Liberté Algérie
L’Amérique, de
Donald Trump à Joe Biden
Lahouari Addi

Jeudi 12 novembre 2020
Décryptage
La défaite de Donald Trump va mettre fin
à une présidence grotesque, marquée par
la mauvaise foi et les paroles
outrancières, en plus des mensonges
quotidiens. Selon le fact-checking du 17
août 2020 du Washington Post, il a menti
22 247 fois en 1 316 jours. En avril
dernier, il avait déclaré, devant des
médecins médusés, que l’eau de Javel
pourrait être un remède efficace contre
la Covid-19.
Il était agacé que
la presse parle autant de cette pandémie
dont il craignait qu’elle diminue ses
chances de gagner les élections. Il
s’était présenté à l’élection
présidentielle en 2016 pour se faire un
nom à l’échelle internationale en vue de
gagner de l’argent dans des transactions
immobilières en Russie, en Thaïlande, en
Turquie, etc. Son ancien avocat et homme
de main Michael Cohen, qui avait
fait de la prison à cause de lui,
témoigne que Trump ne croyait pas qu’il
serait élu en 2016 (Michael Cohen,
Disloyal. The True Story of the Former
Personnel Attorney to President Trump,
Skyhorse Publisher, New York, 2020).
Un président
excentrique et narcissique, selon
son entourage
Homme d’affaires ayant fait plusieurs
fois faillite, promoteur immobilier aux
transactions douteuses, personnage
excentrique des émissions de télévision,
Trump n’a pas le profil d’un homme
politique. Il s’est fait connaître du
grand public à travers une émission de
télévision (The Apprentice) où il
prononçait la phrase célèbre “Vous êtes
viré” (You are fired). Pour lui, la
politique est une activité
transactionnelle qui rapporte de
l’argent. Dans sa conception, elle n’a
rien à voir avec des visions
idéologiques prétendant réaliser le bien
public, soit d’un point de vue
conservateur, soit d’un point de vue
progressiste libéral.
Il ne défend pas
une idéologie ; il défend ses propres
intérêts en instrumentalisant des idées
de droite qui lui assurent des soutiens
divers dans une société où certaines
couches sociales ont peur du changement.
Dans les années 1990, il était inscrit
comme démocrate et, à ce titre, il avait
donné 6 000 dollars pour soutenir la
candidature au poste de magistrat à San
Francisco, Californie, de Kamela Harris,
que Joe Biden choisira en 2020 pour être
la vice-présidente.
Dans un livre
devenu un best-seller dans la liste du
New York Times, sa propre nièce, Mary
Trump, le décrit comme un narcissique
qui n’a aucune empathie pour les autres,
obsédé de gagner plus d’argent même de
façon immorale. (Mary Trump, Too Much
and Never Enough. How My Family Created
the World’s Most Dangerous Man, Simon
and Shuster Publisher, New York, 2020,
traduction française : Trop et Jamais
Assez. Comment ma famille a créé l’homme
le plus dangereux au monde, Albin
Michel, Paris, 2020).
Après avoir servi
pendant deux ans comme secrétaire
sénéral de la Maison-Blanche (Chief of
Staff), le général à la retraite John
Kelly dit de son ancien patron : “Sa
malhonnêteté et le caractère intéressé
de chacune de ses relations sont plus
pathétiques qu’autre chose. Je n’ai
jamais rencontré dans ma vie un homme
avec autant de défauts.” (The Hill, 17
octobre 2020.)
L’angoisse de
l’Amérique profonde face aux changements
sociodémographiques
Trump s’est porté candidat en 2016 à un
moment où une grande partie des
Américains ne voulait pas d’un troisième
mandat démocrate après les huit années
de présidence de Barack Obama. Celui-ci
avait suscité des espoirs qui sont
retombés suite à la timidité de ses
réformes, ce qui a fait perdre des voix
au parti démocrate. En 2016, Trump avait
représenté l’alternance, mais aussi la
revanche des conservateurs qui se
sentaient humiliés d’avoir été dirigés
par un président noir.
“Nous avons trop
souffert pendant 8 ans”, avait dit l’un
d’eux. Favorisé par cette période de
reflux propre aux cycles électoraux,
Trump a émergé comme le candidat
flamboyant qui séduit les foules et les
médias à grand tirage. Il a su attirer à
lui aussi bien les chrétiens
évangéliques attachés aux valeurs
conservatrices que les ouvriers blancs
qui avaient perdu leur emploi suite à la
délocalisation des entreprises
industrielles. Son élection en
2016 n’a pas été un accident ; elle a
exprimé une peur de l’Amérique rurale et
profonde face aux changements
sociodémographiques des 50 dernières
années.
À cela s’ajoutent
les effets de la mondialisation qui a
incité des entreprises à s’installer au
Mexique et en Asie, où le salaire
ouvrier est moins élevé. Accélérée par
la révolution néo-libérale des années
Reagan-Thatcher, la mondialisation
a profité à Wall Street, mais a aussi
fait des perdants, en particulier les
ouvriers dont les usines ont été
délocalisées vers l’extérieur. La perte
d’emploi dans l’industrie a suscité une
rancune tenace chez des ouvriers
récemment convertis au vieil
isolationnisme d’avant la Seconde Guerre
mondiale. Trump avait promis de faire
revenir aux USA les emplois perdus au
profit de la Chine et du Mexique.
Cela lui avait
permis de gagner des voix dans les cités
ouvrières des États de la “rust belt”
(“ceinture de rouille” des États du
Michigan, du Minnesota, de l’Ohio et de
la Pennsylvanie), auparavant acquises au
parti démocrate. Il avait aussi joué sur
la peur du petit Blanc qui se sent
menacé par l’émergence d’une classe
moyenne noire et hispanique. Au cours de
ses campagnes, il promettait aux mères
de famille des banlieues aisées (suburban
housewives) de les protéger de
l’invasion des Noirs et des Hispaniques.
Le slogan “Make
America Great Again” (Rendre l’Amérique
comme elle était) est l’illustration de
cette nostalgie d’une époque où les
Noirs n’avaient pas de droits civiques,
les travailleurs hispaniques étaient peu
nombreux, et les supermarchés Walmart et
Target ne vendaient pas de produits
manufacturés en Chine. Cette époque est
révolue et la société a changé ; mais
les institutions n’ont pas changé,
résistant au suffrage universel par le
charcutage électoral (gerrymandering),
le système des grands électeurs, le
poids des États dans le Sénat et la
privation du droit de vote de centaines
de milliers de Noirs sous des prétextes
farfelus (disenfranchisement).
Un système
politique anachronique
Les États-Unis sont l’une des plus
anciennes démocraties au monde. Son
système politique a été façonné à la fin
du XVIIIe siècle et au début du XIXe
siècle avec des idées libérales à une
époque où les hommes blancs exploitaient
des esclaves noirs et dépossédaient de
leurs terres les autochtones (Native Americains) par la violence. Le racisme
institutionnel, encore actif aujourd’hui
dans la police et dans la justice, est
issu de cette histoire chargée de
violence où une partie de la population
colonisait et dominait une autre partie.
Le puritanisme
chrétien donnait aux acteurs de la
domination blanche une bonne conscience
et la conviction qu’ils étaient
respectueux des valeurs morales. Ce
système a fonctionné et fonctionne
encore avec deux partis qui convergent
par leurs ailes modérées et qui, pour
gagner les élections, ont besoin de
l’appui des indépendants.
Ces derniers ne
sont pas organisés politiquement, mais
leur vote donne la victoire tantôt à
l’un, tantôt à l’autre parti. Mise à
rude épreuve par les changements
sociodémographiques, la structure du
champ politique a montré les limites du
système bipartisan reposant sur des
valeurs libérales abstraites.
Par ailleurs, la
disparition de la menace communiste, que
constituait l’Union soviétique, a
affaibli le consensus qui unissait
républicains et démocrates “contre le
socialisme”. Le consensus a été remis en
cause dans les années 1990, dites années
Newt Gingrich, député haineux de l’État
de Géorgie. Cette période a ouvert la
voie aux néo-conservateurs, au mouvement
Tea Party et à leurs actuels héritiers
publiquement racistes et
conspirationnistes.
Au lieu de se
distinguer de ces courants souvent
violents, le parti républicain s’en est
accommodé en se radicalisant. Trump est
l’illustration de cette dérive droitière
raciste portée par de nombreuses
organisations qui participent aux
mobilisations électorales. Avec ses
radios locales, ses sites internet et
une chaîne de télévision à grande
audience (Fox News), l’extrême droite
américaine a pris en otage le parti
républicain qui a besoin de
personnalités médiatiques au discours
haineux comme Rush Limbaugh, Sean
Hannity, Steve Banon, Alex Jons et
d’autres encore.
Écoutés et suivis
par des millions de personnes sur les
médias et les réseaux sociaux, ces
polémistes forment les groupes de choc
du trumpisme. Tweeter vient de suspendre
le compte de Steve Banon, ancien
conseiller à la Maison-Blanche de Trump,
pour avoir appelé à couper la tête du
directeur du FBI et du Dr Anthony Fauci
qui prône le port du masque pour se
prévenir de la Covid-19. Steve Banon les
accuse d’être proches du parti démocrate
et de travailler contre les intérêts de
l’Amérique ! Cette propagande haineuse a
éloigné du parti des républicains
modérés regroupés dans le Lincoln
Project qui a appelé à voter pour Joe Biden.
Le poids des
swing votes
Cependant, comme dans tout système
bipartisan, les élections se jouent au
centre. En s’adressant juste à la base
électorale de son parti, Trump s’est
enfermé dans un dilemme qui a fait fuir
les indépendants. Sa défaite s’explique
en partie par la peur qu’il a inspirée à
de nombreux groupes sociaux qui refusent
les discours enflammés diabolisant
l’adversaire. Les couches sociales avec
une éducation universitaire et surtout
une majorité de femmes blanches des
banlieues de classe moyenne (white
suburban women) ont rejeté son
comportement agressif à la hauteur de
65%, selon des sondages publiés par les
grands journaux.
L’absence
d’empathie de Trump pour les familles
des victimes de la pandémie (230 000
morts à ce jour) et l’indifférence
affichée à la suite des violences
policières à l’endroit des Noirs ont
éloigné de lui une partie des
indépendants qui font la différence lors
des scrutins serrés. Les candidats aux
fonctions électives ne peuvent gagner
que si, en plus de leur clientèle
électorale, ils attirent à eux des
indépendants et des indécis (swing
votes) qui font pencher la balance vers
un camp ou vers un autre.
Les républicains
étaient conscients de cette incapacité
de Trump à attirer les modérés, mais ils
l’ont utilisé pour nommer à la Cour
suprême et aux Cours fédérales des juges
conservateurs. Ils ont pour dessein, en
cas d’alternance électorale, de faire
annuler par les cours de justice des
lois émanant de parlementaires
démocrates relatives à la fiscalité, au
port d’arme, à l’avortement, à la
couverture sanitaire, au changement
climatique, etc.
La
judiciarisation à outrance de la sphère
politique
La bouée de sauvetage à laquelle
s’accrochent les républicains est la
Constitution qui date de deux siècles et
qui ne peut être modifiée que par les
deux tiers des élus des deux Chambres,
ce qui est de l’ordre de l’improbable.
Dans la culture politique des
Américains, la Constitution, héritée des
pères fondateurs, est sacrée. Elle
serait l’équivalent politique de la
Bible, et ce serait presque un blasphème
de vouloir la modifier.
Mais, comme tout
texte, la Constitution est susceptible
d’interprétation dans un sens ou dans un
autre, et c’est ce qui donne un pouvoir
“politico-idéologique” aux juges. C’est
ce qui explique la judiciarisation à
outrance de la vie politique, comme si
les juges se substituaient aux
législateurs en exploitant les vides
juridiques de la Constitution et de
nombreux textes législatifs (legal
loopholes).
En 2000, alors que
le candidat démocrate Al Gore avait
obtenu un plus grand nombre de votes au
niveau de tout le pays par rapport à son
concurrent républicain Georges Bush, la
Cour suprême avait tranché en faveur de
celui-ci dans le décompte des suffrages
en Floride. C’est dans cette perspective
que Trump a nommé trois juges
conservateurs sur qui il compte pour
annuler les résultats du vote du 3
novembre dernier qui ont donné Joe Biden
vainqueur.
Dans ce cas précis,
il n’est pas sûr que son recours
aboutisse à la Cour suprême. Même si la
majorité des juges de cette institution
penche en faveur des républicains, il y
a une limite que ces juges ne peuvent
dépasser, de crainte de provoquer une
guerre civile. La victoire de Joe
Biden va éloigner de la Maison-Blanche
celui que le New York Times appelle un
“con artist” (un escroc) qui ne paye pas
ses impôts.
Mais elle ne va pas
résoudre, au moins dans l’immédiat, le
problème structurel du système politique
dans lequel la population de 26 États,
qui représentent 18% des Américains,
détient la majorité du Sénat sans
laquelle auquel aucune loi ne peut être
promulguée. Le système du collège
électoral, le poids des États dans le
Sénat et l’idéologisation des Cours de
justice atténuent le principe sur lequel
est fondée la démocratie : le pouvoir
est issu du suffrage universel où une
voix d’un citoyen est égale à celle d’un
autre citoyen.
Aux États-Unis,
cette règle est bafouée puisque, au
Sénat, la voix d’un citoyen du Wyoming
(500 000 habitants) est supérieure à
celle du citoyen de la Californie (35
millions habitants). Certes, la Chambre
des représentants regroupe des élus en
fonction du nombre d’habitants des
États, mais ce n’est pas le cas du Sénat
où chaque État, quel que soit son poids
démographique, dispose de deux sièges.
L’Amérique est un géant économique et
militaire aux fondations politiques
fragilisées par le poids des ans. La
radicalisation droitière d’une partie de
l’élite politique est pleine de dangers
pour la paix civile dans un pays où le
port d’arme est légal.
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