Opinion
La révolution d’Ukraine, et après?
Les enjeux du référendum
Jean Geronimo
Photo:
D.R.
Samedi 15 mars 2014
Par
Jean Geronimo, Spécialiste des questions
économiques et géostratégiques russes.
Université Pierre Mendès France,
Grenoble II. A l'heure d'un risque
d'embrasement de l'Est ukrainien,
sonnant comme un cri de révolte et
d'incompréhension face à une évolution
politique en partie impulsée de
l'Etranger, la maladresse de l'ingérence
occidentale risque de coûter très cher
au peuple de Kiev.
La méconnaissance des bureaucraties
occidentales de la réalité ukrainienne,
historiquement imbriquée à l'histoire
russe, éclate aujourd'hui comme une
évidence. Surfant sur l'élan initial des
protestations de rue, contre « un
autocrate corrompu, aux soldes de Moscou
», les opposants politiques les plus
divers et extrêmes ont réussi leur coup
d'Etat, recouvert du vernis légitime de
« révolution ».
C'est cette légitimité kiévienne qui
est remise en cause par l'autre partie
du peuple ukrainien, jusqu'à présent
curieusement oubliée par la pensée
unique relayée par les médias, et qui
constate, impuissante, l’arrivée de
nostalgiques du nazisme aux
responsabilités gouvernementales. Un
rêve déçu mais, surtout, un retour en
eaux troubles, vers un passé que l'on
croyait à jamais révolu.
Peut-on parler de manipulations ?
Entre soft power et
manipulations, voyage en eaux troubles
Après les fausses « révolutions
colorées » d'inspiration libérale,
frappant dans les années 2000 la
périphérie post-soviétique et plaçant
des dirigeants pro-américains à la tête
des Etats géorgien, ukrainien et
kirghize, la « révolte de Kiev »
apparaît au final comme un sous-produit
d'un modèle déjà expérimenté et
prolongé, récemment, au Moyen Orient,
principalement en Libye et en Syrie. A
la base de ce modèle « révolutionnaire
», se trouve une stratégie de
désinformation permettant la
justification du processus politique
conduisant au renversement d'un régime
hostile (ici, celui de Ianoukovitch) et,
surtout, à l’arrivée de dirigeants
politiquement corrects (ici,
pro-européens). Depuis la « croisade »
américaine de 2003 en Irak, ce scenario
s'inscrit dans une redoutable permanence
: G.W. Bush lui-même, n'avait-il pas
alors reconnu, que la première guerre à
gagner était « celle de l'information »
? Comme une inquiétante inertie.
La seconde « révolution de Sébastopol
», haut lieu historique et symbole
politique de la vieille Russie, tout en
visant à contrebalancer la première «
révolution de Kiev » dénonce, de manière
implicite, cette utilisation
inconsciente par l'Occident du soft
power issu de l'information. Subordonnée
à la réalisation d'un objectif politique
précis, centré sur l’élimination du
président légitime, cette stratégie
communicationnelle de la coalition anti-Ianoukovitch
a été patiemment construite,
indépendamment de ses coûts. Or, au
regard de leur ampleur et de leur impact
déstabilisateur sur la région, ces coûts
semblent irréversibles.
Tendanciellement, un des coûts
collatéraux de cette stratégie a été de
réveiller les mouvements radicaux,
extrémistes et néofascistes, teintés
d'un vernis nationaliste. A terme,
au-delà d'un redécoupage géopolitique de
l'Ukraine selon l'ancien clivage
Est/Ouest, catalysé par la volonté
d’indépendance de la
Crimée – dans le prolongement d’une
jurisprudence initiée par l’indépendance
du Kosovo en 2008 –, c’est bien
l’extension de l’axe OTAN-USA via l’UE,
contre les intérêts russes, qui se joue.
Au cœur de l’Echiquier eurasien, cette
extension de l'axe euro-atlantique
sanctionnerait, de manière définitive,
sa victoire de la Guerre froide.
Le réveil révolutionnaire de
la Crimée, contre l'illégitimité
kiévienne
Dans la mesure où la « révolution de
Kiev » n'est pas représentative de la
majorité du peuple ukrainien, la révolte
de l'Est ukrainien et en particulier, de
la Crimée, n'est qu'un juste retour des
choses. La majorité silencieuse, trop
longtemps passive, a laissé aller à son
terme l'étrange révolution libérale,
verrouillée par les élites occidentales
mais infiltrée par des éléments
extrémistes. Ces derniers semblent avoir
provoqué consciemment les terribles
massacres – avec l’aide de snipers pour
accélérer les événements –, en tirant
sur les forces de police et de sécurité,
dès lors, condamnées à riposter. Face à
l'inflexion nationaliste et anti-russe
de la nouvelle ligne « révolutionnaire
», la peur gagne désormais le camp des
minorités ethniques. Le réveil de la
société civile ukrainienne, après un
véritable coup d'Etat programmé, n'en
est que plus brutal. Le soleil se lève,
aussi, à l'Est.
Lors des émeutes de Kiev du 18
février 2014, un étendard de la division
SS Galicie a été fièrement brandi par
les manifestants. Cet acte abject,
condamné par Moscou, n'a guère été
dénoncé par l'Union européenne et ses
démocrates dirigeants. Une telle
évolution s'inscrit dans une tendance
plus globale à réécrire l'histoire et à
glorifier le nazisme dans certaines
régions européennes, orientales et
baltes – récemment en Estonie (où
d'ailleurs, les russes ethniques sont
définis comme « non-citoyens » !). Une
autre tendance parallèle – observée en
Bulgarie, le 24 février 2014 –, est de
souiller les monuments élevés à la
mémoire des soldats soviétiques morts
pour stopper la progression de la
barbarie nazie et donc, pour notre
Europe libre. Les leçons de l'histoire
n'ont-elles pas suffi ? Et, en
définitive, pourquoi de telles
informations sont-elles occultées par
nos médias ?
Aujourd’hui, avec l'appui de Moscou,
l'Est pro-russe conteste la légitimité
de la nouvelle direction politique
ukrainienne. Et cela, d'autant plus
qu'avec le soutien occidental, cette
dernière a surfé et, en partie,
instrumentalisé les « tendances
nationalistes et néofascistes »
dénoncées, le 26 février 2014, par le
chef de la diplomatie russe, Sergueï
Lavrov. A l'origine de cette rupture
politique, sanctionnée par la
destitution du président Ianoukovitch,
il y a un double « malentendu »,
minutieusement construit par des forces
intérieures et extérieures à l'Ukraine,
solidarité libérale internationale
oblige.
A la suite de cette crise de
légitimité politique, générée par
l'irresponsable attitude occidentale,
est apparue une menace majeure : un
risque de partition de l'Ukraine – dont
la sécession de la république autonome
de Crimée –, réactivant une forme de
conflictualité bipolaire Est versus
Ouest. Retour vers le passé.
Un coup d'Etat, issu d'un
double « malentendu » adroitement
construit
Dans un premier temps, initiée le 21
novembre 2013 et focalisée contre
l'inflexion pro-russe de la politique
ukrainienne, la protestation populaire
pro-européenne de Maïdan est issue d'une
désinformation évidente. En effet,
l'idée d'un rejet de l'Europe, à travers
celui de l'accord de libre-échange, n'a
jamais été
une réalité. Comme je l'ai déjà
souligné, le Président Ianoukovitch
voulait simplement réviser les
conditions trop drastiques de l'accord,
pour mieux prendre en compte la
spécificité de l'économie ukrainienne et
ses liens denses avec la Russie
structurés sous le soviétisme, via la
division planifiée du travail
socialiste. L'Europe bureaucratique
avait-elle les moyens intellectuels de
le comprendre ? L'application stricto
sensu de cet accord aurait conduit à
l'affaissement économique et social de
l'Ukraine, associant à la fois tournant
ultralibéral vers le tout marché et
abandon des derniers acquis sociaux de
l'Etat-providence communiste. Une sorte
de chaos programmé, « à la grecque »,
sous bienveillance du FMI.
Dans un second temps, le 22 février
2014, le renversement du président
Ianoukovitch est venu, suite à la
violation de l'accord conclu la veille
entre ce dernier et l'opposition, via
les intermédiations américaine,
européenne et russe. La montée en
puissance de la violence «
révolutionnaire » de la rue, le
lendemain de cet accord, explique la
regrettable tuerie, volontairement
provoquée à l'origine par des
extrémistes armés – dont des snipers
très expérimentés. Pourquoi une telle
offensive, le lendemain d'un succès
diplomatique et, surtout, pourquoi ne
pas l'avoir dénoncé ?
A priori, pour pouvoir accéder au
pouvoir, certains éléments de
l'opposition n'avaient aucun intérêt au
maintien du nouvel accord et, pour cette
raison, ont créé les conditions lui
retirant toute légitimité – via la
construction du point critique,
obligeant le pouvoir à la répression –.
Implacable logique.
L'Ukraine, au cœur d'une
lutte d'influence sur le continent
eurasien
L’enjeu implicite de la « révolution
d’Ukraine » est le contrôle par l'axe
euro-atlantique d’un espace stratégique,
sur les plans politique et énergétique.
Cette dimension stratégique du pays est
renforcée par sa position intermédiaire
(« pivot »), entre l'Europe et la Russie
– sans oublier la base russe de
Sébastopol, permettant un accès aux mers
chaudes.
A terme, c’est donc l’extension des
zones d’influence qui se joue, entre les
puissances russe et américaine. Cette
configuration géopolitique replace
l'Europe – et, naturellement, l'Ukraine
– au centre du jeu, c’est à dire au cœur
de la partie d'échecs conduite sur le
vaste continent eurasien, entre les deux
anciennes superpuissances de la Guerre
froide. C'est ce que Zbigniew Brzezinski,
conseiller inaltérable des derniers
présidents américains, depuis la fin des
années 70, appelle le « Grand échiquier
».
Dans cette optique, la « révolution
d'Ukraine » alimente la stratégie de
reflux de la puissance russe, initiée
par le bloc occidental – via l'axe
OTAN-USA –, depuis l'implosion de
l'Union soviétique en décembre 1991. A
terme, il s'agit de réduire la puissance
russe et de l'affaiblir sur sa ceinture
périphérique, en vue de renforcer
l'Europe « démocratique » et, dans le
même temps, dissuader toute velléité de
« retour impérial » de l'ancienne
puissance communiste. Cette obsession de
la politique étrangère américaine, qui
considère l'Ukraine comme le cœur de
cette reconstruction impériale, est
traduite par l'analyse fondatrice de Z.
Brzezinski.
Dans son fameux livre de 1997 « Le
Grand échiquier », ce dernier conclut
notamment qu' « (…) aucune restauration
impériale, qu'elle s'appuie sur la CEI
ou sur un quelconque projet eurasien,
n'est possible sans l'Ukraine. ». Une
conclusion très claire, en prise avec
l'actualité.
Le contrôle d'un « nœud
géostratégique », pour contenir le
retour russe
Au sens de Brzezinski, l'Ukraine est
un pivot géopolitique, c'est à dire un
Etat dont le pouvoir géopolitique est
fondamentalement lié à sa capacité de
nuisance sur des acteurs majeurs
(régionaux et internationaux). Ainsi,
selon ce dernier : « La notion de pivots
géopolitiques désigne les Etats dont
l’importance tient moins à leur
puissance réelle et à leur motivation
qu’à leur situation géographique
sensible et à leur vulnérabilité
potentielle, laquelle influe sur le
comportement des acteurs géostratégiques
». Pour Brzezinski, dont l'analyse est
considérée comme le vecteur de la
politique extérieure américaine, le
contrôle de l'Ukraine est donc une
nécessité stratégique.
Dans la mesure où l'Ukraine se trouve
à un carrefour stratégique sur la base
de la trajectoire des tubes énergétiques
et des grands axes politiques du
continent eurasien, elle devient pour
moi, une sorte de « super pivot » : un
nœud géostratégique. Ce statut
stratégique de l'Ukraine est renforcé
par le fait qu'elle est potentiellement
ciblée, d'une part, par l'extension
programmée de l'OTAN aux ex-républiques
soviétiques (en violation des promesses
de 1989 faites à Gorbatchev) et, d'autre
part, par l'implantation future du
bouclier anti-missiles américain (déjà
envisagée par l'administration de G.W.
Bush). En effet, à partir du moment où
l'Ukraine adhère à l'OTAN, rien ne
s'opposera plus à l'extension du
bouclier ABM à cette dernière et donc,
aux portes de la Russie – d'autant plus
si l'administration républicaine revient
au pouvoir.
Or, comme vient de le rappeler le
président Poutine, en aucun cas la
Russie ne pourra accepter à ses
frontières, la présence d'un système
anti-missiles neutralisant, en partie,
sa puissance nucléaire stratégique.
Photo:
D.R.
Le futur statut européen de
la Russie, donc de l'OTAN, en question
Ainsi, l'Ukraine se retrouve au cœur
d'une lutte bipolaire pour son contrôle,
qui déterminera, dans une large mesure,
l'avenir du continent eurasien et par
suite, selon Brzezinski, l'évolution
géopolitique du nouvel ordre mondial.
Ce faisant, à travers cette lutte, c'est
l'extension et le rôle de l'Europe
politique qui se joue et, en son sein,
le statut de la Russie post-soviétique.
Mais, par ricochet, c'est aussi la
fonction de l'axe OTAN-USA dans la
future structure politico-sécuritaire
européenne qui est en jeu. Ce qui, dans
ses grandes lignes, peut expliquer – et
justifier – la stratégie américaine en
Ukraine, tout comme le projet de Z.
Brzezinski d’une structure de sécurité
transeurasienne intégrant Kiev,
verrouillée par Washington et
marginalisant la Russie.
De ce point de vue, l'idée d'une
Guerre tiède développée et
conceptualisée dans mon livre, semble de
plus en plus crédible (1). N'en déplaise
au messianisme auto-proclamé des sirènes
du néo-libéralisme, trop vite
convaincues d'une « fin de l'histoire »
sanctionnant la fin des idéologies. Sous
l'impulsion d'une Russie revancharde,
aspirant à l'ordre multipolaire et
contrebalançant l'hégémonie américaine,
l'idéologie est de retour. Affirmer le
contraire, à l'heure où V. Poutine
menace le régime illégitime de Kiev –
rallié à l'idéologie néo-libérale –
d'une intervention armée, pour protéger
ses ressortissants et défendre ses
intérêts nationaux, relèverait d'une
pure ineptie intellectuelle.
Aujourd’hui, il s’agit bien d’un
conflit entre deux visions du monde
antagonistes, renforcé par le désir de
Moscou d'apparaître comme une
alternative au néo-libéralisme et de
s’opposer à l’unilatéralisme américain,
systématisé depuis la
disparition du contrepoids
géopolitique soviétique – c’est en ce
sens, que la disparition de l’URSS a été
« la plus grande catastrophe
géopolitique du 20° siècle ». Cette
méfiance russe semble justifiée par la
présence, au sein de la nouvelle équipe
gouvernementale kiévienne, de dirigeants
prônant une politique ultralibérale,
anti-étatique et d’intégration à la zone
euro-atlantique impliquant, à terme,
l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN.
Une telle option exclurait toute
intégration de Kiev à l’Union douanière,
pierre angulaire du projet eurasien
porté par V. Poutine – d’où,
l’incompréhension russe.
Maïdan, une pièce stratégique
sur l’Echiquier eurasien
Au-delà de cette opposition
idéologique, la soif d’indépendance de
la Crimée, encouragée par Moscou,
traduit son envie de s’émanciper de la
tutelle kiévienne sous domination
américaine et aiguillée par un
ultranationalisme fondé, en partie, sur
une idéologie néo-fasciste, raciste et
excluante. Elle relève, aussi, d’une
volonté russe d’affirmer son droit de
regard dans sa proche périphérie, dans
la continuité du soviétisme. D’autant
plus que le précédent kosovar, encouragé
et légalisé par l’axe euro-atlantique
rend légitime, de facto, la démarche
politique du peuple de Crimée et en
cela, le soutien de Moscou. L’enjeu
sous-jacent étant, via le référendum, le
rattachement de la Crimée à la Russie.
L’Etranger « très proche » est une
ligne rouge à ne pas franchir, pour une
révolution manipulée par le surpuissant
bloc otanien hérité de la Guerre froide
et en constante expansion, donc à visée
géopolitique évidente. Par son ingérence
illégale et dangereuse sur le plan
politique, l’Europe a poussé la «
révolution » kiévienne à franchir cette
ligne et, en cela, elle est directement
responsable du retour de la question de
Crimée.
Maïdan, au joli vernis
révolutionnaire de couleur orange, n’est
qu’une pièce stratégique sur l’Echiquier
eurasien.
La révolution d’Ukraine, et après ?
© Journal
L'Humanité
Publié le 15 mars 2014 avec l'aimable
autorisation de
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