RussEurope
Hollande et le spectre de la
souveraineté
Jacques Sapir
© Jacques
Sapir
Lundi 17 octobre 2016
Le livre d’entretiens rédigé à partir
des entretiens que François Hollande a
accordé à deux journalistes du Monde,
Un président ça ne devrait pas dire
ça… écrit par deux journalistes du
Monde, Gérard Davet et Fabrice
Lhomme[1],
s’avère être une catastrophe
communicationnelle pour le Président. Ce
livre révèle ce que l’on appelle la face
« sombre » mais qui est la face
véritable d’un homme plus préoccupé de
combinaisons tactiques que de véritables
choix politiques, comme le constate le
député P « S » Malek Boutih[2].
Mais, cela serait réducteur que de
s’arrêter à cet aspect. La mise à nu du
discours de François Hollande, ce
discours qui s’avère bien différent de
ce qu’il dit en public, est un
extraordinaire exercice permettant de
faire ressortir les ressorts latents du
personnage, et au-delà de se poser la
question de ce qui fait aujourd’hui la
différence entre une pensée de gauche et
une pensée de droite. Au-delà, ce livre
confirme que la souveraineté, et le
souverainisme, sont les marqueurs
distinguant la gauche de la « gauche »,
c’est à dire de la droite…
Hollande-Zemmour
François Hollande s’y révèle comme
l’exact copie, mais inversée, de ce
qu’écrit et dit Eric Zemmour[3],
avec un certain talent (et même un
talent certain). Mais, ce discours « zemmourien »,
qui n’est certes pas une apologie des
djihaddistes comme l’on veut le faire
croire très injustement et très
faussement, s’appuie tout comme le
discours « hollandien » sur des
simplifications redoutables. On en avait
eu le pressentiment dans le discours
fait à la salle Wagram le 8 septembre
2016[4].
Le Président y avait tenu un discours
simpliste, moralisateur (avec en
particulier l’usage du terme
« barbarie »), qui s’avère être en
réalité largement inefficace et surtout
profondément a-politique. Dans ce
discours, il aurait pu dire à quelles
conditions une appartenance religieuse,
ou plus précisément l’interprétation qui
est faite d’une appartenance religieuse,
et la différence et de taille, est
compatible ou est contraire avec les
règles de la démocratie. Mais il a
préféré user de catégories générales,
ces catégories là même qui excluent la
politique et renvoie à la morale.
En réalité son discours simpliste et
simplificateur apparaît bien comme
l’exact décalque du discours d’un Eric
Zemmour qui, quant à lui, assimile tout
musulman au fondamentalisme islamiste
justement parce que, lui non plus, il ne
fait pas l’effort de chercher à analyser
la distinction pourtant fondamentale qui
existe entre un fondamentalisme et une
religion. On le constate encore avec
cette citation extraite du livre : «
Quand on lit Finkielkraut, Zemmour,
Houellebecq, qu’est-ce que ça charrie ?
(…). Toujours la même chose, la
chrétienté, l’histoire, l’identité face
à un monde arabo-musulman qui vient…
C’est ça qui fait que les gens
basculent, ce n’est pas parce qu’ils ont
perdu 3 % de pouvoir d’achat – qu’ils
n’ont pas perdu d’ailleurs ! – ou parce
qu’ils sont chômeurs. Il y a des choses
qui les taraudent, ils arrivent dans un
train, ils voient des barbus, des gens
qui lisent le Coran, des femmes voilées…
C’est dur de répondre à ça.
[5]»
Ce n’est donc pas une idéologie
indéfinie, que l’on pourrait seulement
qualifier de « barbare » que nous
affrontons aujourd’hui. Car le mot
barbare renvoie dans son sens
scientifique à étranger au monde
greco-romain et dans son sens vulgaire à
quelque chose de brutal, de vaguement
bestial. Or, c’est bien à un projet
politique que nous sommes confrontés, et
en réalité à une théologie politique,
qui se décline à la fois sous une forme
essentialiste, la « cité de Dieu » (pour
reprendre les termes d’Augustin[6])
pouvant survenir immédiatement au sein
des hommes par l’entremise du califat,
et sous une forme plus sophistiquée,
avec ceux qui reconnaissent l’existence
séparée des deux cités, mais qui pensent
que les règles à suivre dans la « cité
des hommes » sont dictées par les règles
de la « cité de Dieu ». Il aurait donc
fallu, et ce discours prononcé salle
Wagram aurait pu en être l’occasion,
bien identifier ces DEUX projets qui
s’opposent radicalement à la démocratie
et la République. Seulement, pour faire
cela, il fallait être prêt à dénoncer
les comportements clientélistes des
élites locales, de « gauche » comme de
droite…
François Hollande s’est avéré
incapable de le faire et, à la lecture
du livre de Davet et Lhomme l’on
comprend mieux que cette incapacité
renvoie à des conceptions très
profondes, très solidement ancrées en
lui. Ce n’est pas simplement une erreur
d’analyse comme je l’avais alors
supposé, mais c’est le produit de sa
croyance dans le fait que la
souveraineté est irrémédiablement
dépassée et que la France n’a plus
d’autre avenir que de se fondre dans une
Union européenne dont les valeurs
remplacent alors les principes
politiques d’un peuple libre. En effet,
la morale a bien remplacée le politique.
Eric Zemmour, quant à lui, croit à
l’inverse, que la France se définit par
d’autres valeurs, chrétiennes et
conservatrices ; mais lui aussi il fait
l’impasse sur la notion de souveraineté,
et sur l’origine populaire de la
légitimité. Lui aussi, il se situe
en-deçà de la politique, dans
l’espace de la morale. On voit alors
s’affirmer la profonde parenté de la
pensée de François Hollande avec celle
d’Eric Zemmour. Bien sûr, les idées
qu’ils défendent sont en apparence
opposées, mais leur racine est la même.
Hollande et
l’incapacité de penser le peuple
Les propos que tient le Président sur
la question de l’immigration vont aussi
dans le même sens. Au lieu de
contextualiser, de réfléchir aux
conditions sociales et économiques de la
France, à ce qui a permis pendant
plusieurs décennies de faire fonctionner
la mécanique de l’intégration, il pense
fondamentalement et termes moraux. On
est en fait pas si loin du discours sur
le « grand remplacement » que Renaud
Camus, un discours dont Eric Zemmour se
fait l’écho, et un discours auquel se
refuse Marine le Pen. La notion
politique de « peuple », non pas
l’expression de la vie courante « petit
peuple » ou de celle de « peuple de
gauche », est extrêmement peu présente
dans ce livre. Assurément, il est
souvent fait notion du peuple grec, du
peuple russe, du peuple américain, mais
ce que représente un peuple comme notion
politique est très peu évoqué. Ce n’est
pas un hasard. Car, parler du peuple
dans le sens politique du terme, c’est
parler de la souveraineté.
La controverse entre intégration et
assimilation a été déjà largement
évoquée ici[7].
Il est évident que le peuple français
s’est construit dans une intégration
politique de nombreuses populations
immigrées, que ce soit sur longue
période, ou que ce soit depuis
cent-cinquante ans. Mais, il faut penser
les conditions qui ont rendues possibles
cette intégrations, qu’elles soient
politiques, économiques ou sociales, et
non pas opposer les « bons » qui
souhaitent accueillir toute la « misère
du monde » aux « méchants » qui s’y
refusent, une opposition qui s’avère
être la stricte image inversée du
raisonnement tenu par l’extrême-droite,
celle de Rivarol ou des
identitaires.
Mais, cela impose de penser le
« peuple » et non simplement de le
constater. Penser le « peuple », c’est
d’abord penser le « peuple pour soi »[8],
le peuple en action, non pas une
addition de « communautés » que l’on
flatte et dont on cherche à acheter les
votes[9],
et de cela François Hollande s’en révèle
incapable. C’est aussi penser une
communauté politique, qui sert de base à
la souveraineté, et cela François
Hollande s’y refuse, tout confit qu’il
est dans l’idéologie européiste. Et l’on
peut mieux comprendre le glissement de
la politique à la morale si évident dans
l’ensemble du livre. L’abandon de la
souveraineté signe l’abandon du
politique, et cet abandon donne le
pouvoir non aux juges mais en réalité à
des normes dépersonnalisées comme on le
voit dans cette citation : «la
droite pourrait mettre en place des
mesures de mise en cause du droit
constitutionnel, des référendums… Je ne
sais pas si ce sera Sarkozy ou si ce
sera Juppé, mais la droite peut très
bien dire, vous dites qu’enfermer les
fichés S ce n’est pas possible sur le
plan constitutionnel ? Mais c’est
possible : à ce moment-là, faisons un
référendum, le peuple dira ce qui est
constitutionnel et ce qui n’est pas
constitutionnel… On pourrait dire, oui,
mais la Cour européenne des droits de
l’homme va nous dire que ce n’est pas
possible d’expulser dans n’importe
quelle condition un étranger… Eh bien
oui, mais on n’est pas obligés d’adhérer
à la Cour européenne des droits de
l’homme !… »[10].
Jamais François Hollande ne se pose la
question de l’opportunité, ou non, de
modifier des lois, de modifier la
constitution. Il ne se pose que la
question de la conformité à des normes,
qu’il a visiblement renoncé à modifier.
On retrouve ici l’expression la plus
pure du positivisme juridique qui
accompagne le légalisme et la
fétichisation de l’état de droit[11].
La
souveraineté, borne témoin entre la
gauche et la droite
Il est donc ici évident que la notion
de souveraineté est déterminante dans le
partage entre de véritables positions de
gauche et des positions de droite,
qu’elles soient avouées ou qu’elles
soient honteuses comme avec la
« gauche » hollandienne ou « morale ».
Loin d’être un piège, comme l’affirmait
l’été 2015 mon collègue Jean-Loup
Amselle[12],
la souveraineté est cette notion qui
fait rupture à la fois avec l’idéologie
moraliste et avec l’idéologie
remplaciste, ces deux idéologies étant
en réalité les deux faces d’une même
pièce de monnaie, d’un même euro
pourrait-on dire, et une véritable
pensée de gauche. Il faut penser la
souveraineté pour penser le
politique, et à partir de là, pouvoir
aussi penser la politique. Il
faut penser la souveraineté pour pouvoir
penser la démocratie, pour pouvoir
penser l’origine du droit hors de tout
positivisme juridique, pour pouvoir
aussi penser l’origine de cette
souveraineté c’est-à-dire le « peuple
pour soi », cette communauté politique
qui est aux antipodes des communautés
religieuses. Les dérives de ceux qui
renoncent à penser la souveraineté, qui
renoncent à penser le souverainisme, et
ce quelque soit leur bord initial, ne
peut que les mener dans les tréfonds de
la véritable extrême droite, celle par
exemple qui s’exprime dans les fragments
de pensée que laisse à voir, « à l’insu
de son plein gré » François Hollande.
Il se fait que le 16 octobre, se
tenaient les assises du mouvement de
Jean-Luc Mélenchon, la France
Insoumise. L’importance des thèmes
souverainistes ou liés à la
souveraineté, comme on le voit avec le
refus des traités CETA et TAFTA mais
aussi la volonté de sortir des traités
européens existants[13],
avec les thèmes d’une nouvelle
croissance écologique, montre bien que
la compréhension de ce que la notion de
souveraineté est aujourd’hui non pas
« un » mais « le » marqueur de la
véritable gauche, n’en déplaise à
certains, est en train de progresser.
Notes
[1] Davet G. et Lhomme F., Un
président ça ne devrait pas dire ça,
Paris, Stock, 2016.
[2]
http://www.lopinion.fr/edition/politique/malek-boutih-hollande-n-a-rien-trahi-parce-qu-il-n-a-pas-ligne-112237
[3] Zemmour E., Un quinquennat
pour rien, Paris, Albin Michel,
2016.
[4] Sapir J., « Qu’il est fâcheux
d’avoir un Président fâché », note
publiée sur RussEurope le
9/09/2016,
https://russeurope.hypotheses.org/5226
[5] Davet G. et Lhomme F., Un
président ça ne devrait pas dire ça,
op.cit.
[6] Saint Augustin, La Cité de
Dieu, Trad. G. Combés, revue et
corrigée par G. Madec, Paris, Institut
d’études augustiniennes, 1993.
[7] Voir Sapir J., « Laïcité,
intégration, assimilation », note sur le
carnet RussEurope, le 14
septembre 2016,
https://russeurope.hypotheses.org/5246
[8] Sur ce point, Sapir J.,
Souveraineté, Démocratie, Laïcité,
Paris, éditions Michalon, 2016.
[9]
http://www.lefigaro.fr/politique/le-scan/citations/2016/02/10/25002-20160210ARTFIG00142-laicite-boutih-denonce-la-gauche-tartuffe.php
[10] Davet G. et Lhomme F., Un
président ça ne devrait pas dire ça,
op.cit. .
[11] Sapir J., « Etat de droit et
politique », note publiée sur le carnet
RussEurope le 11 octobre 2016,
https://russeurope.hypotheses.org/5319
[12]
http://www.liberation.fr/politiques/2015/08/30/jacques-sapir-ou-le-piege-du-souverainisme_1372467
[13]
http://www.directmatin.fr/france/2016-10-16/les-dix-mesures-du-programme-de-jean-luc-melenchon-740719
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