La crise
ukrainienne
Le sang coule sur Maidan
Mark Hackard
Les
manifestants pacifiques de Kiev se
préparent à lancer
un nouvel assaut contre les brigades du
Berkut.
Samedi 8 février 2014
Les téléspectateurs
occidentaux voient-ils ce que leurs
télévisions leur montrent ou
interprètent-ils les images en fonction
des commentaires de leurs journalistes ?
On peut se le demander en constatant le
peu de réactions face aux images de
manifestants nazis en treillis,
bombardant les forces de l’ordre de
cocktails molotov avec des catapultes,
sur fond de commentaires sur le supposé
caractère pacifique et démocratique de
ces militants.
L’Ukraine est au
bord de la guerre civile et, comme à
l’accoutumée, les médias occidentaux
n’aident guère à comprendre les
évènements en cours. Il y a bien eu
les photos des affrontements entre
les brigades de la police
anti-émeute et les redoutables
militants nationalistes sur la place
de l’indépendance (Maidan
Nezalezknosti) ; hormis cela,
les médias dominants n’ont rien
d’autre à nous proposer qu’un récit
fantaisiste en trois épisodes :
1.
En novembre 2013, Le président
corrompu Viktor Ianoukovytch jette
aux orties l’accord d’association
avec l’Union Européenne qu’il
s’apprêtait à signer. Décidés à
faire prévaloir leur volonté
d’intégrer l’Europe de l’Ouest, les
habitants de Kiev organisent des
« manifestations pacifiques ».
2.
La colère du peuple s’exacerbe
lorsque, le 17 décembre 2013,
Ianoukovytch accepte de signer un
accord de coopération économique
d’envergure avec la Russie de
Vladimir Poutine. Les Ukrainiens
épris de liberté sont désemparés
face à l’absorption de leur pays
dans l’orbite funeste de Moscou. Les
valeureux manifestants sont les
seuls à pouvoir bloquer cet
engrenage.
3.
La bataille pour le contrôle de Kiev
se poursuit tandis que le régime
menacé édicte des lois draconiennes
restreignant la liberté de réunion
pour tenter de conserver le pouvoir.
L’Ukraine est désormais la nouvelle
ligne de front du combat pour la
défense de la démocratie, des Big
Macs aux OGM, et de la guerre
psychologique qui se mène sur les
écrans de Disney et de MTV.
Mais les réalités stratégiques se
laissent rarement couler dans le
moule des représentations d’un conte
édifiant à usage des
téléspectateurs. L’histoire qui se
trame en arrière plan a tout à voir
avec la tentative des États-Unis de
court-circuiter le retour au premier
plan de la Russie, là où cela compte
vraiment : en Ukraine. Ceux qui
relaient la politique étrangère de
Washington dans les médias
préfèreraient détourner l’attention
des faits qui tendent à discréditer
leur schéma narratif de
prédilection, au premier rang
desquels la mise en œuvre, à Kiev,
par Washington, d’une version
remasterisée de la technique du coup
d’État. Depuis plus de dix ans, on
fait croire aux États-uniens que des
vagues successives de « révolutions
populaires » se sont levées pour
renverser des dictateurs à travers
l’Eurasie et le Proche-Orient, tous
étant justement opposés aux intérêts
US. Rien de tout cela n’est arrivé
par hasard : de Belgrade à Chișinău,
en passant par Tbilissi et Minsk, la
CIA et le département d’État ont
orchestré dans l’ombre des
changements de régime, avec des
réussites diverses, en s’arrangeant
pour pouvoir en nier à leur guise la
paternité. La « Révolution orange »
de Iouchtchenko, l’enfant chéri de
l’Occident, s’est effondrée de
manière calamiteuse. L’Ukraine est
néanmoins redevenu la cible des
actions de déstabilisation
souterraines des États-Unis, en
raison de sa position géographique
avantageuse et de sa vulnérabilité
du fait des fractures ethniques et
culturelles du pays.
La question de l’intégration dans
l’Union européenne a fourni le
prétexte attendu pour déclencher le
dernier round en date de la Grande
Confrontation. Ce que les porte-voix
et les éditorialistes des médias
dominants de Manhattan se gardent
bien de révéler au public, c’est le
contenu réel des « accords
d’association » recherchés avec
l’Union européenne. S’ils étaient
mis en œuvre, l’Ukraine tout entier
tomberait sous la coupe des grandes
sociétés occidentales, son industrie
manufacturière serait laminée. Le
tout serait couronné par un de ces
plans d’austérité concoctés par les
banques que connaissent bien ceux
qui résident déjà dans l’UE. Ce sont
les oligarques des classes
dirigeantes, ceux qui détiennent le
pouvoir réel à Kiev, quel que soit
le président, qui, les premiers, ont
poussé à ces accords. Bruxelles
cherche à mettre la main sur
l’Ukraine à bon compte, n’offrant
pas plus d’un milliard de dollars
pour couvrir les dix-sept milliards
de la dette, à laquelle il convient
d’ajouter le coût à venir des
conséquences du désastre économique
qui attend le pays si ces accords là
sont signés. Le contraste avec le
comportement de la Russie est
saisissant : elle a approfondi son
partenariat avec l’Ukraine en
affectant quinze milliards de
dollars au remboursement de la
dette, en créant des entreprises
communes dans le secteur clé des
industries lourdes et en convenant
pour le gaz d’un prix inférieur à
celui du marché [1].
La corruption et la malfaisance
des administrations présidentielles
qui se sont succédées depuis
l’affirmation par l’Ukraine de sa
souveraineté, en 1991, ne sont un
secret pour personne. Malgré cela,
Ianoukovytch et des soutiens aussi
décisifs que Rinat Akhmetov, le
milliardaire qui s’est assuré une
position dominante sur le marché de
l’énergie, ont fini par comprendre
que le principe même de cet accord
conduirait inévitablement le pays à
la ruine et à un désastre
politique ; alors même que les
dirigeants de l’Europe de l’Ouest en
présentaient l’enjeu comme « un
choix pour l’Europe » contre la
Russie. Ne voyant que fort peu
d’avantages à ce marché de dupe
manifeste, le régime de Kiev a
trouvé en Poutine un partenaire
autrement plus enclin à négocier
valablement que ne l’étaient Angela
Merkel, la Baronne Catherine Ashton
et leurs semblables.
Les groupes de manifestants de
l’opposition qui ont envahi les rues
de Kiev, et qui maintenant
affrontent la police dans des
combats de rue et prennent le
contrôle des administrations
régionales, sont le principal atout
des Occidentaux pour faire échouer
le rapprochement russo-ukrainien.
Mais beaucoup de ces
« manifestants », nouvel horizon
humanitaire de l’establishment US,
ne sont en réalité que des
nationalistes fanatisés, originaires
pour la plupart des trois provinces
les plus à l’ouest du pays (la
Galicie). Les Galiciens, souvent des
catholiques, ont été assujettis
pendant des siècles par la Pologne
et l’Autriche-Hongrie ; ils
nourrissent de l’animosité envers
les Ukrainiens orthodoxes pro-russes
de la partie orientale du pays et de
la Crimée.
Il n’y a pas si longtemps, les
aïeux des combattants d’aujourd’hui
du Maidan formaient à eux seuls une
division entière de la Waffen SS.
Les groupes dont les Galiciens
grossissent aujourd’hui les rangs,
tels le Batkivshchyna (Mère Patrie)
et le Svoboda (Liberté), sont
persuadés de reprendre le flambeau
de la lutte pour l’indépendance,
contre le joug exécré de Moscou. Il
est quasiment certain que Washington
ne se contente pas de fournir à
l’opposition ukrainienne une
couverture diplomatique tonitruante
(incluant des menaces de sanctions)
ainsi qu’un important soutien en
matière de logistique et de
coordination, par l’intermédiaire de
toute une série d’« ONG » comme
Freedom House [2]
ou le NED [3].
Selon toute vraisemblance, les
services secrets états-uniens et
leurs alliés du MI6 britannique, du
BND allemand et des services
polonais ont apporté un soutien
actif aux expéditions guerrières des
nationalistes, rebaptisés pour
l’occasion « manifestants
pacifiques ». Les mercenaires
djihadistes qui ont dévasté la Libye
et la Syrie ont été pareillement
relookés en « combattants de la
liberté » et les apologues de
déviances sexuelles salués comme des
militants des droits de l’homme. Par
delà leurs aspirations, quelles
qu’elles soient, les ultras ne sont
en fin de compte rien d’autre que
des légions de fantassins au service
de manœuvres géo-politiques qui les
dépassent.
Les territoires situés de part et
d’autre du Dniepr et du Don ne sont
pas seulement le cœur de la
civilisation slave, ils sont pour la
Russie un verrou essentiel de sa
politique de sécurité vis-à-vis de
l’Europe. Pour bien comprendre les
buts de la politique étrangère des
USA à l’égard de l’Ukraine, il est
utile de se remémorer l’analyse
faite par Zbigniew Brzezinski,
stratège émérite des magnats de la
finance internationale : « Sans
l’Ukraine, la Russie cesse d’être un
empire. Cependant, si Moscou
parvient à reprendre le contrôle de
l’Ukraine avec ses [46] millions
d’habitants, ses ressources
économiques et son accès à la Mer
Noire, la Russie dispose
automatiquement de tous les atouts
pour constituer un État impérial
puissant, chevauchant l’Europe et
l’Asie ».
Sans doute inspiré par ses élans
philanthropiques et par son
affection immense pour le peuple
russe, Brzezinski exprime souvent
son espoir de voir la démocratie
libérale s’imposer en Russie [4].
Il n’y a guère pour lui déplaire que
l’attachement de cette nation à sa
souveraineté, à son identité russe
et à sa chrétienté orthodoxe.
C’est la Russie souveraine qui
empêche l’Amérique des banksters de
réaliser son rêve inhumain de
contrôler toute la planète ; voilà
pourquoi Brzezinski et ses acolytes
des services de sécurité US ont voué
leur ennemi à la subversion et au
démembrement. L’orchestration d’une
révolution en Ukraine, couplée au
soutien continu apporté en sous-main
aux mouvements séparatistes
islamistes du Caucase est, pour les
États-Unis, un moyen avantageux de
déstabiliser le flanc sud de la
Russie. La réussite de ce plan
jetterait inévitablement une ombre
sur les Jeux olympiques de Sotchi.
De plus, des projets énergétiques
majeurs seraient compromis, à
l’instar du South Stream (pour
l’exploitation et la
commercialisation du gaz). Comme
hier au Kosovo, l’organisation du
chaos, au pas de la même fanfare de
rhétorique humanitaire libérale,
peut fournir le prétexte attendu au
déploiement des forces de l’Otan.
Maintenant que Poutine a réussi à
renforcer la place de la Russie en
Méditerranée, après avoir fait
échouer l’attaque contre la Syrie,
en 2013, Washington concentre ses
efforts sur les moyens d’empêcher la
moindre consolidation du pouvoir de
Moscou en Eurasie. S’ils parviennent
à exacerber à leur profit les
fractures qui divisent la société
ukrainienne, les USA disposent d’une
occasion en or pour installer un
autre gouvernement pro-occidental à
Kiev, et pour créer les conditions
favorables à l’implantation de
forces militaires US à seulement
quelques centaines de kilomètres de
Moscou. Mais la Russie semble avoir
tiré les leçons des « Révolutions
Oranges » de la dernière décennie,
et n’est pas aujourd’hui d’humeur à
tolérer ce genre de choses.
Il faut espérer que la guerre
civile pourra être évitée. La
partition du pays est néanmoins
possible, la partie orientale du
pays qui concentre les industries et
le littoral de la Mer Noire se
plaçant sous la protection de
Moscou, tandis que la partie
occidentale accomplirait son rêve
pro-européen [5].
Ceux qui financent les militants
galiciens ultras peuvent bien
parader en leur honneur à Paris,
Londres et Berlin. Les décideurs US
et les eurocrates se soucient fort
peu de ce qui, là-bas, va leur
arriver.
Traduction
Gérard Jeannesson
Source
Oriental Review
[1]
L’exécution des différents volets de
l’aide apportée par Moscou est suspendue
suite à la démission du Premier
Ministre, Mykola Azarov. Elle sera
réactivée dès que Kiev aura un nouveau
gouvernement et appliquera sa part des
accords prévus.
[2]
« Freedom
House : quand la liberté n’est qu’un
slogan », par Thierry Meyssan,
Réseau Voltaire, 7 septembre 2004.
[3]
« La
NED, vitrine légale de la CIA », par
Thierry Meyssan, Odnako/Réseau
Voltaire, 6 octobre 2010.
[4]
« La
stratégie anti-russe de Zbigniew
Brzezinski », par Arthur Lepic,
Réseau Voltaire, 22 octobre 2004.
[5]
Si la partition intervient, on ne peut
exclure que la Hongrie et la Roumanie
fassent entendre des revendications
territoriales sur la Ruthénie carpatique
pour la première, et sur la Bukovine
pour la seconde
Mark Hackard
American
independent foreign policy analyst. He
earned a BA in Russian Language from
Georgetown University and an MA in
Russian, Eastern European and Eurasian
Studies from Stanford University.
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