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« Burkini », laïcité et confusion (s)
Jacques Sapir
© Jacques
Sapir
Mercredi 17 août 2016
Le débat actuel sur le « burkini »
relance celui sur la laïcité. Le soutien
apporté par le Premier ministre, Manuel
Valls, aux maires ayant décidé
d’interdire ce « vêtement » sur les
plages n’y est évidemment pas pour rien[1].
Ce n’est pourtant pas une mauvaise
chose. Mais, la notion de laïcité est
elle-même mal comprise. De là découlent
une série de confusions qui ne font
qu’obscurcir le débat. Et, les
interventions intempestives d’une partie
de la « gauche » qui nous tient un
discours du genre « il est interdit
d’interdire » ne font que rajouter à
cette confusion. D’où, la nécessité de
rappeler un certain nombre de faits et
de principes pour permettre une
discussion au fond.
-
La
laïcité n’est pas un principe de
droit mais un principe politique.
Il faut comprendre que ce qui fonde
la laïcité c’est la nécessité de dégager
l’espace public de thèmes sur lesquels
aucune discussion raisonnable
c’est-à-dire fondée sur la raison
ne peut avoir lieu. C’est l’une des
leçons chèrement apprise par la France
(et une partie de l’Europe) lors des
guerres de religion du XVIe siècle. La
laïcité ne se comprend que
pour qui conçoit le « peuple » comme une
assemblée politique et non ethnique ou
religieuse. C’est bien pour cela que la
laïcité apparaît comme le pendant de la
souveraineté. La souveraineté, en
faisant entrer la question du pouvoir
dans le monde profane, impose le
principe de laïcité. La souveraineté
impose que les divisions qui traversent
le « peuple », qu’elles soient sociales,
économiques ou autres, puissent à la fin
contribuer, par l’établissement de
compromis qui sont la base des
institutions, à la constitution d’un
bien commun et d’une chose
publique (ou Res Publica) qui sont
des produits, des résultats, et non des
préalables mis en surplomb de la
société. Tel est l’enseignement
d’auteurs comme Bodin, Hobbes et
Spinoza. C’est bien pour cela que le
concept de laïcité est compris par un
catholique fervent comme Bodin.
Ce qui permet la
laïcité, c’est la distinction entre
sphère publique et sphère privée. Tant
que cette distinction n’existe pas, on
ne saurait parler de laïcité. De ce
point de vue, la laïcité est héritière
de la pensée du nominalisme et des
débats entre clercs de la fin du XIe
siècle au XIVe siècle[2],
débats eux-mêmes nourris de la religion
chrétienne et des apports de la
philosophie antique. Mais la distinction
entre ces sphères est mouvante,
historiquement déterminée. Cela impose
de reformuler constamment les
matérialisations de ce principe.
Certaines de ces matérialisations
peuvent être contenues dans la loi. On
parle beaucoup (et trop) de la loi de
1905 sur la séparation de l’église et de
l’État, mais cette loi n’est pas à
proprement parler une loi de laïcité.
C’est une loi édictée dans un contexte
particulier, qui vise à une forme de
pacification de la question religieuse.
De ce point de vue, les rappels, comme
ceux de Jean-François Bayart[3],
à la loi de 1905 sont inopérants car ils
identifient et cantonnent la laïcité à
des règles juridiques alors que la
laïcité est un principe politique qui
peut, selon les sociétés, prendre des
formes juridiques différentes.
-
La
laïcité n’est pas la tolérance ni la
liberté des cultes
Une autre forme de confusion vient de
l’assimilation de la laïcité, principe
politique, avec une valeur individuelle,
comme l’est la tolérance. Que cette
dernière soit nécessaire à la vie en
société, on en disconvient pas. Mais, la
question de la tolérance ne fixe que les
limites qu’un individu s’impose à
lui-même. On est tolérant comme on est
généreux, qualités importantes, mais non
principes.
Un principe politique organise un
espace, et se matérialise en règles
spécifiques, c’est-à-dire en
contraintes. Certaines de ses règles
peuvent être des règles de liberté (la
liberté de culte par exemple) mais
d’autres sont des interdictions. Un des
problèmes majeurs que rencontre
aujourd’hui le principe de laïcité vient
justement de l’incapacité de nombreuses
personnes à se représenter la société
autrement qu’à travers le rapport
qu’elles ont directement avec cette dite
société. D’où, bien évidemment,
l’idéologie « il est interdit
d’interdire », qui ne fait que donner
une forme de slogan à l’individualisme
le plus crasse. Or, dans le même temps
que les sociétés capitalistes modernes
« produisent » l’individualisme (au sens
vulgaire du terme) de la manière la plus
brutale, elles imposent – à travers la
réalité de la densité sociale[4]
– la nécessité de penser la société à
travers une vision holiste. On peut
alors comprendre les tendances actuelles
à réduire la laïcité à la tolérance,
mais il convient de ne pas tomber dans
ce piège.
-
La
question de la séparation entre
sphère publique et sphère privée
Cette question est centrale pour
comprendre les formulations de ce
principe politique qu’est la laïcité car
les habitudes collectives, les
techniques modernes (comme internet),
refaçonnent en permanence cette
séparation. Ce n’est bien souvent pas,
ou mal, perçue par les personnes. Ainsi
Facebook est en réalité partie de la
sphère publique comme tout une série de
jugements le confirme. De même des
habitudes de loisir, minoritaires au
début du XXe siècle et aujourd’hui
largement répandue, la tendance à la
personnalisation effrénée des
« politiques », ont tendu à faire bouger
les lignes de séparation.
Cette même séparation ne saurait être
stricte. D’une part en raison de la
contribution de nos valeurs
individuelles à notre vie en société, et
d’autre part en raison des habitudes,
coutumes, et comportements, qui
constituent de ce point de vue le
soubassement historique de TOUTE
société, mais aussi les bases de leurs
différences. Et cela explique en partie
la spécificité « française » du débat,
mais aussi la sensibilité légitime de la
société française à la question du « burkini ».
L’un des facteurs les plus importants
dans cette reconfiguration de la
séparation entre sphère privée et sphère
publique a été la reconnaissance (oh
combien tardive) de l’égalité entre
hommes et femmes. Cette reconnaissance
s’inscrit, dans les sociétés d’Europe
occidentale à la fois dans l’histoire
longue (de «l’amour courtois » à la
volonté des maris de préserver la vie de
leurs épouses par des formes de contrôle
des naissances dès le XVIIIe siècle[5])
et dans l’histoire « courte », marquée
par la 1ère guerre mondiale
et les mouvements qui ont associés la
lutte pour des droits politiques,
sociaux, et démocratiques dans la
seconde moitié du XXe siècle. Cela
implique qu’une attention particulière
doit être consacrée à ce qui, dans des
comportements, peut constituer une
tentative de remise en cause de cette
égalité, et en particulier par des
tentatives de marquage « au corps »
visant à stigmatiser une soi-disant
« infériorité » des femmes.
Il en résulte que la séparation des
sphères privées et publiques est
toujours socialement contextualisée. Ici
encore, méfions nous des anachronismes
qui cherchent à présenter comme
invariant des formes nécessairement
mouvantes ; nous ne sommes plus en 1905.
-
Les
justifications de l’interdiction du
« burkini »
Il faut alors considérer les motifs
qui peuvent conduire à une interdiction
de ce « vêtement », et les bases
juridiques de cette dernière.
- L’argument de la laïcité, qui
est politiquement déterminant, n’est
pas ici juridiquement le plus
important. On comprend qu’une
poignée, quelques milliers au plus,
de personnes veuillent « tester » le
principe de laïcité dans l’espoir, à
terme, d’imposer comme « coutume »
des pratiques publiques différentes
entre appartenance religieuse. Mais
ceci relève du projet politique et
implique une réponse politique.
- L’argument de « l’ordre public »
est clairement déterminant dans le
court terme, et c’est ce qui a
justifié l’arrêt du tribunal
administratif. A plus long terme la
reconnaissance de la liberté de nos
concitoyens musulmans à pratiquer
leur religion passe certainement par
des mesures strictes contre ces
pratiques
provocatrices, ainsi que le dit
justement l’éditeur égyptien Aalam
Wassef dans Libération. La
République n’a pas à dicter le
« dogme » de quelque religion que ce
soit, mais elle a le devoir de
mettre un terme aux provocations
religieuses de certains, que ces
provocations prennent des formes
vestimentaires ou qu’elles prennent
la forme de revendication à des
séparations sur des espaces devenus
publics de fait. Ici, clairement, le
principe politique peut trouver une
application juridique. En organisant
l’invisibilité d’une religion sur un
point, on autorise la pratique libre
de cette dernière. De ce point de
vue, parler d’un « salafisme
laïque » comme le fait Bayard,
relève de la plus totale
irresponsabilité et d’une ignorance
profonde du rapport entre principe
politique et lois. Rappelons ici que
la laïcité, comme tout principe
d’organisation de l’espace
politique, implique des
interdictions comme corollaire à
l’organisation d’espaces de liberté.
- La question de l’égalité entre
hommes et femmes devrait elle aussi
trouver une application juridique.
Rappelons que le principe en est
inscrit dans le préambule de la
Constitution[6].
Dès lors tout « marquage au corps »
peut être perçu comme une atteinte
au principe d’égalité. C’est
d’ailleurs bien comme cela que
l’interprètent des personnes issues
ou vivant dans des sociétés de
tradition musulmane[7].
Très clairement, sur ce point, la
loi est défaillante.
-
Construire la paix religieuse par la
souveraineté
Nous sommes aujourd’hui confrontés à
la question de la paix religieuse, comme
élément de la paix civile. Cette
question implique que des règles soient
clairement tracées pour empêcher des
groupes de monter des provocations.
Cette paix implique qu’en contrepartie
le libre exercice des cultes soit
garanti, bien entendu dans le cadre de
la loi. Cette paix implique aussi une
intolérance absolue par rapport au
soi-disant « délit de blasphème ». Tout
le monde peut rire ou critiquer TOUTE
religion (ou toute philosophie). Ici, il
faut rappeler que tous les français ont
le même droit à la critique. Ce qui a
pour conséquence, aussi, qu’en ce qui
concerne une fondation séculière
chargée de s’occuper de la question du
financement de la Fondation pour l’Islam
de France il n’est pas absurde,
contrairement à ce que d’aucuns pensent,
qu’elle ait pour dirigeant une grande
personnalité de la république. Il serait
en effet très dangereux, et cela
ouvrirait la porte au communautarisme,
que l’on dise qu’une fondation pour
l’Islam ne peut être dirigée QUE
par un musulman, une fondation pour la
religion catholique QUE
par un catholique, etc…Le seul critère
qui soit est celui de la compétence et
de l’expérience, deux points qui sont
remplis par Jean-Pierre Chevènement.
Il faut rappeler, enfin, que la
laïcité n’est pas et ne peut pas être
une « religion républicaine ». C’est la
vieille et funeste erreur de certains
« laïcs » de la fin du XIXe siècle. La
laïcité n’est pas cadre juridique et ne
se réduit pas, non plus, à la loi de
1905. Les frontières entre sphère privée
et sphère publique ont changé, à la fois
du fait des évolutions de la société et
du fait des mutations techniques que
nous connaissons. Mais la notion de
frontière, elle, demeure. La laïcité se
matérialise différemment selon le
contexte historique et culturel de
chaque nation. La souveraineté nous
impose de penser le « peuple » comme
source de cette souveraineté et ce
« peuple » est une construction
politique, avec son histoire et ses
traditions héritées de combats passés.
Plus la souveraineté se délitera et plus
les individus chercheront dans des
appartenances de substitution, comme les
appartenances religieuses, des remèdes à
la perte du sentiment d’appartenance
national. Plus elle se renforcera et
plus la pacification de la société
pourra progresser. Ce n’est que depuis
que la souveraineté est ouvertement
bafouée, contestée, que nous constatons
cette remontée du problème religieux qui
cache, en réalité, une forme de
sentiment identitaire.
[1]
http://www.lefigaro.fr/politique/2016/08/17/01002-20160817ARTFIG00045-manuel-valls-soutient-les-maires-qui-interdisent-le-burkini.php
[2] Roscelin de Compiègne (fin du
XIe siècle), Guillaume d’Occam et Jean
Buridan au début du XIVème siècle.
[3]
https://blogs.mediapart.fr/jean-francois-bayart/blog/160816/la-laicite-nouvelle-religion-nationale
[4] E. Durkheim, Les règles de
la méthode sociologique, PUF, coll.
Quadriges, Paris, 1999 (première
édition, Paris, 1937).
[5] A. Burguière, « Le changement
social: histoire d’un concept », in
Lepetit, (ed.), Les Formes de
l’Expérience. Une autre histoire sociale,
Albin Michel, Paris, 1995, pp. 253-272.
[6]https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=LEGITEXT000006071193&dateTexte=&categorieLien=cid
[7]
https://environnement-energie.org/2016/08/16/un-vetement-pas-comme-les-autres/
http://www.mondafrique.com/les-theories-fumeuses-d-une-marocaine/a-lattention-des-defenseurs-du-burkini/
http://fr.le360.ma/blog/le-coup-de-gueule/burqa-plage#.V7LtEl4rTNv.twitter
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