Algérie
J’ai lu le livre de Ahmed Bensaada,
peut-on toujours parler ?
Mehdia Bel
Vendredi 12 juin 2020
J’ai lu « Qui sont les ténors
autoproclamés du Hirak »! Ne me
crucifiez pas. Ou faites. Mais ce serait
bête. Car je vous invite quand même à
discuter parce que je m’inquiète.
En voyant les
réactions par anticipation qu’il a
suscitées, je me dis que cela ne peut
que lui donner raison ! Des voix se sont
auto-érigées en comité de censure de la
parole hirakienne. Je suis on ne peut
plus choquée qu’un livre aussi clair,
fluide et qui rappelle seulement le CV
de certaines personnes, preuves à
l’appui, qu’elles n’ont pas contestées,
provoque l’hystérie générale !
Contrairement à ce
que stipule la paresse intellectuelle
garante autoproclamée de l’image
immaculée du Hirak, le livre n’aborde en
aucun cas les raisons du soulèvement. De
ce fait, il les impute encore moins à
une quelconque machination étrangère.
D’ailleurs, pour avoir la position de
l’auteur sur la question, j’ai dû
réécouter tous ses passages télé et
radio depuis le début du Hirak. J’ai
tenté de retrouver sa thèse
conspirationniste tant décriée. Elle n’y
est pas. Il n’a de cesse d’expliquer que
le soulèvement est dû au ras-le-bol on
ne peut plus légitime de la population,
et que les tentatives de déstabilisation
des Etats ne peuvent réussir qu’en
raison d’un terreau propice :
despotisme, mauvaise gestion, corruption
généralisée, concentration des pouvoirs…
Wellah, il les a citées chez Souhila El
Hachemi. Je vous informe car
apparemment, la paresse englobe
aujourd’hui même l’acte de cliquer sur
une vidéo Youtube ! (Je dois d’ailleurs
me fatiguer pour rien, qui lirait le
texte d’une complotiste insignifiante !)
Le livre tente de
répondre, d’une manière qui n’a pas la
prétention d’être exhaustive, à une
question : qui sont les ténors
autoproclamés du Hirak ? Et c’est tout !
D’où vient cette
question ? D’une injonction du «
sociologue » Lahouari Addi, faite le 14
mars, oui dès le 14 mars : « … les
décideurs doivent accepter le caractère
public de l’autorité de l’Etat. Ils
doivent demander à celui qui fait
fonction de président aujourd’hui de
démissionner et de nommer une instance
de transition qui exerce les fonctions
de chef d’Etat. Mustapha Bouchachi,
Zoubida Assoul et Karim Tabbou devraient
être sollicités pour exercer les
prérogatives d’une présidence collégiale
qui nommera un gouvernement provisoire
qui gérera les affaires courantes et
préparera les élections présidentielle
et législative dans un délai de 6 à 12
mois. Les généraux doivent aider à la
réalisation de ce scénario… ».
Rien que ça ! Et
des injonctions, Addi en fait même au
Hirak : structuré tu ne seras point !
Mais faire des injonctions ne fait-il
pas de facto de leurs auteurs des
leaders autoproclamés du Hirak ? Dès
lors que des personnes ont inondé
internet, les médias étrangers et les
médias privés de financement étranger,
avec cette injonction à répétition :
gare à la structuration du Hirak,
n’était-on pas déjà dans sa
structuration ? Encore mieux, on a prévu
la suite pour vous ! Après tout, on lit
les livres pour vous, on écoute la radio
pour vous, pourquoi est-ce qu’on ne
déciderait pas de la trajectoire du
Hirak pour vous ? Addi vous l’a trouvée.
Le livre part de
cette déclaration et établit des liens
entre l’auteur de la citation et les
personnes citées, ainsi que leurs liens
avec des organismes américains de
promotion de la démocratie. Et c’est
tout !
J’ai lu le livre.
J’ai lu et écouté les critiques dont la
majorité écrasante n’a pas lu le livre…
J’ai écouté Hakim
Addad estimer que c’est une attaque
contre RAJ. Or, tout ce qui est dit sur
RAJ c’est les montants perçus, pendant
des années, de la part d’un célèbre
organisme américain de promotion de la
démocratie. En quoi est-ce une attaque ?
Il dit dans le même entretien donné à
Médiapart que les marches du Hirak n’ont
pas été suspendues sur une décision du
gouvernement mais plutôt des
responsables du Hirak et des activistes
ce qui témoigne de leur maturité.
Dois-je vraiment commenter ?
Dans le dernier
numéro de la radio facebookienne du
Hirak, l’animateur estime qu’il est «
unethical », honteux et scandaleux de la
part d’un auteur de s’attaquer à une
personne qui ne peut pas se défendre car
privée de sa liberté. Pourtant, Bensaada
fait un disclaimer : « Mais étant donné
la situation actuelle de Karim Tabbou
(emprisonné et en attente d’un procès),
il serait inconvenant de traiter de son
cas dans ce contexte. Seuls les faits de
notoriété publique seront cités ». Il
est épargné. N’est-ce pas « unethical »
d’accuser l’auteur de manque d’éthique
sans l’avoir lu ?
Il lui est aussi
reproché de ne pas avoir donné la parole
aux concernés alors qu’il s’agit d’un
livre et non d’un travail
journalistique, dans une émission
diatribe qui n’a pas jugé utile de lui
accorder la parole. On l’invite dans le
même numéro à s’exprimer, lui et son
éditeur, après l’avoir diffamé, en
gardant cette confortable position
d’avoir fait le geste. Bensaada l’a dit
clairement durant l’émission de la
chaîne 3 consacrée à son livre. Il
invite les concernés au débat et la
chaîne à leur accorder la parole.
D’ailleurs, Addi a répondu au sujet de
ses liens avec un centre de recherche
américain douteux. Mais pas sur cette
injonction de ne pas structurer le Hirak.
Encore moins, sur celle de remettre le
pouvoir à des personnes de son choix, ni
le pourquoi du comment de ce choix. Et
il traite Bensaada de dhoubab. N’y voyez
aucune diffamation.
Quand on lit le
livre, il n’y a absolument aucune raison
de consulter les personnes citées. C’est
un listing de leurs activités en lien
avec des organisme américains de
promotion de la démocratie telles que
rapportées dans les rapports annuels des
ONG. L’animateur de l’émission a fait
remarquer, à juste titre, que ce ne sont
là que des documents disponibles sur le
net, et que ce travail n’aurait pas été
possible sans la transparence des ONG et
l’accès à l’information aux USA. Mais
alors, pourquoi les protagonistes
menacent de déposer plainte pour
diffamation durant cette émission si
Bensaada n’a fait que reprendre des
informations publiques d’intérêt général
? Tout à coup, la liberté d’expression
et le droit d’accéder à l’information ne
font plus partie de la doctrine des
droits de l’hommes qu’ils prétendent
défendre ?
Dans la même
émission, la personne qui a fait la note
de lecture et qui accorde la parole aux
trois personnes concernées mais pas à
l’auteur, et dont l’avis était tranché
bien avant la lecture du livre, en
attestent ses posts Facebook, rappelle
que ces personnes manifestaient chaque
vendredi alors que l’auteur du livre
était confortablement installé au
Canada. Pourtant, (encore !), Bensaada
est professeur à l’université d’Oran
pour le second semestre. Il était donc
en Algérie et a pris part à certaines
marches. Il en raconte une de manière
détaillée dans un papier disponible sur
son blog, illustré des photos qu’il a
prises.
Mais, a-t-on besoin
d’une preuve de sa participation
physique à une marche pour avoir sa
carte d’ancien moudjahid/hirakiste ?
Est-ce pour cela que des « militants »
rentrent jeudi de France, pour
participer vendredi à une marche, et
retourner le samedi « chez eux » ?
Pire, Assoul estime
que Bensaada n’a pas de leçon de
patriotisme à donner, lui qui vit à
l’étranger, dans une radio dédiée au
Hirak créée et gérée depuis l’étranger !
Les lignes que vous lisez sont également
rédigé à l’étranger. N’est-ce pas là de
nouveau les ténors qui nous disent qui a
la légitimité de parler du/ou au nom du
Hirak, et qui ne l’a pas ? Sur quelle
base ? C’est ce que Bensaada cherche à
comprendre. Mais attention, il ne faut
pas le lire !
A vrai dire, il ne
faut pas se poser de questions.
Certainement pas sur le Hirak. Même si
le livre ne parle pas du Hirak. On
l’accuse tout de même d’être une attaque
CONTRE le Hirak. J’ai lu le livre pour
vous, chers « paresseux », c’est un
livre sur les ténors autoproclamés du
Hirak, exactement ce que son titre
prétend. Rien de plus.
Mais je répète, il
ne faut pas se poser de questions.
Récemment, j’ai été traitée de «
complotiste, marga, qui ressent ce
besoin de poser des questions sur tout
parce que zaama plus intelligente que
nous tous », pour avoir demandé à
quelqu’un qui m’avait envoyé le teaser
du fameux « docu » de France 5 : as-tu
des infos sur ce docu ? intriguée par
autant de tapage pré-diffusion.
Récemment aussi, un
autre ami, m’a dit quelque chose
d’intéressant. C’est un invité régulier
des plateaux télé de l’ENTV mais lui, il
a le droit, on ne fera pas le raccourcis
médias publics = agent du pouvoir,
magnifique procédé de ceux qui sont,
sont devenus, ou ont toujours été des
abonnés des médias étrangers ou ceux
financés par l’étranger, sous prétexte
qu’ils sont exclus des médias publics.
D’abord, Bensaada pourrait avoir la même
remarque, s’il était invité à s’exprimer
dans ces médias dits d’opposition (et
donc de facto, des médias d’opinion et
non d’information), il n’aurait
peut-être pas autant été sur les médias
publics. Et les invitations ne sont pas
à faire après les attaques contre lui.
Aussi, peut-on appliquer le même procédé
d’exclusion : à partir du moment où vous
avez autant d’attention de la part des
médias étrangers, ne seraient-ils pas en
train de vous utiliser ? Vos intérêts
n’ont-ils pas convergé ? Ben non ! Car
il n’y a pas de complot étranger. Le
régime algérien a le monopole de la
conspiration. Il s’agit du régime le
plus stratège au monde, ce qui est
bizarre, car on m’a toujours dit qu’on
était gouverné par des incompétents.
L’ami m’informe que
je suis fichée anti-hirak depuis le 22
février ! Le 22 février déjà, la
dictature Hirak avait été instaurée ! On
commençait déjà à ficher les gens. Je ne
sais pas quel a été mon tort ce jour-là,
peut-être, ai-je laissé seulement un
like au lieu d’un cœur à la photo d’un
manifestant ? Je réponds à votre place :
je ne suis qu’une dhoubaba, car tel est
le procédé maintenant.
Et le principal
problème est là. Avant même de connaître
la nature des réponses, aucune question
– et aucun avis indépendant – n’est
permise, sous peine de se faire taxer du
classique complotiste et soutien des
dictatures. C’est ce que le Hirak a
enfanté de pire, des nouveautés
linguistiques des plus nauséabondes,
ayant pour but d’excommunier d’autres
Algériens (en attendant de leur déclarer
la guerre ?). Presque aucune discussion
sur le Hirak n’y échappe : bousba3
lazraq, sectambari, badissi-novambri,
zouave, mbarda3, dhoubab… Nous devrions
vraiment avoir honte.
D’ailleurs, à la
manière de Addi, je me mets à mon tour
aux injonctions. Il faut arrêter de se
considérer le seul à pouvoir parler,
quel que soit le sujet, quelle que soit
la plateforme. Il faut arrêter de
décider qui a l’autorisation de parler
et pour dire quoi, surtout quand on se
prétend du Hirak, ce mouvement pour une
Algérie meilleure où la liberté
d’expression est garantie. Plus
important encore, il faut arrêter de se
parler à soi, et commencer à se parler
les uns aux autres. Et cette règle n’est
pas à imposer seulement aux médias
publics (ou aux médias privés de Haddad
ou pro-pouvoir) – qui eux s’ouvrent un
petit peu – mais à tout le monde, dans
toutes les circonstances. Et il faut
vraiment commencer à se poser des
questions. Toutes les questions. Pour
qu’un jour, Inchallah, une fois adultes,
on tentera d’y répondre, seuls, comme
des grands, sans injonctions, sans
réponses toutes faites, de la part de
personne.
PS : ce message
s’autodétruira dans deux jours quand on
aura fini de m’insulter car on n’aura
pas réussi à se parler.
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