Demain Online
Dieudonné, le produit de nos errements
Marcel Sel

Dimanche 5 janvier 2014
Qu’est-ce qui fait le succès de
Dieudonné ? Car il faut parler de succès.
Une de ses vidéos a dépassé les 2
millions de vues. Chaque fois que M’bala
poste, il y a des dizaines de milliers
de personnes qui regardent. En retour,
ils se font prendre en photo faisant la
quenelle, et postent le résultat sur le
site de Dieudo qui les en félicite. Il y
a donc un système qui fonctionne et
s’amplifie. Si c’est le cas, c’est parce
que Dieudonné fait mine de répondre à
des questions ou à des préoccupations
qui «tournent» dans le
public. Il serait peut-être temps que
nous en parlions…
Le sionisme
Mettons d’emblée les pieds dans le plat.
Ce que dit Dieudonné sur le sionisme
n’est pas entièrement faux. Il s’appuie
sur un certain nombre de constats. Le
premier, c’est
qu’Israël utilise régulièrement la
Shoah comme instrument politique. Tout
récemment encore, le vice-ministre
israélien des Affaires étrangères a
comparé les frontières de 1967
à celles «d’Auschwitz». Peu
d’intellectuels en vue s’élèvent contre
cette utilisation régulièrement obscène
du pire assassinat de masse que
l’occident ait connu et produit à
l’intérieur de ses frontières. De même,
l’insistance de certaines organisations
«juives» (notez les guillemets) en
Europe à lier Israël à la Shoah, et à
qualifier d’antisémites ceux qui
critiquent légitimement ou non Israël,
est vécue par un certain nombre de
défenseurs de la cause palestinienne
comme une agression permanente. À cela
s’ajoute l’insistance des médias à
confondre ces organisations
proisraéliennes et «la communauté
juive». Or, les opinions qui vivent au
sein de la «vraie» communauté juive,
entendez les gens qui se reconnaissent
ou sont désignés comme «juifs», sont
extrêmement variées et vont d’un soutien
total à un grand Israël, de la mer
jusqu’au Jourdain, à l’opinion inverse,
à savoir qu’il vaudrait mieux effacer
Israël de la carte !
Ceci ne retire rien au droit d’Israël
de traiter de la Shoah, de désigner des
justes, d’entretenir la mémoire. Mais
utiliser l’Holocauste à des
fins politiques a un prix.
Ariel Sharon fut l’un des
«accélérateurs» de ce phénomène. En
brandissant l’antisémitisme à tout
escient qui pût être utile à la cause
politique israélienne, il a abusé d’un
mot qui ne devait être galvaudé, faute
de quoi le devoir de mémoire, ou plutôt
l’impérative nécessité de mémoire,
deviendrait de plus en plus difficile à
gérer. Ce qui arrive aujourd’hui avec la
quenelle n’est donc pas sans fondement.
La diabolisation de la cause
palestinienne par un État occupant ne
pouvait à terme que radicaliser
l’opinion, au détriment d’un débat
serein.
Or, seul un tel débat est souhaitable chez nous.
Il est en effet absurde que les
populations juives et musulmanes se
déchirent en Europe, c’est au contraire
précisément le lieu neutre où elles
doivent se rencontrer et échanger leurs
points de vue sans violence et dans le
respect mutuel. Mais en
instrumentalisant le sionisme de
certains Juifs d’Europe (où le sionisme
est une opinion aussi légale que la
cause palestinienne, nous ne sommes pas
des belligérants), la droite Israélienne
est quelquefois la pire ennemie des
«communautés juives européennes»
(toujours entre guillemets, c’est
évidemment une vue de l’esprit), et
c’est Dieudonné qui solde aujourd’hui
l’addition.
Le problème, bien sûr, c’est que
celui-ci utilise ces errements
israéliens (sionistes, donc, à ses yeux)
pour prétendre que tout est sionisme,
que tout est la faute au sionisme, que
le sionisme est devenu notre façon de
penser ici en Europe et que… les
chambres à gaz n’ont pas existé ! Une
dérive qui ressemble très fort à de
l’antisémitisme, puisqu’il utilise le
prétexte offert par Israël (et Israël
n’est pas «les Juifs», loin de là) pour
tout mettre sur le dos du «sionisme».
Nous ne pouvons pas
accepter cette dérive. Mais nous ne
pouvons pas pour autant
interdire Dieudonné,
ou le harceler comme s’il était
un criminel nazi (avis
aux Klarsfeld dont j’admire le combat,
mais qui se trompent aujourd’hui
d’intensité). C’est par l’explication
que nous devons la combattre, par
le débat, et pas par la censure.
Si le message
de Dieudonné rencontre un certain
succès, c’est parce que nous nous sommes
trop concentrés sur ses effets sans nous
intéresser à ses causes.
Antisémitisme et islamophobie
La rage de certains intellectuels
«juifs» ou pro-Israël (mais de bien
d’autres aussi) à imposer un distinguo
entre antisémitisme et islamophobie en
passant par la négation du terme
«islamophobe» lui-même est un autre
facteur propice au développement de
dieudonéseries. Même si l’antisémitisme
est en recrudescence, particulièrement à
l’est de l’Europe (je pense notamment au
JOBBIK hongrois), les personnes
identifiées comme juives (y compris
celles qui, portant un nom juif, ne se
revendiquent pas de «la communauté
juive») ne subissent pas, aujourd’hui,
une discrimination comparable à celle
dont souffrent bien des musulmans
d’Europe. La musulmanophobie est une
réalité qui s’exprime ouvertement, et
quotidiennement, de multiples manières.
D’abord par les discours d’hommes
politiques qui ne sont que rarement
censurés.
Personne n’évoque l’interdiction
envers Geert Wilders de diffuser sa
haine de l’Islam aux Pays-Bas. Personne
ne propose de museler le Vlaams Belang
en Belgique, qui appelle à une guerre
contre l’Islam. Personne ne cherche à
interdire les discours virulents de
partis d’extrême droite en France (dont,
au passage, Dieudonné est devenu
humainement proche, puisqu’il fréquente
Alain Soral, Faurisson, Jean-Marie Le
Pen). Mais Dieudonné, lui, devrait être
interdit de représentations ? Ce
faisant, Manuel Valls commet une erreur
gravissime, en répondant à une
accusation de discrimination par… la
confirmation de cette discrimination.
Pour en revenir à la situation des
musulmans en Europe, il est
indispensable de revoir notre copie. En
établissant une hiérarchie entre
antisémitisme et islamophobie — niant
l’usage du mot «islamophobe» lui-même,
nous refusons aux musulmans discriminés
l’expression même de leur
souffrance. Même s’il est évident
qu’être l’objet de discriminations n’est
pas de la même nature qu’être l’objet
d’un génocide, l’on doit comprendre que
les musulmans qui vivent ce dédoublement
de la valeur de l’oppression humaine
sont susceptibles de le prendre pour une
«oppression sioniste». Dieudonné met
simplement des mots (mal) choisis sur
des phénomènes qui touchent une masse de
gens, et son succès n’a dès lors rien
d’étonnant. Tant qu’on ne reconnaîtra
pas l’islamophobie pour ce qu’elle est,
une xénophobie de la même nature que
l’antisémitisme, nous alimenterons son
lectorat.
Égalité des souffrances
Nous devons aussi nous poser la
question du statut que nous donnons aux souffrances humaines. Il n’y
a pas une once de différence entre celle
des victimes du génocide rwandais et
celle des victimes de la Shoah. Leurs
descendants vivent la même horreur au
quotidien. Les rescapés des deux
génocides sont également dans le doute
existentiel : pourquoi ai-je survécu, et
pas ma sœur, ma mère, mon père, mon
frère ou mon voisin ? Il y a également
une responsabilité occidentale
indéniable dans les deux événements. Or,
nous sommes loin de les avoir
mis sur le même pied humain.
Il en va de même pour
la colonisation. La France a toujours du
mal à reconnaître qu’elle était une
force d’occupation en Algérie et
ailleurs et qu’elle y a commis des
crimes de guerre, atroces, des meurtres
de femmes et d’enfants. La Belgique ne
reconnaît toujours pas qu’elle a établi
un régime d’apartheid au Congo belge et
encore moins qu’elle a, auparavant, créé
une zone criminelle où couper des mains
de Congolais ou faire mourir des
familles de faim était monnaie courante.
L’ONU n’a toujours pas qualifié ces
colonisations de crimes contre
l’humanité et être noir en Europe est
souvent encore un crime en soi.
Nous jetons l’opprobre sur ceux des
régimes africains qui pratiquent
l’assassinat politique ou massif, mais
nous ne sommes pas capables d’accueillir
leurs victimes, nous les laissons crever
en Méditerranée. Plus prosaïquement,
trouver du travail est toujours plus
facile quand on est blanc et qu’on
a un nom bien français, bien belge, bien suisse.
Lorsque des organisations révèlent,
suite à une étude crédible, que nous
discriminons une partie de nos citoyens
du fait de leurs origines, le haussement
d’épaules est toujours plus courant que
les hauts le-cœur. Étonnez-vous ensuite
qu’un message d’un humoriste qui assure,
au contraire, qu’il «comprend», qu’il
«compatit» et qui transforme cette
inégalité en cause «antisioniste»
fonctionne si bien.
Plutôt que d’interdire Dieudonné,
nous devons nous poser des questions sur
la société que nous avons bâtie, sur les
dénis multiples que nous avons
accumulés, sur l’inégalité des
inégalités. Et peut-être par donner à
toutes les xénophobies la même valeur.
Universalisation des souffrances
Nous
n’avons toujours pas été capables de
considérer que les victimes de la Shoah
n’étaient pas «les Juifs et les Roms»
(c’est si commode de considérer que ça
ne regarde qu’eux!), mais bien
l’humanité. Il en va de même pour tous
les autres génocides. C’est aussi cela
qui permet aux politiciens israéliens de
se prétendre dépositaires de cet
assassinat massif, industriel,
d’innocents, à des fins politiques. Or,
la seule manière de comprendre, c’est de
se mettre chacun dans la peau d’un
descendant d’une personne assassinée par
les nazis pour sa (prétendue)
appartenance à un peuple. Autrement dit,
d’universaliser la souffrance, la
mémoire, la détresse. Mais cela vaut
pour tous les crimes contre l’humanité.
Ça vaut pour l’esclavage, ça vaut pour
l’apartheid, ça vaut pour la
colonisation et ça vaut pour les
assassinats de masse de musulmans au
Myanmar, par exemple. Ici, en Europe,
nous devons combattre la
communautarisation de l’empathie. En ne
le faisant pas, nous laissons à des gens
comme Dieudonné le champ libre pour
identifier l’Holocauste au judaïsme, or,
résumer la Shoah au judaïsme, c’est une
victoire posthume d’Hitler dont les gens
comme Alain Soral se pourlèchent au
quotidien.
La dérive du monde politique
Enfin, les partis politiques et les
groupes de pression ou de pouvoir ont
délaissé le champ humain pour entrer
dans un champ électoral. Le citoyen ne
trouve plus dans aucun parti des
réponses sérieuses aux questions qu’il
se pose sur la mondialisation,
l’augmentation des inégalités, la
justice humaine, le droit d’asile, la
crise économique. La gauche politique
semble ne s’intéresser à la population
déshéritée que quand les élections
approchent. Les discours ne
correspondent plus aux actes. La justice
citoyenne n’est plus qu’un mot élégant
qu’on viole après chaque discours, dans
l’hémicycle. Pire. Manuel Valls a un
discours sur les Roms qui ressemble à
celui d’en face, et quand je dis «en
face», c’est presque chez les
extrémistes d’en face. Le
socialisme, partout en Europe, n’est
plus qu’une vue de l’esprit.
Ça ferait bien l’affaire de l’extrême
gauche si celle-ci ne s’était coincée
elle-même dans un discours populiste,
lui aussi devenu électoraliste, hormis
quelques voix discordantes qui cherchent
réellement à comprendre le monde dans
lequel nous vivons et à proposer des
solutions crédibles, Mélenchon est dans
la critique permanente de tout ce qui se
fait, même quand c’est bien ou
nécessaire. Le paysage politique est si
confus que quand un fasciste tue un
antifasciste, les journalistes se font
agresser par les deux bords !
L’extrême droite s’est largement
inspirée des idées de la Nouvelle Droite
pour présenter un programme apparemment
«républicain» qui n’est contredit que de
temps en temps par un membre un peu trop
zélé ou par une couverture de Minute.
Mais les pires déclarations sur les Roms,
par exemple, proviennent souvent de la
droite républicaine elle-même ! C’est
trop facile, ensuite, pour les
frontistes, de montrer patte blanche.
Les déshérités du «système» se
retrouvent aujourd’hui, soit entre deux
discours de partis traditionnels qui
s’opposent avec une violence inouïe tout
en pratiquant la même politique ou
presque dès qu’ils sont au pouvoir.
Dégoûtés de cet apparent conflit
improductif entre frères ennemis, ils
sont tentés par les extrêmes. Mais là,
ils se retrouvent entre deux discours
révolutionnaires, celui des communistes
et celui des fascistes. À présent que
les seconds assurent que tous les
Français sont bien français (mais disent
le contraire à huis clos), l’extrême
droite se retrouve presque à égalité de
fréquentabilité avec l’extrême gauche et
les deux discours sont aujourd’hui si
proches que l’antisionisme gauchiste de
Dieudonné se lie, par un simple geste
— la quenelle —, à la xénophobie de
l’extrême droite. Le rapprochement entre
l’humoriste et Soral ou Le Pen père n’a
rien d’un hasard. La quenelle est aussi
bien le fait de gauchistes, de
fascistes, d’ouvriers, que de
discriminés divers de notre société. Aux
gauchos pur jus de se demander s’ils ne
devraient pas changer d’attitude.
Dieudonné est un phénomène qui s’est
construit sur les errements de notre
société. Si nous voulons le juguler ou
éviter qu’il ne se propage, il faut
revoir notre propre copie sociétale
d’abord. Et concevoir, et défendre une
société où nous avons tous réellement
une chance d’égalité. Et le faire
ensemble, toutes communautés, toutes
religions, toutes couleurs et toutes
origines confondues. On
en est extrêmement loin. On s’en éloigne
même de plus en plus. Or, même en
période de crise, nous restons l’une des
régions les plus riches du monde. Mais
nous ne sommes pas capables de partager
cette richesse entre nous. Et
socialement, nous prétendons être un
exemple pour le reste de la planète.
Serait-ce pour cacher la masse de nos
erreurs.
Marcel Sel
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