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De la « Democrannie » (2)
Jacques Sapir
© Jacques
Sapir
Mercredi 16 mars 2016
Plusieurs personnes m’ont fait
remarquer que le mot « Démocrannie »
dont j’ai usé pour analyser les
évolutions actuelles pouvait prêter à
confusion. Ces personnes font alors
référence au concept de
« post-démocratie » utilisé par Emmanuel
Todd[1],
ou suggèrent l’emploi du terme
oligarchie pour désigner le pouvoir
actuel. L’analyse sociologisante de Todd
est brillante, mais elle décrit un état
de fait. Son livre, et il serait injuste
de lui en faire le reproche car ce
n’était pas son objet, ne s’intéresse
pas à la dynamique politique qui s’est
mise en place à partir du moment où nous
avons accepté d’être gouvernés pour
partie par des règles et non par du
politique. De même, le terme
d’oligarchie est purement descriptif. Il
décrit la collusion grandissante entre
les administrateurs d’Etat (ce que Weber
appelle les « bureaucrates » sans aucune
connotation péjorative), le monde des
affaires (et en particulier de la
finance plus que de l’industrie) et le
monde des médias. Cette collusion est
significative du glissement vers un
« Etat collusif », ce que j’ai analysé
dans mon dernier livre[2].
Mais, ce terme n’est pas un concept
explicatif. Surtout, il laisse dans
l’ombre une dimension importante, celle
du « gouvernement par les règles » qui
est la forme concrète de la Tyrannie qui
se met aujourd’hui en place. Le projet
est ancien[3],
et j’ai rappelé dans mon ouvrage[4]
son origine qui se trouve dans la
théorie du « constitutionalisme
économique » mais aussi dans le projet
de « dépolitisation » de la politique[5].
On peut d’ailleurs considérer que ce
projet de gouvernement par les règles,
projet qui nous conduit tout droit à la
Tyrannie, trouve son origine dans les
bases intellectuelles du
néo-libéralisme. Telle était, en partie,
la thèse de mon livre de 2002 sur
Les économistes contre la démocratie[6].
C’est la raison pour laquelle ces
différents termes, « post-démocratie »,
« oligarchie » et « Démocrannie » ne
sont nullement des synonymes. Le concept
de « post-démocratie » donne les bases
sociales (au sens le plus large du
terme, comme l’on peut s’attendre chez
un héritier de Durkheim comme Emmanuel
Todd) du contexte dans lequel se place
la « Démocrannie ». Le terme
d’oligarchie désigne la forme prise par
l’élite dominante. Mais, la « Démocrannie »
décrit le processus de transformation de
la Démocratie en Tyrannie.
Démocrannie
ou Démocratyrannie ?
Une autre objection a été soulevée
par Dimitris Yannopoulos, l’ancien
responsable des relations publiques de
Varoufakis, quand ce dernier était
ministre de l’économie en Grèce. Cette
objection porte sur l’équilibre entre
Démocratie et Tyrannie que l’on
trouverait dans « Démocrannie ».
Dimitris me fait remarquer que, dans mon
usage du terme, il n’y a en réalité nul
équilibre, et que la « Démocratie » est
la partie faible alors que la Tyrannie
est la partie forte. Il conclut ce
passage du message qu’il m’a adressé en
disant : « Ainsi, le néologisme
serait plus précis sous la forme de
« DEMOCRATYRANNIE », signifiant une
Tyrannie spéciale mais néanmoins brutale
et inflexible comme la Grèce l’a
expérimenté à la suite du « coup »
contre le vote de « non à la Troïka » du
5 juillet ». Si j’avais voulu
décrire un état de fait, cette remarque
aurait été très juste. Mais, du moins
dans mon esprit – et il est clair que
dans mon précédent texte je n’ai pas été
assez précis sur ce point – le terme de
« Démocrannie » n’est pas utilisé de
manière uniquement descriptive mais de
manière analytique. Le terme décrit en
réalité le processus par lequel la
souveraineté est progressivement
enlevée, et sans violence apparente, aux
citoyens. Mais ce terme contient aussi
un élément analytique. Il permet de
comprendre par quels mécanismes cet
enlèvement de la souveraineté se
produit, et en quoi il débouche sur une
Tyrannie, c’est-à-dire un pouvoir qui
est fondamentalement injuste. De ce
point de vue, la « Démocrannie » est un
processus fort différent des coups
d’état d’antan. Elle permet de penser
une situation où l’on serait tout aussi
asservi que si les chars du Tyran
patrouillaient les rues de nos villes,
et même un peu plus car pour arriver à
cette situation nul char n’a eu besoin
de prendre la rue. La force de la
composante tyrannique dans la « Démocrannie »
provient de ce qu’elle s’avance masquée
par le respect formel des règles de la
Démocratie (mais certes pas de son
esprit).
Les limites
à la démocratie parlementaire
Il convient donc de revenir sur la
forme dite « parlementaire » de la
Démocratie. Dans l’absolu, il y existe
la concurrence la plus libre possible
entre toutes les opinions. Chaque
individu est doté des mêmes moyens de se
faire entendre. On peut alors
effectivement considérer une majorité
comme représentative du peuple. Mais,
nous parlons de démocratie « réellement
existantes » dans lesquelles la
concurrence « libre » ne saurait
exister. Cela ne condamne pas le système
parlementaire, mais invite à considérer
qu’il ne peut être l’unique forme
politique de manifestation de la
Démocratie. La « majorité » ne peut être
tenue de manière permanente comme
représentative du peuple. Pourtant, un
principe de réalisme condamne un système
où les élections seraient permanentes.
Il faut donc articuler la forme
parlementaire avec d’autres formes, que
ce soit celle du référendum (qui est un
outil d’appel au peuple pour trancher
quand la représentation parlementaire
s’est par trop écartée de sa légitimité
initiale) ou que ce soit celle de
principes fondamentaux, tels qu’exprimés
dans la Constitution. Encore faut-il
comprendre que c’est au peuple seul de
décider de ces dits principes. Le
Conseil Constitutionnel n’est que le
délégataire de ce pouvoir du
peuple, et si le peuple décide de
changer ces principes, par exemple par
voie de référendum, le Conseil
Constitutionnel ne peut que s’incliner.
Les procédures référendaires sont donc
importantes dans un système réellement
démocratique. Ces procédures ne doivent
pas être galvaudées sur des sujets
mineurs et, bien évidemment, leurs
résultats doivent être respectés, y
compris quand les électeurs répondent à
la question posée par un « non ». Ces
procédures référendaires ne peuvent
légitimer que temporairement
les architectures considérées. En effet,
ce qu’un referendum a fait, un autre
peut le défaire. S’il est licite de
considérer qu’une question tranchée par
un referendum ne peut être soumise
immédiatement à un nouveau vote, il
est clair que le délai d’omission ne
peut être indéfiniment étendu, et qu’il
est largement dépendant du degré de
division de la société sur la question
posée. Provoquer dans la foulée un
nouveau vote est donc aussi contraire à
l’esprit même de la démocratie que de
refuser une nouvelle procédure après
plusieurs années. On va voir ici se
déployer le mécanisme de la « Démocrannie ».
La route
vers la Démocrannie depuis Maastricht
Que constatons-nous depuis le
référendum sur le traité de Maastricht ?
Ce référendum avait validé, à une très
faible majorité il convient de
souligner, le principe de l’Union
européenne. La faiblesse de cette
majorité aurait du inciter les
gouvernements successifs à la plus
grande prudence dans la mise en œuvre de
ce traité. Quand, en 2005, le projet de
Traité Constitutionnel Européen fut
rejeté largement par le peuple français
dans un nouveau référendum, non
seulement le gouvernement français de
l’époque n’en tira pas toutes les
conséquences mais, sous la Présidence de
Nicolas Sarkozy (élu en 2007), il signa
le Traité de Lisbonne quasi-similaire au
texte rejeté. Ce fut une première
forfaiture. Mais, Nicolas Sarkozy se
garda bien de présenter à un référendum
ce nouveau texte. Avec l’aide de son
futur successeur, François Hollande, il
le fit adopter par le « Congrès », soit
la réunion des deux assemblées en une
seule chambre. Cela constitua une
deuxième forfaiture. Cela entérina
l’alliance de l’UMP (aujourd’hui les
« Républicains ») et du PS. Nicolas
Sarkozy négocia avec la Chancelière
Angela Merkel le Traité sur la
Stabilité, la Coopération et la
Gouvernance (dit aussi TSCG), traité qui
confiait à la commission européenne un
droit de regard sur la rédaction du
budget d’un Etat souverain. Fraichement
élu en 2012, François Hollande, le
successeur mais aussi le continuateur,
de la politique d’abandon de Nicolas
Sarkozy, aurait pu faire le choix de
soumettre ce nouveau traité à
référendum. On sait qu’il n’en fut rien,
et cela constitua une troisième
forfaiture.
On mesure donc comment à partir d’un
acte légal et juste (l’adoption du
traité de Maastricht) et à la suite d’un
autre acte tout aussi légal et juste (le
rejet du TCE en 2005), nos gouvernements
successifs se sont engagés dans des
voies « légales » mais « injustes ».
C’est en cela qu’ils se sont constitués
progressivement en Tyrannus ab
Exertitio, et ce processus de
constitution doit être appelé la
Démocrannie.
Enracinement
dans les formes de l’Etat et glissement
vers l’Etat collusif
Il faut cependant aller plus loin et
comprendre comment ce processus
fonctionne. Pour cela, je renvoie le
lecteur désireux d’en savoir plus au
quatrième chapitre de mon récent
ouvrage, Souveraineté, Démocratie,
Laïcité. Je vais reprendre de
manière sommaire certains des résultats
établis et réutiliser les diagrammes
employés dans cet ouvrage. Il faut se
souvenir que tout système politique se
compose de plusieurs types de
légitimité. Ces légitimités peuvent se
classer en légitimités procédurales (la
procédure détermine la légitimité, qu’il
s’agisse de l’élection ou de
l’attribution d’avantages) et en
légitimité substantielles car c’est dans
la substance du pouvoir, qu’il soit
fondé sur le charisme ou sur la
compétence, que se construit la
légitimité.
Diagramme 1
Ces différentes formes de légitimité
permettent, en fonction de la
combinaison particulières des formes, de
définir quatre types d’Etat qui ne
correspondent pas à la typologie
« classique » mais à celle de pays
développés où la division technique du
travail est désormais dominante.
Diagramme 2
L‘État réactionnaire
correspond à une combinaison de
légitimité charismatique et
patrimoniale; il s’oppose à la
constitution des bureaucraties
fonctionnelles comme à la mise en place
des principes démocratiques. L’Etat
démocratique associe le principe
électif (légitimité procédurale) et le
principe de compétence de la
bureaucratie (légitimité substantielle).
Quant à l’État populiste, des
éléments démocratiques y survivent
toujours. Ils se combinent avec des
éléments religieux, que ces derniers le
soient ouvertement ou prennent la forme
laïcisée du culte du chef. Une crise des
conditions matérielles du fonctionnement
de l’État, ou une politique de ses
dirigeants le conduisant à abandonner
des segments de la population, peuvent
aboutir à une montée du patrimonialisme
au sein de structures étatiques
formellement démocratiques. On comprend,
alors, que la décision du parrain
mafieux comme celle du dirigeant
paternaliste puisse être en partie
légitime si elle affecte plus la
situation des individus que les
décisions prises par des autorités
politiques démocratiques. Ceci définit
l’Etat collusif. Le concept de
« Démocrannie » permet de comprendre le
glissement de l’Etat démocratique
vers l’Etat collusif.
La
Démocrannie ou le produit de l’attaque
par l’oligarchie et la bureaucratie
Les démocraties dans leurs existences
réelles ont combiné la démocratie (par
le mécanisme de l’élection) et des
bureaucraties assises sur la compétence
qui sont nécessaires à la division
technique du travail. Mais, ces mêmes
démocraties ont toujours eu, aussi, des
dimensions patrimoniales (par la
corruption ou l’attribution
d’avantages). Ces dimensions
restreignent la « libre concurrence »
qui est le fondement du mécanisme
électif. C’est pourquoi les démocraties
connaissent, toutes, des dimensions
charismatiques.
Aujourd’hui, il est clair que le
balancier penche vers l’Etat collusif
avec tout à la fois une expulsion de la
politique (et de l’élection) au profit
de bureaucraties sans contrôle (le
fameux « gouvernement par les règles) et
une montée en puissance des dimensions
patrimoniales de la légitimité. Les
systèmes politiques démocratiques qui
avaient émergés en Europe occidentale
depuis la fin de la seconde guerre
mondiale sont durablement corrodés par
les dimensions patrimoniales mais aussi
par la tentation bureaucratique, celle
qui s’exprime dans la formule de la
démocratie sans le peuple, ou
« démocratie sans demos »[7].
C’est cela qu’exprime le concept de
Démocrannie.
La notion de « démocratie sans
démos » semble bien devoir résumer la
base du mécanisme de la Démocrannie.
Mais, l’obsession pour la rule by
law (i.e. la légalité formelle) et
la fidélité au texte tourne bien souvent
à l’avantage des politiques
gouvernementales quelles qu’elles
soient. À quelques reprises, l’auteur
évoque ses propres analyses des
perversions du système légal de
l’Apartheid[8]
en rappelant que cette jurisprudence
avilissante tenait moins aux convictions
racistes des juges sud-africains qu’à
leur « positivisme»[9].
Dans son principe, ce positivisme
représente une tentative pour dépasser
le dualisme de la norme et de
l’exception. Mais on voit bien que c’est
une tentative insuffisante et
superficielle.
Ce qui fait problème aujourd’hui, et
ce qui nécessite l’usage de ce
néologisme de Démocrannie, est le lent
et presque imperceptible glissement de
l’Etat démocratique, comme point
d’équilibre entre la légitimité
démocratique et la légitimité
bureaucratique, vers l’Etat collusif. Ce
glissement se fait à travers les liens
sans cesse dénoncés et sans cesse
reconstruits entre le monde politique et
celui des « affaires », dont les
scandales à répétition, scandales qui
entachent chaque parti dominant, sont un
symptôme. Ce glissement peut aussi
prendre l’aspect de l’endogamie, au sens
littéral comme au sens figuré, qui se
développe désormais entre le monde des
médias et le monde politique.
Cependant, ce glissement traduit
aussi un mouvement de fond. La négation
sans cesse plus avérée de la légitimité
démocratique soit au profit de
procédures bureaucratiques soit au
profit de la légitimité patrimoniale,
autrement dit de la corruption et de la
collusion que l’on vient de dénoncer,
transforme et menace la communauté
politique de destruction. Cette menace
prend comme forme l’idéologie de la
naturalisation de la politique qui
s’impose désormais contre les peuples,
hier en Grèce et aujourd’hui en France.
Notes
[1] Todd E., Après la Démocratie,
Paris, Gallimard, 2008.
[2] Sapir J., Souveraineté,
Démocratie, Laïcité, Paris,
Michalon, 2016.
[3] Et l’un de ses protagonistes est
le publiciste Elie Cohen, E. Cohen,
L’ordre économique mondial – Essai sur
les autorités de régulation,
Fayard, Paris, 2001.
[4] Sapir J., Souveraineté,
Démocratie, Laïcité, op.cit..
[5] Bellamy R., (1994). ‘Dethroning
Politics’: Liberalism, Constitutionalism
and Democracy in the Thought of F. A.
Hayek. British Journal of Political
Science, 24, pp 419-441.
[6] Sapir J., Les économistes
contre la démocratie, Paris, Albin
Michel, 2002.
[7] Colliot-Thélène C., La
démocratie sans Demos, Paris, PUF,
2011.
[8] Dyzenhaus D, Hard Cases in
Wicked Legal Systems. South African Law
in the Perspective of Legal Philosophy,
Oxford, Clarendon Press, 1991.
[9] Dyzenhaus D., The
Constitution of Law. Legality In a Time
of Emergency, Cambridge University
Press, Londres-New York, 2006., p. 22.
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