Analyse
Yémen / La
bataille d’Al-Hodeïda à la lumière de la
« Théorie des Cinq mers » de Bachar al-Assad
Nasser Kandil
Dimanche 1er juillet 2018
En décembre
2010 et sous le titre « Bachar al-Assad,
personnalité arabe de l’année », le
quotidien New Orient News dans sa
version française, aujourd’hui
malheureusement interrompue, parlait de
la Syrie et de son Président en ces
termes :
« De
nombreux journalistes arabes déplorent,
depuis 2009, l’absence de tout rôle
arabe. Ils estiment que le conflit pour
l’avenir de la région se déroule entre
trois parties, fortes et influentes : la
Turquie, l’Iran et Israël. Ces
journalistes ont sciemment ignoré le
rôle de la Syrie bien que celui-ci soit
essentiel dans la mise sur pied des
partenariats régionaux transfrontaliers,
et bien que Damas soit la principale
terre d’accueil des mouvements de
résistance libanais et palestiniens qui
ont joué un rôle décisif dans
l’instauration des nouveaux rapports de
force ces dernières années. Cette
tendance à ignorer le rôle de la Syrie
est due à l’embarras vécu par les pays
arabes évoluant dans l’orbite américaine
face à la force du modèle syrien, marqué
par deux constantes : l’indépendance et
le réalisme [...].
La vision
stratégique et la farouche volonté
d’indépendance et de libération
caractérisent la dynamique syrienne, qui
a réussi, en 2010, à accomplir un grand
nombre de réalisations qui ont couronné
plusieurs années de luttes acharnées
menées par Bachar al-Assad. Il a ainsi
consolidé les partenariats avec la
Turquie et l’Iran, renforcé les
alliances avec le groupe des pays
indépendants d’Amérique latine, et a
développé la théorie des «Cinq mers»,
dans le but de servir les intérêts
arabes. Sa vision est bâtie sur la
position géographique stratégique de la
Syrie qui peut devenir le nœud des
transports énergétiques à travers la
construction de réseaux de gazoducs et
d’oléoducs, et commerciaux, à travers
l’édification de voies ferrées.
2010 était
donc l’année du président Assad, alors
que d’autres pays arabes influents
croulaient sous le fardeau des dégâts
provoqués par l’offensive impérialiste
américaine et sous la déception
provoquée par le blocage du «processus
de paix» avec Israël. Au contraire,
c’est l’option de la Résistance,
défendue depuis toujours par le
président syrien, qui revient sur le
devant de la scène... » [1].
Une
« Résistance » jamais abandonnée tout au
long des ces dernières sept années et
plus d’une agression meurtrière, n’en
déplaise à tous les arracheurs de dents
qui continuent de prétendre que cet
homme s’est mis à tuer son peuple du
jour au lendemain, dès mars 2011. Des
mensonges qui ne méritent même plus de
démentis vu le soutien flagrant d’une
grande majorité du peuple syrien et de
son armée de conscrits, laquelle vole de
victoire en victoire de l’aveu même de
ses pires ennemis, soutenue par de
loyaux alliés russes, iraniens et le
Hezbollah.
Cette
parenthèse étant fermée, ce qui nous
intéresse ici est la « Théorie des Cinq
mers » annoncée dès 2004 et dont,
curieusement, rares sont les échos dans
la presse arabe et occidentale.
LA THÉORIE
DES CINQ MERS DE BACHAR AL-ASSAD
Une théorie
déjà évoquée par M. Nasser Kandil dans
un article de Novembre 2017 sous l’angle
des missions confiées par Trump au futur
roi de la Saoudie, Mohammad Ben Salmane
[2], mais sur laquelle il revient
aujourd’hui avec, dit-il, la volonté de
rendre justice à un penseur exceptionnel
en matière de stratégie, abstraction
faite de sa résistance devant
l’adversité, de sa foi dans le peuple et
de sa fidélité à ses alliés bien
choisis. Ceux qui lui contesteraient ces
qualités sont invités à se poser la
question de savoir comment le nombre des
« prétendus pays amis de la Syrie »,
menés par le gouvernement français, est
passé de plus d’une centaine de pays
ennemis, en 2012, à seulement cinq pays
ennemis déclarés au sein du petit groupe
de Washington [3], en 2018, [États-Unis,
Grande-Bretagne, France, Arabie
saoudite, Jordanie] ?
En bref, M.
Kandil nous explique que Bachar al-Assad
partant du constat que les guerres
impérialistes menées par les États-Unis
dans « la région » -aussi bien en
Afghanistan qu’en Irak, plus toutes
leurs tentatives de soumission de l’Iran
et de la Syrie, plus l’agression
israélienne sur le Liban en juillet
2006, suivie des deux guerres
successives contre Gaza- ont épuisé
leurs commanditaires américano-sionistes
et créé un vide stratégique, il devient
nécessaire de « redéfinir le concept de
région » en tant qu’espace géopolitique
et non plus en tant qu’espace
strictement géographique.
Ainsi, la
région traditionnellement définie comme
le « Moyen-Orient » serait incluse au
sein d’un espace compris entre cinq
mers : la mer Caspienne, l a mer Noire,
la mer Méditerranée, le Golfe
arabo-persique, la mer Rouge.
D’où, un
nouvel espace plus vaste regroupant au
sein d’un environnement régional uni :
la Russie, la Turquie, l’Iran, le Levant
arabe [Irak, Syrie, Liban, Palestine,
Jordanie], l’Égypte, les Pays du Golfe,
les Pays de la côte africaine et de la
côte européenne.
Un ensemble
de pays que le président Bachar al-Assad
a appelés à coopérer au sein d’une
« organisation » issue des forces
régionales, seule capable de combler le
vide stratégique, d’assurer la sécurité
et la stabilité, de garantir les
intérêts supérieurs et économiques de
chacun des pays membres au-delà des
différends idéologiques ou politiques ;
ce qui pourrait être tout aussi
bénéfique à des pays extérieurs à ce
nouvel espace géopolitique, notamment
aux États-Unis dont le souci premier est
la stabilité, la libre circulation du
pétrole et de l’énergie, la liberté du
commerce, etc.
Et M. Kandil
de souligner qu’abstraction faite des
pays arabes et européens, il est
désormais évident que cette vision du
président syrien a commencé à se
concrétiser par l’« Accord tripartite
d’Astana » conclu entre trois des grands
pays de cette nouvelle région : la
Russie, l’Iran et la Turquie. Un accord
justement conçu pour combler le vide
stratégique dû à l’incapacité des
États-Unis à garantir la stabilité et la
sécurité régionales nécessaires aux
intérêts des uns et des autres.
Passant en
revue les États impliqués dans la guerre
sur la Syrie, M. Kandil fait remarquer
que :
-
la Turquie, membre de l’OTAN,
a fini par comprendre qu’elle devait
s’engager dans l’équation régionale
inverse à celle imposée par les
États-Unis ;
-
les États-Unis, malgré leur
suprématie à l’échelle mondiale, ont
découvert que la Russie était la force
prédominante à l’échelle régionale,
parce qu’elle est au cœur de cette
région ;
-
le simple fait que les pays
européens s’opposent aux États-Unis, sur
le dossier du nucléaire iranien, prouve
qu’ils commencent à comprendre que
l’Europe et l’Iran appartiennent à ce
même espace régional, ont des intérêts
communs et craignent les mêmes dangers ;
-
quant aux pays arabes, aux
trois-quarts malheureusement dirigés par
des gouvernements complètement
indifférents à ce qui se passe à
l’échelle régionale, viendra le temps où
ils seront obligés de s’incliner devant
la réalité.
En d’autres
termes, cette vision du Président syrien
stipule que la région du Moyen-Orient ne
pourra connaître la stabilité et la
sécurité tant que la Russie, la Turquie,
l’Iran, les pays arabes et européens ne
se regrouperont pas au sein d’une même
organisation, seule capable de vaincre
le terrorisme et d’assurer le retour des
réfugiés dans leurs pays d’origine et,
par conséquent, seule capable de
garantir la stabilité démographique des
peuples de ladite région entre les Cinq
mers, leur véritable développement
économique et leur sécurité partagée.
LA
BATAILLE D’AL-HODEÏDA
La ville
portuaire d’Al-Hodeïda est la fenêtre
qui donne à l’axe de la Résistance, en
l’occurrence les combattants d’Ansarallah,
un accès sur la mer Rouge. Si la
« coalition saoudienne », cherchant
prétendument à rétablir le gouvernement
notoirement illégitime de Mansour Hadi,
réussissait à défaire la Résistance,
elle ferait pencher l’équilibre en
faveur du camp des agresseurs sur
l’ensemble de la région comprise entre
les Cinq mers ; sinon, elle serait
défaite non seulement au Yémen mais dans
toute la région. En effet, pour M.
Kandil :
-
la mer Caspienne est désormais
une zone d’influence russo-iranienne
échappant à celle des États-Unis ;
-
la mer Noire est devenue une
zone d’influence turco-russe ;
-
la mer Méditerranée reste une
zone d’influence partagée avec le camp
occidental, quoique l’équilibre penche
en faveur de la Russie, confortée en
cela par sa présence en mer Noire;
-
le Golfe arabo-persique est,
comme son nom l’indique, une zone
d’influence partagée entre l’Iran et les
pays du Golfe, autrement dit, entre
l’Iran et les États-Unis;
-
ce qui fait de la mer Rouge le
facteur qui peut faire pencher la
balance d’un côté ou d’un autre, selon
que la coalition saoudienne remporte ou
perd la bataille d’Al-Hodeïda.
Une bataille
qu’il juge comparable à la bataille de
la Ghouta en Syrie et qu’il considère
déjà perdue par les Saoudiens et leurs
acolytes émiratis, israéliens,
américains, anglais et français [4],
même s’ils prétendent le contraire.
Une bataille
perdue qui a révélé leurs crimes et
leurs campagnes médiatiques mensongères,
a mis fin aux délais imposés par les
États-Unis aux négociations concernant
la Syrie dans l’espoir de faire pencher
la balance en faveur de leurs alliés
contre le Yémen, a accéléré la tenue du
sommet entre Vladimir Poutine et Donald
Trump [5], l’urgence étant devenue de
sauver la face des Saoudiens et des
Émiratis défaits à Al-Hodeïda, sans
parler des gifles retentissantes
essuyées en Irak et au Liban, alors
qu’ils pensaient pouvoir continuer à les
manipuler en jouant sur les résultats
électoraux.
Mais le temps
des négociations entre les deux camps
est arrivé. Le porte-parole de l’Axe de
la Résistance, au sein de la région
située entre les Cinq mers, est Moscou.
La bataille gagnée à Al-Hodeïda a fait
pencher l’équilibre en sa faveur face au
plus extrémiste des conseillers de
Donald Trump : Jonh Bolton. Il aura
découvert, ou finira par découvrir, que
la réalité n’est pas modifiable par une
guerre qu’il ne peut pas gagner.
Traduction
libre par Mouna Alno-Nakhal
28/06/2018
Sources :
Émissions « 60 minutes avec Nasser
Kandil » du 11 et 22 juin 2018
https://www.youtube.com/watch?v=ThZ3gZhwiZ8
https://www.youtube.com/watch?v=wPAx3OdJBPk
Notes :
[1] TENDANCES
DE L’ORIENT no 12
http://www.neworientnews.com/archive1/news/fullnews.php?news_id=18975
[2] Trump et
les missions confiées au futur roi de la
Saoudie salmanienne
http://www.palestine-solidarite.org/analyses.mouna_alno-nakhal.131117.htm
[3] Syrie / Vienne 3 : La
vaine stratégie du quintet de Washington
https://www.mondialisation.ca/syrie-vienne-3-la-vaine-strategie-du-quintet-de-washington/5622659
[4] The
Guardian: Britain, America and France
run the war on Yemen
https://www.yemenpress.org/yemen/the-guardian-britain-america-and-france-run-the-war-on-yemen/
[5] Vladimir
Poutine rencontrera Donald Trump à
Helsinki le 16 juillet
https://francais.rt.com/international/51983-vladimir-poutine-rencontrera-donald-trumphelsinki?utm_source=browser&utm_medium=push_notifications&utm_campaign=push_notifications
M. Nasser Kandil est
un homme politique libanais, ancien
député et Rédacteur en chef du quotidien
libanais « Al-Binaa ».
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