EODE THINK TANK /
GEOPOLITIQUE
Crimée et ‘Transdniestrie’ entre
géopolitique
et répétition de l'histoire ...
Luc Michel
Photo:
D.R.
Dimanche 9 mars 2014
Luc MICHEL pour EODE Think Tank /
avec Libération – Le Point - EODE Press
Office / 2014 03 09 /
https://www.facebook.com/EODE.Think.Tank
http://www.eode.org/
https://vimeo.com/eodetv
J’ai été le premier, dès le 23 février
2014,
à comparer les dossiers de la ‘Transdniestrie’
(Tiraspol) – la ‘Pridnestrovie’ ou PMR –
et de la République de Crimée
(Simferopol).
Je suis un spécialiste du dossier de la
‘République Moldave du Dniester’ (PMR),
la pseudo « Transnistrie » des médias de
l’OTAN, cette petite République
auto-proclamée qui a fait sécession de
la Moldavie tombée aux mains de
l’extrême-droite pro-roumaine en
1989-91. Les thèmes du Congrès des
Régions russophones de Kharkov le 21
février dernier, le refus du néofascisme
et de la réhabilitation de la
collaboration avec les nazis, le
vouloir-vivre post-soviétique ou encore
la Russophilie, me rappelaient,
immédiatement et fortement, la naissance
de la PMR. Je concluais sur cette
interrogation : « L’Est ukrainien et
singulièrement la Crimée serait alors
une PMR à l’exposant 1000 ? » …
LA PMR : UN BREF RAPPEL HISTORIQUE ET
GEOPOLITIQUE
Commençons par un bref retour sur la PMR
et sa naissance aux forceps.
La Pridnestrovie (la PMR, capitale
Tiraspol), zone la plus industrialisée
de l'ancienne République soviétique de
Moldavie et peuplée aux deux tiers par
des Slaves, a proclamé son indépendance
envers Kichinev dès 1989, sous l’URSS,
puis encore en 1992, après la
dislocation de l'URSS et à l'issue de
plusieurs mois de combats contre les
forces moldaves pro-roumaines. Depuis,
Tiraspol, République auto-proclamée et
Etat de facto doté de tous les attributs
étatiques, refuse de reconnaître la
souveraineté moldave sur son territoire
et applique une politique indépendante,
renforcée après le référendum sur
l'indépendance de septembre 2006, très
largement remporté par les partisans du
rapprochement avec la Russie.
Le 17 septembre 2006, un référendum a eu
lieu en effet en République Moldave de
Pridnestrovie (PMR), et, dans le cadre
de cette consultation nationale, la
majorité écrasante de la population de
cette république autoproclamée s'est
prononcée pour la poursuite de la
politique d'indépendance de la
Pridnestrovie et de son union avec la
Russie.
La PMR est un des points chauds de la
confrontation NATO-Russie, avec les
autres Républiques auto-proclamées
d’Abkhazie (1) et d’Ossétie du Sud (2)
(les trois sont aussi appellées
la « CEI-2 ») (3), et aussi le
Nagorny-Karabagh (4). C’est là que la
confrontation entre l’OTAN et la Russie
s’exprime directement, aux frontières
caucasiennes et aux marches européennes
de la Russie. Quatre « conflits gelés »
perdurent autour de ces quatre
républiques, que l’on tente, avec
l’appui de l’OTAN et de Washington,
d’annihiler par la force. En Abkhazie et
en Ossétie du Sud agressées par la
Géorgie, les combats n'ont cessé
qu'après l'intervention d'une force
internationale de maintien de la paix en
1994 et le conflit armé a repris à l’été
2008. La situation reste tendue dans le
Haut-Karabakh, malgré le cessez-le-feu
et les efforts de médiation de l'OSCE.
La Pridnestrovie réclame depuis plus de
20 ans son indépendance par rapport à la
Moldavie, au travers de plusieurs
referendum, et abrite un contingent de
paix russe malgré l'opposition moldave.
DE LA PMR A LA CRIMEE …
Voici d’autres experts et analystes
occidentaux qui en arrivent aussi à
s’interroger sur les similitudes entre
les deux Républiques auto-proclamées,
les problèmes géopolitiques qui les
entourent et les crises qui les
accompagnent.
Ainsi Emmanuelle Armandon, spécialiste
de l’Ukraine et de la Crimée à
l’Institut national des langues et
civilisations orientales (Inalco) et
auteur de ‘La Crimée entre Russie et
Ukraine : un conflit qui n’a pas eu
lieu‘ (Bruxelles, De Boeck-Bruylant, au
titre non prémonitoire au regard des
événements de ces derniers jours) …
Interrogée par Libération (Paris), elle
répond : « En revanche, on peut très
bien assister à un pourrissement de la
situation. Un nouveau «conflit» gelé,
comme en Moldavie avec la Transnistrie.
Ce qui sera aussi déterminant, c’est ce
qu’il va se passer dans le reste des
régions de l’est de l’Ukraine, à forte
population pro-Russes. Le risque, pour
Kiev, c’est l’effet domino, la
propagation des intentions séparatistes
dans d’autres parties du territoire de
l’Ukraine ».
DE LA CRIMEE A L’EST UKRAINIEN : UNE PMR
A LA PUISSANCE 1000 ?
Plus étonnante est l’analyse du
géopolitologue Edward Luttwak, proche
des néo-conservateurs US et qui fut
conseiller de Ronald Reagan et de George
Bush, qui dresse le même parallèle que
moi entre les crises moldave et
ukrainienne et évoque lui aussi une
« super PMR », dans « Ukraine, le plan
secret de Poutine » (publié notamment
par Le Point et Le Monde, ce 3 mars).
Ajoutons qu’il partage mon analyse sur
le fait que la partition de l’Ukraine
pourrait être le choix du Kremlin dans
la crise ukrainienne : « Il est fort
possible que la partition de l’Ukraine,
ou tout au moins une fédéralisation
totale qui priverait Kiev de tout
pouvoir réel (celle-ci a été prônée par
Lavrov il y a quelques jours), soit le
choix du Kremlin et un piège tendu aux
occidentaux », écrivais-le le 23 février
dernier. Luttwak évoque « l'objectif
depuis longtemps affiché par la Russie
d'aller vers une partition de
l'Ukraine ».
« NOVY RUSSIA » :
APRES LA ‘TRANS-DNIESTER’ DEMAIN LA
‘TRANS-DNIEPR’ ?
Que dit le géopolitologue US Luttwak :
« En réalité, les Russes veulent
beaucoup plus que la Crimée. Le projet
concocté au Kremlin est celui d'une "Novy
Russia", un nouvel État qui comprendrait
tous les territoires à l'est du Dniepr
et que la Fédération de Russie prendrait
sous son aile, jusqu'à sa reconnaissance
pleine et entière. Tout est déjà prévu,
y compris le drapeau de ce nouvel État
(…) En devenant une frontière, la grande
rivière Dniepr donnerait définitivement
la Crimée à la Russie, avec son
irremplaçable base navale, et surtout
aurait l'avantage d'amener dans le giron
de Moscou une population qui inclut
beaucoup de citoyens d'origine russe,
beaucoup d'Ukrainiens russophones, et
beaucoup d'Ukrainiens déjà tournés vers
l'Est, parce que leur activité
économique dépend de la Russie. Poutine
n'aurait donc aucune difficulté à faire
appel au principe incontestable et
wilsonien de l'autodétermination pour
légitimer le nouvel État (…)
Le président russe n'aurait pas trop de
soucis à se faire avec l'opinion de ses
compatriotes : beaucoup de Russes
considèrent que l'Ukraine tout entière
devrait retourner dans le giron de la
mère patrie. Et ceux qui savent un peu
d'histoire se souviennent que l'ancienne
Novorossiya, conquise sur les Tatars,
s'étendait sur les deux rives du
Dniepr. »
Et Luttwak conclut comme moi à cette
« PMR à la puissance 1000 » qu’il
appelle « Trans-Dniepr » :
« Ce territoire trans-Dniepr serait bien
plus vaste que la République de
Transnistrie, cette enclave russophone
que les Russes ont réussi à arracher à
la Moldavie en 1992, qui n'a pas été
reconnue par la communauté
internationale et où stationnent
toujours des troupes russes. »
L’Histoire est souvent une boîte de
Pandore. En soulevant le couvercle de
celle de Kiev, les Occidentaux ont
peut-être laissé s’échapper leur pire
cauchemar. Car si la PMR empêche
Washington et Bruxelles de dormir depuis
25 ans, elle aurait été alors simplement
le modèle, l’esquisse ou encore la
répétition d’une révolution géopolitique
de grande dimension.
J’ai toujours insisté sur le rôle
géopolitique capital, beaucoup plus
important que la problématique simpliste
des « conflits gelés » de l’OSCE, des
« républiques venues du froid ». Nous y
voilà arrivé. De Tiraspol à Simferopol,
un cycle historique nouveau s’annonce à
l’Est …
Luc MICHEL
http://www.eode.org/eode-think-tank-geopolitique-crimee-et-transdniestrie-entre-geopolitique-et-repetition-de-lhistoire/
# Aller plus loin :
mon RAPPORT sur la PMR pour EODE :
http://www.eode.org/EODE-RapportTransdniestrieV2.pdf
NOTES :
(1) L'Abkhazie (capitale Soukhoumi),
ex-république autonome de la Géorgie
soviétique depuis 1931, a combattu les
forces géorgiennes de 1992 à 1994, au
lendemain de la dissolution de l'URSS en
décembre 1991. Soukhoumi ne reconnaît
pas la souveraineté de Tbilissi sur son
territoire et applique une politique
visant à accéder à une indépendance
reconnue par la communauté
internationale. A la suite de la guerre
russo-géorgienne de l’été 2008, Moscou,
et quelques uns de ses alliés, ont
reconnu la République d’Abkhazie.
(2) Ex-région autonome de la Géorgie
d'après la division administrative de
l'URSS, l'Ossétie du Sud (capitale
Tskhinvali) a proclamé son indépendance
le 20 septembre 1990. Tbilissi a alors
riposté et les opérations militaires ont
fait des milliers de morts de part et
d'autre de 1990 à 1992. Lors du premier
référendum de janvier 1992, au lendemain
de la disparition de l'URSS, l'Ossétie
du Sud s'est massivement exprimée en
faveur de son indépendance envers la
Géorgie. Les Sud-Ossètes mettent le cap
sur le rapprochement avec l'Ossétie du
Nord, république du Caucase du Nord
russe, notant que les Ossètes, du Nord
comme du Sud, ont bénévolement intégré
la Russie en 1774, une bonne trentaine
d'années avant la Géorgie. Près de 99%
des Sud-Ossètes ont dit « oui » au
référendum organisé ce 12 novembre 2006
par les autorités séparatistes et
proposant de faire de la région un Etat
indépendant. Tskhinvali ne cache pas son
objectif stratégique de réunification
avec l'Ossétie du Nord, une république
russe du Caucase du Nord, et refuse
catégoriquement de reconnaître la
souveraineté géorgienne sur son
territoire. A la suite de la guerre
russo-géorgienne de l’été 2008, Moscou,
et quelques uns de ses alliés, ont aussi
reconnu la République d’Ossétie du Sud.
(3) A noter que le 30 septembre 2006,
les présidents des parlements de trois
de ces républiques non reconnues – mais
néanmoins en Droit international
reconnues comme « sujets de droit
international » en tant que parties à
des conflits –, Abkhazie, Ossétie du
Sud, Pridnestrovie, ont signé un accord
instituant l'Assemblée parlementaire de
la Communauté « Pour la démocratie et
les droits des peuples ». Cette
Communauté, qualifiée depuis de « CEI-2
», a été instituée en juin 2006 par les
leaders des trois républiques et le
Traité d’amitié prévoit une assistance
mutuelle au niveau politique et
économique, mais aussi, en cas
d’agression, une assistance militaire.
(4) Le Nagorny-Karabakh (capitale
Stepanakert), qui se veut « le deuxième
Etat arménien », enclave à majorité
arménienne en Azerbaïdjan, a fait
sécession de Bakou au terme d'un conflit
armé qui a fait, entre 1988 et 1994, des
milliers de morts. Le Haut-Karabakh
bénéficiait, au sein de la république
soviétique d'Azerbaïdjan, du statut de
région autonome. En 1988, à la faveur de
la perestroïka gorbatchévienne, la
population locale a exigé la
réunification de l'enclave à la
république soviétique d'Arménie. Malgré
de multiples tentatives de Moscou de
faire revenir le calme dans le pays, une
véritable guerre a éclaté entre la
région et l'Azerbaïdjan après la chute
de l'URSS en 1991. Le 2 septembre 1991,
les autorités séparatistes ont proclamé
l'indépendance de la République du
Haut-Karabakh englobant la région
autonome du Haut-Karabakh et le district
de Chaoumian. Un cessez-le-feu est
intervenu en 1994 mais la situation
reste tendue, malgré des efforts de
médiation du groupe de Minsk de l'OSCE.
Depuis, des négociations sont en cours à
différents échelons entre Bakou et
Erevan.
(5) Edward Luttwak (né en 1942 à Arad,
Roumanie), est un économiste et
historien américain. C'est un des
spécialistes en stratégie et en
géopolitique les plus connus dans le
monde. Il travaille notamment au Centre
d’études stratégiques et internationales
de Washington (CSIS) et a publié ‘Strategy:
The Logic of War and Peace’, ‘Le Coup
d'État, mode d’emploi’, ‘Le Rêve
américain en danger’ et ‘Le
Turbo-capitalisme’.
https://www.facebook.com/EODE.org
http://www.eode.org/
https://vimeo.com/eodetv
Le sommaire de Luc Michel
Le dossier
Monde
Les dernières mises à jour
|