Syrie
Dessine-moi un complot
Michel Raimbaud
Vendredi 19 octobre 2018
Incrusté dans l’actualité depuis mars
2011, pris en main par des médias de
révérence, des intellectuels peu
courageux et des dirigeants souvent
ignares, le conflit de Syrie s’est vu
classé illico presto à la rubrique des
sujets qui fâchent et des nerfs qui
lâchent. On connaît la doxa qui a pu
s’imposer à la faveur de cette
conjonction des médiocrités, qui ne fait
pas honneur à notre vieille France
éternelle.
A défaut de
provoquer un séisme cérébral ou un
remue-méninge, la tournure des
évènements depuis la libération d’Alep
en décembre 2016 a fini peut-être par
bousculer quelques certitudes, mais il
serait exagéré de dire, deux ans plus
tard, que l’électricité a été totalement
rétablie dans la patrie des lumières. On
perçoit seulement, au compte-goutte et
au microscope, des lueurs fugaces
perçant l’obscure clarté qui tombe des
étoiles de notre intelligentzia.
Curieusement,
beaucoup d’ennemis « déclarés » de la
Syrie font preuve de plus de
clairvoyance que les cerveaux paresseux
de notre microcosme. Ils se rendent
compte et admettent que les avancées de
la reconquête du territoire syrien par
l’armée nationale, allant de pair avec
les accords de réconciliation en série,
ont créé une dynamique qui semble
irréversible et leur interdit tout
espoir de rétablissement stratégique.
Pourtant, en ces
mois d’automne, marqués pêle-mêle par
l’Assemblée Générale des Nations-Unies,
la campagne américaine de mi-mandat, des
bruits de bottes autour de l’Iran, des
passages orageux entre la Russie et ses
« partenaires » d’Ankara ou de Tel-Aviv,
voire de ténébreux épisodes comme
l’affaire Khashoggi, la Syrie n’a pas
été épargnée : gesticulations verbales
des Occidentaux et autres agresseurs,
frappes et menaces de frappes, grandes
manœuvres de petits comploteurs, sans
compter le suspense sur Idlib et le
nord-est syrien. Des mises au point sont
venues, à un rythme inhabituel. On en
conviendra, les dirigeants de Damas
n’ont jamais transigé sur l’essentiel :
La souveraineté de
la Syrie, l’indépendance de son peuple
et l’unité de son territoire s’imposent
comme des principes incontournables.
Toutes les forces étrangères présentes
en Syrie sans consentement du
gouvernement, y compris les forces
américaines, françaises et turques, sont
des forces d’occupation et doivent se
retirer immédiatement et sans condition.
L’Etat syrien est déterminé à
reconquérir chaque pouce du territoire
national : c’est son devoir et un droit
non négociable. Qui le contestera, à
part les pharisiens professionnels ?
Le peuple syrien
est le seul à pouvoir décider de
l’avenir de son pays. Il en va ainsi de
la constitution. La Conférence de
Sotchi, qui a débouché sur la création
d’un comité et non pas sur un texte
nouveau, est donc bien perçue. Qui
oserait dire que Damas a tort, sinon les
obsédés de l’ingérence ?
La lutte contre le
terrorisme s’achève. « Celui qui s’est
battu contre le terrorisme à votre place
ne cèdera pas aux menaces d’une
coalition internationale illégale
dirigée par les États-Unis ». Qui pourra
soutenir de bonne foi que cette
coalition est bien placée pour donner
des leçons ?
La Syrie insiste en
toute occasion sur la concertation et la
coordination avec la Russie, pays ami.
L’accord sur Idleb, conclu à Sotchi le
17 septembre avec Ankara et préparé par
des consultations intensives entre Damas
et Moscou est bien accueilli, mais le
régime d’Erdogan qui continue de
louvoyer ne l’est pas. Les amis de nos
amis sont-ils nécessairement nos amis ?
La communauté
internationale doit obliger Israël à
appliquer les résolutions de l’ONU,
qu’il s’agisse du Golan occupé, que la
Syrie est déterminée à récupérer, ou des
droits imprescriptibles des
Palestiniens : un État indépendant avec
Jérusalem pour capitale, le droit au
retour des réfugiés. Mais ne faudrait-il
pas changer de « communauté
internationale » ?
Ecrivant « le
dernier chapitre de la crise », les
Syriens sont déterminés à unir leurs
forces pour effacer les effets de la
guerre par la réconciliation, le retour
des réfugiés, la reconstruction. L’aide
des amis sera bienvenue. Mais pourquoi
déroulerait-on le tapis rouge aux
agresseurs qui ont détruit le pays ?
Malgré cette
détermination inébranlable, la soif de
revanche des ci-devant-révolutionnaires
et des « amis du peuple syrien » est
telle que leur verbe reste haut perché
et leur vindicte intacte. Le 11 janvier
2018 (on se souviendra peut-être de
l’affaire Syrieleaks), un « petit groupe
américain sur la Syrie » (Etats-Unis,
Grande-Bretagne, France, Jordanie,
Arabie Saoudite) se réunit secrètement à
Washington pour étudier « la stratégie
occidentale », déclinée en quatre
objectifs nets et sans bavures : la
partition du pays, le torpillage du
processus « russe » de Sotchi, le
recadrage » de la Turquie, la feuille de
route de Steffan de Mistura, envoyé du
Secrétaire Général des Nations-Unies.
Parlant le 17
janvier à l’Université de Stanford, en
compagnie de Condoleeza Rice,
l’ex-Secrétaire d’Etat Tillerson
précisera que l’Amérique veut rester
dans le nord syrien pour empêcher le
retour de Da’esh (sic), y endiguer
l’influence de l’Iran et empêcher Assad
de rétablir son contrôle sur les zones
évacuées par Da’esh.
Six jours plus
tard, notre aréopage comploteur,
rebaptisé à cette occasion « Groupe de
Washington », se retrouve à Paris,
mettant à profit l’escale dans la
ville-lumière pour confirmer ses sombres
desseins. Présenté comme la seule voie
« légitime », le « retour à Genève »
vise à élaborer une solution sous la
tutelle des Nations-Unies, mais
échappant à Damas : la préférence
« fédéraliste » a d’ailleurs un fort
fumet de partition.
L’objectif est bien
de marginaliser ou d’ignorer le
« dialogue national » entamé à Sotchi
sous le patronage russe (CQFD).
L’adhésion de l’Egypte, de l’Allemagne
et de la Turquie est envisagée.
Après avoir disparu
quelque temps, le groupe prédateur
refera surface à la fin de septembre
dans un nouveau format, ayant absorbé
l’Egypte et l’Allemagne (mais la Turquie
est absente, ce qui peut alimenter les
spéculations). Le communiqué final exige
une « véritable transition » pilotée par
l’ONU sous couvert de la résolution
2254, dans un délai d’un mois. Le but de
cet ultimatum, dont on sait qu’il
restera lettre morte, est de justifier
par avance auprès des élites pensantes
de l’Empire atlantique une guerre « de
basse intensité », seule alternative
concevable dans l’évangile selon Saint
Donald.
Bien qu’il soit
illusoire dans ce contexte d’attendre de
nos intellectuels ou de nos médias un
sursaut d’indépendance que Sœur Anne
elle-même ne voit pas venir, on tentera
pourtant de ne vexer personne. De nos
dirigeants qui, évincés du dossier
syrien, vendangent les raisins de la
colère qu’ils ont semée, lâchons donc la
grappe. Convolons vers l’Amérique
« indispensable », où nous trouvons
James Jeffrey, l’un des dinosaures du
néo-conservatisme, un John Bolton en
moins renfrogné.
Bien coiffé, bien
rasé, bien cravaté, l’ambassadeur
Jeffrey a un casier diplomatique
chargé : il a servi et sévi depuis 2004
en Irak et/ou sur le dossier irakien,
sous les ordres de George Debeliou Bush
et Condoleeza Rice, avant d’être nommé
par Obama ambassadeur à Bagdad en 2010.
Donald Trump en a
fait l’envoyé spécial des Etats-Unis
pour la Syrie. On peut supposer qu’il
participe aux réunions du « petit groupe
de Washington ». Et c’est donc sans
surprise que l’on retrouve, le 9 octobre
dernier, notre Jeffrey expédié en Arabie
pour prêcher la bonne parole, dans le
droit fil des cogitations du « petit
groupe » : « La Russie, l’Iran et Assad
n’ont pas gagné ». Le Président syrien
est « à la tête d’un Etat mort ». La
solution ne sera pas militaire, mais
politique, via un Comité constitutionnel
et des élections. Il faut rebattre les
cartes en Syrie, et ne pas laisser la
solution aux mains de la Russie, de
l’Iran et de La Turquie, en revenant à
la logique de Genève (de 2012).
Jeffrey n’est que
l’un des porte-parole de la secte qui –
de Debeliou à Trump en passant par Obama
- guide l’Amérique et les peuples élus
sur les sentiers de la guerre,
itinéraires de prédilection des neocons,
cette internationale des tontons
flingueurs de notre temps. Le terme,
produit de la novlangue qui tel un
ouragan fait fureur sur nos rivages
atlantiques, est certes cocasse pour des
oreilles francophones. Mais on ne
plaisante pas avec les concepts venus
d’Outre-Atlantique, qui auraient
paraît-il vingt ans d’avance sur les
misérables créations du reste de
l’humanité. Bien qu’ils n’appellent
jamais par son nom la doctrine qui les
inspire et se réfèrent rarement à cette
appartenance qui commande leurs faits et
gestes, on les reconnaît à ce qu’ils
osent tout : en témoignent leurs
ravages, leurs comportements de
malfrats, leurs menaces insolentes,
leurs théories cyniques, proposant aux
« ennemis » de l’Amérique ou d’Israël
l’apocalypse pour tout horizon. La
technique est efficace puisqu’ils ont pu
incendier la planète tout en accusant
les victimes d’y avoir mis le feu. Ils
ont même trouvé parmi les arabes et les
musulmans, têtes de turcs de la
« communauté internationale », des
admirateurs et/ou des complices qui leur
trouvent des mérites puisqu’ils
n’hésitent pas à s’allier avec ces
« croisés ».
Dans l’Empire
Atlantique qui a du mal à envisager la
fin de son hégémonie, les neocons
semblent incarner la possibilité d’un
sursis. Dans ce contexte d’outrances,
les formules grossières de la rhétorique
donaldienne ne choquent plus : « C’est à
d’autres pays, ceux du Golfe notamment,
et non pas à l’Amérique, de payer pour
la reconstruction de la Syrie », dit
Trump qui se trompe énormément. Comme si
cette Syrie, qui entrevoit le bout du
tunnel et appartient (ô combien) au camp
des vainqueurs, comptait sur ceux qui
l’ont détruite pour se reconstruire. Il
n’est pas inutile d’ôter leurs illusions
aux dirigeants fanfarons qui
revendiquent des victoires qu’ils n’ont
pas remportées, aux diplomates oublieux
et aux penseurs déconnectés qui refusent
de voir que leur monde n’est plus. Comme
le martèle Bachar Al Jaafari, le
représentant syrien à l’ONU, « La langue
des menaces n’est pas digne du Conseil
de Sécurité, la mission des diplomates
consistant à empêcher les guerres.
Certains membres permanents sont devenus
inaptes politiquement, moralement et
légalement à défendre la paix et la
sécurité internationales ».
Au milieu du
désordre international actuel, la Syrie
apporte une lueur d’espoir. Bien qu’elle
ne nous ait jamais quittés, elle est
pour ainsi dire de retour. Il suffit de
voir les Arabes revenant vers Damas (le
Bahrein, le Koweit, la Jordanie, l’Irak,
sans doute l’Egypte), sans même parler
des Etats qui ne l’ont jamais
abandonnée : la Syrie reprend peu à peu
sa place de « cœur battant de
l’arabisme ». Il suffit d’écouter des
responsables d’habitude peu enclins à
peindre en rose les ciels gris évoquer
désormais la « phase finale de la
guerre ». Comme le souligne le chef de
la diplomatie syrienne devant le Conseil
de Sécurité le 4 octobre 2018 : « Il est
temps pour certains de sortir de leur
déni de la réalité, d’abandonner leurs
dernières illusions (…) et de réaliser
qu’ils n’obtiendront pas par la
politique ce qu’ils n’ont pu obtenir par
la guerre. ». « Celui qui s’est lancé
dans cette guerre contre le terrorisme
international, à la place de vos peuples
et de vos gouvernements, ne se soumettra
pas au chantage politique ou aux menaces
d’une agression militaire ».
Ceux qu’interpelle
ainsi le ministre auront-ils saisi le
message ? Plombé par sa feuille de
route, Steffan De Mistura a rendu son
tablier. Le « groupe de Washington »,
partisan de la guerre asymétrique et
spécialiste du chaos, ne renoncera pas
si facilement. Ceci est une autre
histoire, une histoire de demain…
Michel Raimbaud
18 octobre 2018
Le
dossier Syrie
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