RussEurope
Préparer le 31 mars
Jacques Sapir
© Jacques
Sapir
Mardi 29 mars 2016
Le 31 mars va s’avérer une date
décisive pour la mobilisation contre la
loi « El Khomri ». On a dit, sur ce
carnet, toutes les raisons qu’il y a à
exiger le retrait total et
inconditionnel de cette loi. Dans le
même temps, il convient de faire preuve
de lucidité. Cette mobilisation, et ce
quelle que soit son ampleur, a peu de
chances de déboucher sur son objectif
soit un retrait total. Il faut
comprendre, ce qui n’équivaut en rien à
les excuser, les motivations du
gouvernement pour comprendre pourquoi il
est peu probable qu’il consente à ce
retrait, ce qui équivaudrait pour lui à
un suicide politique.
Les origines
européennes de la loi « El Khomri »
La genèse de cette loi ne se trouve
nullement dans le bureau de la Ministre
du travail, ni même dans celui du
Premier-ministre, même s’il est avéré
que la rédaction concrète du texte a
bien eu son origine chez les
collaborateurs de Manuel Valls.
L’origine de cette loi se trouve à
Bruxelles, à la Commission Européenne[1].
Précisément, le contenu de cette loi est
la traduction logique des
engagements pris par le Président,
François Hollande et par le
gouvernement, tant envers la Commission
qu’envers l’Eurogroupe. Et c’est là la
raison pour laquelle un recul du
gouvernement, sans être impossible – et
il faut tout faire le 31 mars pour qu’il
en soit ainsi – reste néanmoins très peu
probable. En effet, ce recul
décrédibiliserait le gouvernement devant
ses partenaires européens. Il placerait
la France dans la situation, de fait, de
l’homme malade de la zone Euro,
ce qui représente un enjeu nettement
plus important que la Grèce, voire
l’Italie.
La logique de la zone Euro veut que
les pays membres, faute d’un mécanisme
de péréquation budgétaire qui n’est à
l’évidence pas possible de mettre en
œuvre à court, voir à moyen, terme,
n’ont d’autres issues que de s’engager
dans une course effrénée au « moins
disant, moins coûtant » dans le domaine
social. C’est là qu’il faut voir
l’origine fondamentale de la Loi « El
Khomri ». Ces mesures ont déjà été
prises en Allemagne, qui possède le
nombre le plus important de
travailleurs pauvres à la suite de
cela en Europe, puis en Espagne, en
Italie, et bien entendu en Grèce et au
Portugal. A l’évidence, le tour de la
France est venu. Mais, il est illusoire
de croire que ces réformes suffiront.
D’autres seront prises dans les autres
pays, et nous serons obligés de rajouter
de la misère à la misère. Telle est la
logique des différentes mesures
organisant le fonctionnement de la zone
Euro[2],
du pacte initial[3]
au TSCG[4].
Or, nous ne connaissons que trop
l’engagement de François Hollande envers
la « cause européenne », engagement qui
a pris l’aspect d’une idéologie, voire
d’une foi religieuse, et non d’un choix
raisonnable, qu’il serait possible de
soumettre à critique et révision. Ce
choix l’entraîne toujours plus loin dans
le renoncement en matières économiques
et sociales, dans la soumission
vis-à-vis des institutions bruxelloises,
et par là, indirectement mais fort
surement, à l’Allemagne et aux
Etats-Unis. Il doit se persuader, et
persuader les autres bien entendu, que
toute remise en cause de ce « choix »
engendrerait des catastrophes
épouvantables. Pourtant, ces
catastrophes surviennent maintenant ; la
loi « El Khomri » en est un exemple.
L’enjeu
politique français
Mais, le recul est aussi rendu très
difficile en raison des projets
politiques de François Hollande. Il est
clair qu’il cherche à se mettre en
position de se faire réélire. Pour ce
faire, il doit absolument se qualifier
pour le second tour de l’élection
présidentielle où il espère affronter
Marine le Pen. Mais, cette qualification
est loin d’être acquise actuellement. La
stratégie de François Hollande est
d’occuper l’espace au centre, en
comptant sur la « discipline » des
électeurs de « gauche » pour faire
l’appoint. Ce qui implique de mettre en
œuvre un programme économique libéral
qui satisfasse le centre-droit, mais
sans s’aliéner les électeurs de
« gauche ». C’est cette stratégie qui
est aujourd’hui mise en péril par la
mobilisation contre la loi « El Khomri ».
Si François Hollande et le gouvernement
reculent, voire retirent cette loi, la
crédibilité de la candidature n’existera
plus pour le centre-droit. S’il se fige
dans une attitude intransigeante, il
s’aliène définitivement une partie de
son électorat. La montée actuelle dans
les sondages de Jean-Luc Mélenchon, le
ralliement à ce dernier d’une partie des
communistes (contre la direction du PCF)
mais aussi de nombreux cadres
« socialistes », sont des indications de
ce risque. Un scénario « à la grecque »,
avec la disparition politique du P « S »
comme on a assistée à celle du PASOK,
n’est désormais plus à exclure.
Aussi, François Hollande doit donner
des gages simultanément au
centre-droit et à la « gauche » de son
électorat. C’est ce qu’il a tenté de
faire avec les premières réécritures de
cette loi, et avec le ralliement de la
CFDT. Mais, ce syndicat est aujourd’hui
largement discrédité par son attitude
passive et complice en bien des points
cruciaux de cette loi.
On comprend alors que les marges de
manœuvre de François Hollande sont
extrêmement restreintes. C’est pourquoi
la mobilisation du 31 mars a non
seulement une importance capitale dans
la lutte contre la loi « El Khomri »
mais aussi par rapport à la situation
politique française. Si elle est de
grande ampleur, elle fera exploser les
illusions de François Hollande. L’enjeu
de cette mobilisation dépasse donc la
simple loi « El Khomri ». Elle se situe
aussi dans le champ politique en
paralysant complètement la stratégie de
François Hollande. C’est pourquoi il
apparaît peu probable aujourd’hui qu’il
renonce à cette loi.
L’enjeu du
31 mars
La mobilisation doit donc s’enraciner
pour durer. Assurément, on ne peut
complètement exclure un succès rapide ;
mais on a vu les raisons qui le rendent
très improbable. Ce qui se profile
aujourd’hui est l’hypothèse d’une loi
modifiée, mais restant fidèle à ce
qu’elle a de pire, et qui passerait « en
force » au Parlement (article 49.3).
François Hollande cherchera à jouer sur
les deux tableaux, à convaincre les
électeurs de « gauche » qu’il a fait
apporter à cette loi des modifications
qui seront présentées comme
« substantielles », et en même temps à
rassurer tant les institutions
européennes que le centre-droit sur sa
volonté de « réformer » le marché du
travail.
L’enracinement de la mobilisation ne
peut être obtenu que par la création de
comités d’action rassemblant tous
les opposants à cette loi et par la
compréhension de l’enjeu politique réel
de cette loi. La mobilisation ne doit
donc pas porter uniquement sur la loi
mais doit poser le problème de la
soumission de ce gouvernement et de ce
Président aux diktats de la
Commission Européenne. Il convient donc
d’introduire de la politique dans cette
mobilisation, et d’en préciser les
objectifs.
Le mouvement contre la loi « El
Khomri » ne peut espérer vaincre qu’en
forçant le gouvernement à « renverser la
table », c’est-à-dire en provoquant une
crise majeure de sa stratégie et,
au-delà, de la stratégie de tous les
« européistes ». Au-delà, il faut
comprendre que cela implique de prendre
position, au moins de manière négative,
par rapport à l’élection présidentielle
de 2017 puisque c’est cette élection qui
pour une bonne partie domine la
stratégie des uns et des autres. Il
convient donc de dire aujourd’hui
clairement qu’aucun report de voix n’est
envisageable pour un candidat, quel
qu’il soit, qui approuverait ou
maintiendrait cette loi (et à fortiori
qui l’aggraverait). Arriver
progressivement à cela est l’un des
enjeux de la mobilisation du 31 mars.
Notes
[1]
http://www.force-ouvriere.fr/bruxelles-fait-pression-pour-que-la-france-adopte-la-loi-travail
[2] Voir Commission Européenne, 12
décembre 2011, « EU Economic governance
« Six-Pack » enters into force »,
http://europa.eu/rapid/press-release_MEMO-11-898_en.htm
[3] « Qu’est-ce que le Pacte de
Stabilité et de Croissance », 1er
juillet 2013,
http://www.vie-publique.fr/decouverte-institutions/union-europeenne/action/euro/qu-est-ce-que-pacte-stabilite-croissance.html
[4] Traité sur la Stabilité, la
Coordination et la Gouvernance au sein
de l’Union économique et monétaire, 25
p. (lire en ligne (http://european-council.europa.eu/media/639232/08_-_tscg.fr.12.pdf))
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