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Retour sur l’attentat de Nice
Jacques Sapir
© Jacques
Sapir
Mardi 19 juillet 2016
L’attentat de Nice nous confronte à
une réalité effroyable : un homme seul,
ou du moins bénéficiant de très peu
d’aide, est à même de commettre un
massacre de masse. Négligeons, pour
l’instant, l’idéologie assassine, celle
du djihadisme, qui a armé son bras. Non
qu’elle soit négligeable. Diverses
organisations, dont l’EI ou Al-Qaeda,
appellent sur divers réseaux sociaux
leurs admirateurs à commettre de tels
crimes de masse. Ils le font à travers
divers médias qui touchent aujourd’hui
une fraction de la population de plus en
plus grande. Ces appels entrent en
résonnance avec les prêches haineux de
certains prédicateurs qui constituent le
contexte idéologique de ce que l’on
appelle la « radicalisation ». Cette
notion de contexte est importante[1].
C’est elle qui permet de comprendre
comment des idées individuelles peuvent
être déterminées à l’insu même de
l’individu par une production
collective. C’est ce qui fait qu’un
individu notoirement perturbé se mue en
un meurtrier de masse au nom d’une
idéologie. Ceci est connu et appelle des
réponses fortes contre la propagation de
l’idéologie Jihadiste qui ont été
détaillées dans ce carnet[2].
Mais cela ne sera possible que si nous
sommes enfin capables de désigner
clairement l’ennemi[3].
Mais ce n’est pas sur cet aspect
qu’il faut aujourd’hui s’attarder. Que
ceci soit possible, que l’on puisse avec
des moyens réduits, provoquer de tels
massacres, est un fait sur lequel il
convient de réfléchir. Car,
l’organisation nécessaire à l’attentat
de Nice ne se compare nullement à celle
des actions du 13 novembre. Alors, nous
étions confrontés à une organisation
complexe, impliquant de multiples
cellules, avec des militants aguerris,
revenus de Syrie. Rien de tel dans le
cas de Nice. Le seul point commun est
justement l’idéologie. Il faut donc en
tenir compte. Il faut lutter contre
cette idéologie, ses vecteurs et ses
apologistes. Mais, cela implique aussi
de comprendre comment un homme seul a pu
commettre des meurtres sur une même
échelle que ce qu’ont commis une
quinzaines d’hommes. Il nous faut donc
réfléchir à ce qui a rendu ceci possible
et aux conséquences qu’il nous faut
tirer de cet état de fait.
Densité
sociale et vulnérabilité
Pour comprendre cet état de fait des
sociétés moderne il faut revenir au
principe de densité sociale. Le principe
de densité sociale constitue un principe
fondamental. Il a été mis à jour par
Emile Durkheim qui analyse l’existence
et les conséquences de ce qu’il appelle
la densité matérielle et la densité
dynamique des sociétés[4].
Ce principe a cependant été redécouvert
par les économistes de manière séparée.
Il provient de la constatation que dans
une société où les d’acteurs sont à la
fois séparés et interdépendants, toute
action initiée individuellement peut
avoir des effets non intentionnels sur
autrui. Il faut souligner que cette
constatation fut tout à la fois celle du
socialiste Otto Neurath[5]
et du libéral F. Hayek[6].
On appellera donc dense tout système où
toute action d’un membre peut avoir au
moins un effet non-intentionnel sur au
moins un autre membre. La fonction de
densité d’une société traduit donc le
degré de probabilité pour qu’un nombre
croissant de ses membres puisse être
affectés par un effet non-intentionnel
d’un autre membre. Ceci est encore plus
vrai dans le cas d’actes intentionnels
comme ceux des attentats du 13 novembre
2015 et bien plus encore du 14 juillet
2016 à Nice. Cette fonction de densité
est le produit de la montée en puissance
des moyens techniques, de ce que les
marxistes appellent les « forces
productives », mais aussi dans la
mobilisation des moyens de communication
de masse qui donnent un écho d’emblée
global à un acte ou à l’effet de cet
acte. Cette fonction de densité peut se
traduire alors par une fonction de
vulnérabilité des sociétés. Elle
implique des formes de réaction qui ne
peuvent être les mêmes que dans des
sociétés ou la fonction de densité est
faible. Elle conduit à mettre en avant
des principes politiques particuliers et
spécifiques aux sociétés qui se
caractérisent par une fonction de
densité particulièrement élevée.
Qu’est-ce
que la densité sociale ?
La notion de densité articule une
double lecture, celle de Durkheim et de
Hayek. Ce dernier insiste sur l’impact
des effets non intentionnels de nos
actes sur autrui comme l’un des raisons
rendant nécessaire la présence de règles
enserrant nos actions. La plus ou moins
grande probabilité qu’une de nos actions
peut avoir des effets non intentionnels
sur un ou plus d’un autre acteur,
constitue une définition implicite d’une
densité économique. Hayek n’a fait ici
que retrouver une idée de Durkheim qui
articule, dans son ouvrage Les
règles de la méthode sociologique
la notion de densité dynamique et de
densité matérielle de la société[7].
La densité dynamique correspond aux
nombres de relations qui existent entre
les unités d’une société donnée: « La
densité dynamique peut se définir, à
volume égal, en fonction du nombre des
individus qui sont effectivement en
relations non pas seulement commerciales
mais morales; c’est-à-dire, qui non
seulement échangent des services ou se
font concurrence, mais vivent d’une vie
commune« [8].
La densité matérielle correspond quant à
elle à la densité démographique, mais
aussi au développement des voies de
communication et de transmission. Pour
Durkheim, ces deux densités sont
nécessairement liées: « Quant à la
densité matérielle (…) elle marche
d’ordinaire du même pas que la densité
dynamique et en général peut servir à la
mesurer« [9].
Cependant, Durkheim met son lecteur
en garde contre une assimilation trop
directe de la densité dynamique à la
densité matérielle, tout en indiquant
qu’il est néanmoins légitime de
présenter la densité matérielle comme
expression exacte de la densité
dynamique en ce qui concerne les
relations économiques[10].
On retrouve chez Durkheim l’idée qu’il
faut à la fois distinguer et articuler
l’intensité des relations entre
individus des conditions matérielles qui
les engendrent, qu’il s’agisse de la
démographie ou des moyens matériels
permettant à ces relations de s’établir.
C’est par un raisonnement assez
similaire que l’on peut analyser la
notion de densité économique avec les
implications de la montée des « forces
productives » qui permettent aujourd’hui
à un homme seul de mettre en péril la
vie de dizaines de ses semblables.
Cette densité sociale exprime les
relations intentionnelles et
non-intentionnelles qui se mettent en
place entre deux acteurs économiques,
dans le cadre de leurs activités
économiques ou sociales. Ceci inclut les
relations commerciales que Durkheim
mentionne, mais aussi les effets non
intentionnels. L’importance de ces
relations se mesure à la fois dans celle
des effets et dans le nombre des acteurs
concernés. Une économie où chaque action
de l’acteur (x) aurait un effet brutal
sur son voisin immédiat et seulement sur
celui-là, serait aussi dense qu’une
économie où l’action de ce même (x) se
répercuterait sur un nombre important de
ses voisins, mais de manière infime.
La constitution de la densité
économique en réalité économique et
sociale provient, pour partie, de la
densité démographique. Mais ce serait
une erreur de réduire la première à la
seconde. L’emploi de moyens matériels de
production de plus en plus puissants,
ainsi que des formes sociales qui
accompagnent ces moyens – ce qu’en
langage marxiste on appellerait des
forces productives – peut accroître la
densité économique sans que se modifie
la densité démographique. L’une des
conséquences ignorées de cette situation
est d’accroître la vulnérabilité de la
société soit à des actes
non-intentionnels (que l’on pense aux
effets des pollutions) soit à des actes
intentionnels comme dans le cas des
actes terroristes. Il faut donc penser
les règles des sociétés « denses » car
elles sont vulnérables tant aux actes
non intentionnels qu’aux actes
intentionnels.
Les
conditions pour une vie pacifique dans
une société dense
Le fait de vivre dans des sociétés
« denses » implique de prendre
conscience des risques qui découlent de
la mise entre toutes les mains de moyens
techniques issus du développement des
forces productives qui peuvent se
transformer en outils de destruction. La
vie dans ces sociétés soulève alors en
réalité bien des problèmes que la
tradition libérale ne prend pas en
compte et ne peut donc gérer. Les
organisations et la production de
réglementations sont les solutions au
problème du passage du local au général.
Cela a des conséquences politiques
d’autant plus importantes que nous
vivons dans un espace dominé par le
néolibéralisme, et que les institutions
de l’Etat sont soumises de plus en plus
à cette logique du néolibéralisme. Il en
est donc ainsi parce que la tradition
libérale ignore superbement le principe
de densité que l’on a évoqué
antérieurement.
On comprend alors pourquoi
l’idéologie devient si importante, et la
notion de contexte idéologique
absolument capitale. Voilà pourquoi la
suppression de l’idéologie Jihadiste, de
ses vecteurs et de ses propagandistes,
est aujourd’hui une priorité. Au-delà,
ce sont les sources même de cette
idéologie qui doivent être combattues,
et en particulier le discours prônant
l’invisibilité des femmes dans la
société, ou des discriminations
particulières, parce que nous pensons
qu’il y a une radicale distinction entre
l’être et le faire[11].
Ce discours doit être combattu et ces
symboles interdits, ou à tout le moins
strictement encadrés par des
réglementations et des formes
d’organisation.
C’est la condition nécessaire à notre
vie en société.
C’est parce que notre action doit
nécessairement s’inscrire dans le cadre
d’une collectivité impliquant des
interdépendances de décision, que doit
nous être reconnu un statut d’égal.
Voilà pourquoi les sociétés, ou les
groupes, qui ne respectent pas le
principe de non-discrimination, parce
qu’elles prédéterminent la coordination
des actions futures, limiteront toujours
l’expression des pleines potentialités
de l’action humaine. Voilà aussi
pourquoi la lutte contre les
discriminations fondées sur le sexe,
l’origine ethnique, la langue ou tout
autre élément de l’être d’un individu,
n’est pas simplement une démarche morale
mais est au contraire l’expression la
plus achevée d’une démarche sociale.
[1] Elle fut développée dans ;
Slovic P. et Tversky A., « Who Accept’s
Savage Axioms ? » in Behavioural
Science, vol. 19/1974, pp. 368-373.
Tversky A., « Rational Theory and
Constructive Choice », in Arrow K.J.,
Colombatto, M. Perlman et C. Schmidt (edits.),
The Rational Foundations of Economic
Behaviour, Basingstoke – New York,
Macmillan et St. Martin’s Press, 1996,
p. 185-197, D. Kahneman, D.L.
Frederickson, C.A. Schreiber, D.A.
Redelmeier, « When More Pain is
Preferred to Less: Adding a Better
End », Psychological Review,
n°4, 1993, p. 401-405. C. Varey et D.
Kahneman, « Experiences Extended Across
Time: Evaluation of Moments and
Episodes », Journal of Behavioral
Decision-Making , vol. 5, 1992, p.
169-196. Je l’utilise pour déconstruire
l’individualisme méthodologique dans
Sapir J., Souveraineté, Démocratie,
Laïcité, éditions Michalon, Paris,
2016, p. 75 et 169-174s.
[2] Sapir J., « NICE: le chagrin, le
dégoût, la colère », note publiée le
17/07/2016,
https://russeurope.hypotheses.org/5097
[3] Sapir J., « Désigner l’ennemi »,
note publiée le 19/06/2016,
https://russeurope.hypotheses.org/5037
[4] E. Durkheim, Les règles de
la méthode sociologique,PUF, coll.
Quadriges, Paris, 1999 (première
édition, Paris, 1937), pp. 112-115.
[5] Neurath, O., « Personal life and
class struggle » republié in O. Neurath,
Empiricism and Sociology,
Cluwer Publishers, Dordrecht, 1973.
[6] F.A. Hayek, The Constitution
of Liberty, Chicago University
Press, Chicago, 1960.
[7] E. Durkheim, Les règles de
la méthode sociologique, Presses
Universitaires de France, coll.
Quadrige, Paris, 1999 (première édition,
P.U.F., Paris, 1937).
[8] Id., pp. 112-113.
[9] Id. pp. 113.
[10] Id, note p. 113.
[11] « Les hommes naissent et
demeurent libres et égaux en droits. Les
distinctions sociales ne peuvent être
fondées que sur l’utilité commune« ,
cité d’après M. Duverger,
Constitutions et Documents Politiques,
PUF, coll. Thèmis, Paris, 1971, p. 9.
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