile
est particulièrement touché. Aux
États-Unis, le géant américain
General Motors se déclare en faillite en
juin 2009, seulement trois mois après
Chrysler.
5ème acte :
Goldman Sachs peut alors placer ses
pions en Europe…
La Grèce a joué le rôle du cheval de
Troie d’une gouvernance bancaire
européenne.
Première étape,
la faire entrer dans la zone euro. C’est
ce à quoi s’est employée activement la
banque Goldman Sachs
en maquillant ses comptes pour
sous-estimer ses dettes et ses déficits
déjà élevés, notamment par la levée de
fonds hors bilan.
Deuxième étape :
provoquer une crise de la dette
européenne
en étranglant financièrement la Grèce
par une montée des taux d’intérêt et
attendre la contagion à d’autres États.
Troisième étape,
placer ses pions dans les États les plus
sévèrement touchés par la crise de la
dette qui débute au printemps 2010 :
Lucas Papadémos, nouveau Premier
ministre grec, Mario Monti, nouveau
président du Conseil des ministres
italien (nommé et non élu), et Mario Draghi,
nouveau président de la Banque centrale
européenne sont tous les trois des
cadres de Goldman Sachs. Lucas Papadémos fut
gouverneur de la Banque de Grèce entre
1994 et 2002, et à ce titre a activement
participé aux opérations de
malversations perpétrées par
Goldman Sachs. Mario Monti est
conseiller international de
Goldman Sachs depuis 2005, et nommé à la
Commission Européenne. Il est également
le président pour l’Europe de la
Commission Trilatérale et membre du
groupe Bilderberg, deux organisations
mondialistes. Il est aussi l’un des
membres fondateurs du groupe Spineilli,
un think tank qui veut promouvoir un
fédéralisme européen. Mario Draghi fut
vice-président de Goldman Sachs pour
l’Europe entre 2002 et 2005 et, à ce
titre, est soupçonné d’avoir permis la
dissimulation d’une partie de la dette
souveraine des comptes grecs en les
embellissant.
Quatrième étape :
faire plier les États les plus fragiles
en leur octroyant des aides
irremboursables à des taux prohibitifs.
Face au risque de défaut souverain, les
investisseurs imposent des taux
d’emprunt impraticables aux Etats en
difficulté, qui ne peuvent alors plus se
financer. Ces plans successifs sont
assortis de conditions drastiques
d’austérité,
mettant en péril l’équilibre social des
pays. En Grèce, la sécurité sociale
part en lambeaux, le ramassage des
ordures n’est plus assuré, les musées
ferment les uns après les autres, la
télévision publique n’émet plus, les
livres disparaissent peu à peu des
écoles, les
enfants tombent d’inanition… Les
salaires du privé ont baissé de 25% en
2011, le SMIC est ramené à 586 euros
bruts, faisant tomber le salaire moyen à
803 euros en 2012 puis en 2013 à 580
euros, soit l’équivalent du
salaire moyen chinois. La Grèce est
désormais considérée comme un
pays du Tiers-Monde.
Tous les prêts octroyés à la Grèce
sont d’autant moins susceptibles de
faire redémarrer son économie qu’ils
sont
en grande partie captés par l’oligarchie
financière : les banques grecques
(pour 58 milliards), les créanciers de
l’État grec (pour 101 milliards), la
plupart des banques et fonds
d’investissement ont reçu l’essentiel
des aides débloquées par l’UE et le FMI
depuis 2010, soit 207 milliards d’euros.
Les trois-quarts de l’aide attribuée
n’ont pas bénéficié aux citoyens mais,
directement ou indirectement, au secteur
financier. Une
étude d’Attac Autriche montre ainsi
que seuls 46 milliards ont servi à
renflouer les comptes publics – et
toujours sous forme de prêts, tandis que
dans le même temps 34 milliards ont été
versés par l’État à ses créanciers en
intérêt de la dette. Ou comment
transformer la dette privée détenue par
les banques et les créanciers, en dette
publique.
Le caractère illégitime de la dette
et l’incapacité du pays à la rembourser
ne dissuade pas la Troïka d’imposer au
peuple grec de nouvelles mesures
d’austérité dont certaines sont
tout bonnement anticonstitutionnelles.
Et pour cause : les vraies raisons de
cet acharnement sont ailleurs. Faire
échouer le gouvernement Syriza,
principal obstacle au projet d’asphyxie
puis de mise sous tutelle financière de
la Grèce, est un enjeu de taille car il
a valeur d’exemple pour les autres pays
de l’Union Européenne, en particulier
pour l’Espagne
tentée de suivre la même voie. Il
explique notamment pourquoi les
créanciers de la Grèce sont
encore plus exigeants avec le
gouvernement Tsipras qu’avec les
précédents.
… prélude à une dictature
mondiale de la finance
Les politiques d’austérité de la
Troïka seront-elles bientôt étendues à
tout le continent ? Et de là, au monde
entier ?
Ce véritable racket imposés aux États
(et donc aux populations) a été rendu
possible par les différents traités
européens : celui de Maastricht qui fait
de la BCE le garant de la monnaie
commune et le maître d’œuvre de la
politique monétaire (article 105) et
celui de Lisbonne qui grave dans le
marbre l’interdiction faite aux Banques
nationales des États membres ainsi qu’à
la BCE de financer directement les
dettes souveraines et soumet ainsi les
États aux appétits des banques privées[2]
(article
123). Dans le viseur de ces traités
: la souveraineté nationale et
populaire, principal frein à la
gouvernance mondiale de la finance. Le
vote de refus aux consultations
référendaires sur la constitution
Européenne, que ce soit en France, aux
Pays-bas ou en Irlande, n’a pas empêché
la commission Européenne de les imposer.
De plus en plus de décisions importantes
en Europe sont prises par des
fonctionnaires et lobbyistes non élus,
au mépris des choix clairement exprimés
par les citoyens… les rares fois où ils
sont consultés.
La souveraineté populaire ou
nationale sont des obstacles directs à
la prédation financière ? Il suffit
alors de les liquider purement et
simplement ! Pour rendre acceptable
la baisse d’un tiers de nos salaires
comme le préconise Goldman Sachs ,
l’oligarchie veut mettre en place des
régimes autoritaires en Europe.
JP Morgan considère sans rire que
des réformes politiques d’ampleur
abrogeant les constitutions
démocratiques bourgeoises
protectrices de l’après-guerre seront
nécessaires pour supprimer l’opposition
aux mesures d’austérité massivement
impopulaires qui s’annoncent. L’anxiété
sociale provoquée par la crise a bien
joué un rôle de frein aux revendications
–
2011 première année de la crise de la
dette a vu une baisse spectaculaire du
nombre de journées de grèves en France
et les réformes les plus dévastatrices
pour le monde du travail, l’Accord
National Interprofessionnel, le Pacte de
responsabilité et les lois Macron sont
passées comme une lettre à la poste
alors qu’elles auraient provoqué avant
la crise une levée massive de boucliers
– mais l’oligarchie
veut aller plus loin et plus vite et
elle est prête à utiliser tous les
moyens pour casser les résistances
populaires. On comprend mieux le sens
des efforts déployés par le
gouvernement Hollande pour déstabiliser
le modèle familial traditionnel : en
s’attaquant à
la notion même de filiation on
fabrique des individus fragilisés, sans
histoire et sans mémoire, en remettant
en cause l’identité sexuée on efface un
point de repère structurant, en
détruisant les solidarités familiales on
facilite l’avènement des dictatures de
demain qui serviront les intérêts de la
finance mondialisée. Faire table rase du
passé en coupant les individus de leurs
racines sociales, familiales, nationales
ou religieuses pour obtenir une « page
blanche » sur laquelle écrire une
nouvelle histoire, est l’objectif de la
« stratégie du choc ». La Grèce et son
patrimoine public dévasté aura bien été
le laboratoire d’une nouvelle forme de
dictature particulièrement destructrice
que l’oligarchie bancaire va imposer à
l’Europe entière.

[1] Naomi Klein, La
stratégie du choc. La montée
d’un capitalisme du désastre,
2007.
[2] Cette situation est
celle que connaît la France
depuis la loi Pompidou-Giscard
de janvier 1973 qui interdit à
l’État de se financer auprès de
la Banque de France.
Voir également sur le site de
l'auteur
: un entretien à propos de son dernier
ouvrage « La
République contre les libertés ».
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