RussEurope
Chroniques Bruxelloises
Jacques Sapir
© Jacques
Sapir
Samedi 16 avril 2016
Les responsables de l’Union européenne
semblent être passés en mode « panique »
depuis le référendum néerlandais du 6
avril. C’est le sentiment que donnent
plusieurs rencontres ces derniers jours
à Bruxelles. En témoignent aussi les
déclarations multiples, de Martin
Schultz le président « socialiste » du
Parlement européen aux commissaires
européens, qui désormais appellent
ouvertement l’UE à entrer dans la
« post-Démocratie », c’est à dire un
système où l’on ne demande plus son avis
aux peuples[1].
Baste, cela se comprend, les peuples
pourraient leur donner tort ! Comme aux
Pays-Bas, par exemple, où les électeurs
ont rejeté massivement le traité entre
l’Union européenne et l’Ukraine. Mais,
on voit bien que ce qui occupe désormais
l’esprit de ces « responsables », c’est
le référendum britannique du mois de
juin prochain. La perspective du « Brexit »
plonge ces dits « responsables » dans
les affres de l’effroi. On comprend
mieux les enjeux si l’on pense aux
débats qui se déroulent aujourd’hui sur
le futur de l’Euro. La crise de l’Euro
va faire un retour remarqué sur la scène
politique européenne d’ici cet été.
D’ailleurs c’est bien de l’Euro qu’il
est (indirectement) question avec le
Brexit. On voit bien que les
britanniques sont aujourd’hui inquiets
de l’évolution politique de l’Union,
mais cette évolution politique est
impulsée par l’aiguillon de la crise de
l’Euro.
Soucis
allemands
Cette crise proviendra, en partie, de
la réaction de l’Allemagne à la
politique de la Banque Centrale
Européenne. Une partie de la classe
politique allemande reproche à la BCE sa
politique de taux d’intérêts négatifs[2].
On peut le comprendre[3].
Compte tenu du système de financement
des retraites en Allemagne, où la
capitalisation joue un rôle bien plus
grand qu’en France, des taux négatifs se
répercutent immédiatement sur la
capacité de financement des organismes
de retraite.
Ces taux négatifs, d’ailleurs,
reposent sur une postulat spécieux :
l’investissement pourrait être relancé
par des taux d’intérêts très faibles,
voire négatif. Ce raisonnement a une
base réelle. Une forte hausse des taux
d’intérêts, et en particulier des taux
dits « réels » (soit le taux d’intérêt
moins le taux d’inflation) réduit la
capacité des grandes
entreprises à emprunter, et donc à
investir. Mais, il n’y a pas de symétrie
dans le cas d’une baisse des taux. En
effet, si les conditions de financement
peuvent exercer un effet néfaste sur la
décision à investir, cette dernière
n’est pas motivée par les conditions de
financement. En fait, une entreprise se
pose la question d’investir en fonction
de la prévision qu’elle fait sur
l’évolution de son chiffre d’affaires.
Puis, elle regarde comment elle va
financer cet investissement. Une montée
du coût de financement peut pousser
l’entreprise soit à mois investir, soit
à chercher d’autres moyens que
l’emprunt, par exemple en utilisant
l’autofinancement, et donc en cherchant
à accroître sa marge de bénéfices, par
exemple (si elle le peut) en augmentant
ses prix. C’est pourquoi une hausse
importante des taux d’intérêts, si les
entreprises ont un pouvoir de marché
important (autrement peuvent imposer
leurs prix aux acheteurs) peut
parfaitement se traduire par une
hausse de l’inflation, à rebours de
ce qu’enseigne la théorie économique
standard. Mais, inversement, si les taux
baissent fortement, cela ne suffira pas
à décider l’entreprise à investir. Seul
la prévision de son chiffre d’affaires,
autrement dit l’anticipation de la
demande est à même de déclencher
cette anticipation.
Figure 1
Source: base
de données du FMI
On comprend donc les soucis des
dirigeants allemands, soucis dont ne
sont pas exclus des perspectives plus
politiciennes et plus électoralistes.
C’est aussi pourquoi ces mêmes
dirigeants s’opposent toujours à la
perspective d’une forte réduction de la
dette grecque, réduction qui est
pourtant essentielle à la survie de ce
pays[4].
Le blocage que font les dirigeants
allemands sur ce point, et le conflit
qu’ils ont avec le FMI, risque de
provoquer l’insolvabilité de la Grèce
d’ici début juillet.
Figure 2
Source: base
de données du FMI
Incohérences
allemandes
Mais, ces « soucis » ne sont que le
reflet des incohérences de la position
des dirigeants allemands tant en Europe
que dans le cadre de l’Euro. Il est
évident que l’Euro, en permettant à
l’Allemagne de commercer avec une
monnaie qui, à partir de 2003-2004 a été
largement sous-évaluée par
rapport à ce qu’aurait été le taux de
change de la monnaie allemande si elle
avait été maintenue, a largement dopé
l’économie allemande. Ceci explique
largement l’excédent commercial
« monstrueux » de l’Allemagne qui
pratique une véritable politique
mercantiliste, qui est parfaitement
contradictoire avec l’existence d’une
zone monétaire. Notons, de plus, que
l’austérité allemande n’a pu réussir
que parce que les autres pays (la
France, l’Italie et l’Espagne) ont
maintenu des politiques budgétaires
expansives de 1999 à 2007. Or, au lieu
de tenir compte de cette subvention
implicite à l’économie allemande qu’a
représenté l’Euro (et on comprend mieux
pourquoi la Grèce fut admise dans la
zone Euro en 2000) et du fait que
l’Allemagne à bénéficié des politiques
expansives des autres pays, l’Allemagne
s’enferme dans une politique de
cavalier solitaire. De fait, elle
refuse de procéder à une forme de
redistribution dans l’économie
européenne, les dirigeants allemands se
crispent sur une politique d’austérité.
Cette politique contribue à rendre non
viable la zone Euro.
Par ailleurs, on sait que les
mouvements de capitaux à l’intérieur de
la zone Euro on joué un fort effet
déstabilisateur, et continuent
d’ailleurs d’avoir cet effet[5].
De fait, un économiste allemand, qui a
des vues « dissidentes » par rapport à
son propre gouvernement (qu’il conseille
pourtant) Peter Bofinger, a fortement
critiqué et la politique salariale de
l’Allemagne[6]
et l’idée de se reposer sur une
« discipline de marché » qui, dans les
conditions actuelles de très forte
concentration du pouvoir de certains
acteurs sur ce marché aboutirait, dans
les faits, à établir une véritable
ploutocratie[7].
Figure 3
Source: base
de données du FMI
Le problème est que, ici, remplacer
la « discipline de marché » par une
« discipline des gouvernements » aboutit
à un système anti-démocratique dans
lequel la décision politique est
progressivement enlevée aux parlements
nationaux. La constitution d’un pouvoir
des institutions européennes qui n’est
plus contrôlé par un Parlement conduit à
faire de l’Union européenne un Tyran.
Et l’on revient, ici aux déclarations
que l’on a évoquées au début de cette
note et à la haine de la démocratie qui
transpire de personnages comme Martin
Schultz, Jean-Claude Juncker et autres…
Crise
politique et crise économique
L’incohérence des dirigeants
allemands est donc évidente, y compris
dans les voix « dissidente » qui se font
entendre. Mais, cette incohérence est
largement égalée par le comportement des
dirigeants français et italiens qui se
refusent à admettre le caractère
insoluble de la situation actuelle dans
la zone Euro. Il convient ici de
rappeler que Peter Bofinger, en tant que
membre du Conseil des Experts
Economiques en Allemagne, a dit que
l’Italie ne pourrait rester dans la zone
Euro dans la situation actuelle.
La crise de la zone Euro est devenue
une crise politique et pas uniquement
une crise économique. Il y a aujourd’hui
un consensus pour considérer que
dans sa forme actuelle la zone Euro
n’est pas viable. Même mon (quasi)
homonyme (et distingué collègue) M.
André Sapir, qui fut le conseiller
économique de Romano Prodi quand ce
dernier dirigeait la Commission l’a
admis publiquement. Mais, les projets de
réformes se heurtent à des
impossibilités soient économiques (dans
le cas d’un réel fédéralisme au sein de
la zone Euro), soient politiques (avec
le comportement du gouvernement
allemand).
Les dirigeants des autres pays, et en
particulier de la France et de l’Italie,
qui sont rappelons-le les 2ème
et 3ème puissance économique
dans la zone Euro ont la responsabilité
politique de mettre l’Allemagne au pied
du mur et de dire que puisque qu’une
voie de réforme n’est pas possible,
seule la dissolution de la zone
Euro permettrait aux pays de la dite
zone de retrouver une santé économique
qui est aujourd’hui un impératif non pas
seulement d’un point de vue économique
mais aussi politique et stratégique.
Mais il est évident que ni Matteo Renzi,
ni François Hollande, dont la piteuse
prestation télévisée confirme qu’il est
aujourd’hui dépassé par les événements,
ni Manuel – « coup de menton » – Valls
n’ont le courage politique et la vision
du futur pour prendre une telle
décision.
Dès lors le système tant économique
que politique de l’Euro va continuer à
se décomposer, à la fois économiquement
mais désormais surtout politiquement.
Les conséquences en seront dramatiques
pour les peuples contraints de vivre au
milieu de cette décomposition.
[1] Voir le poste de Coralie Delaume
sur le blog l’arène nue, le 14 avril
2016, Avant de devenir maraîcher bio, il
propose d’interdire les référendums en
Europe,
http://l-arene-nue.blogspot.be/2016/04/avant-de-devenir-maraicher-bio-il.html?spref=tw
[2] Barkin N, ‘A storm is brewing’ –
Germans worry about return of euro
crisis, Reuters, 14 avril 2016,
http://www.reuters.com/article/us-germany-euro-angst-idUSKCN0XB1YY
[3] Stiglitz J., « What’s wrong with
negative rates », 13 avril 2016,
https://www.project-syndicate.org/commentary/negative-rates-flawed-economic-model-by-joseph-e–stiglitz-2016-04
[4] Godin R., Grèce : le retour de
la crise ?, 13 avril 2016,
http://www.latribune.fr/economie/union-europeenne/grece-le-retour-de-la-crise-564062.html
[5] Rebooting Consensus Authors
(2015) “Rebooting the Eurozone: Step 1 –
Agreeing a Crisis narrative”, VoxEU, 20
November.2016
[6] Bofinger, P (2015) “German wage
moderation and the EZ Crisis”, VoxEU, 30
November 2016.
[7]
http://www.voxeu.org/article/two-views-ez-crisis-government-failure-vs-market-failure,
8 avril 2016.
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