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Sisco, le « burkini » et une certaine
« gauche »
Jacques Sapir
© Jacques
Sapir
Mardi 16 août 2016
La question du « burkini », avec les
arrêtés d’interdictions pris dans
certaines communes, et les affrontements
de samedi 13 août en Corse, à Sisco,
reposent de manière aigüe et la question
des modalités d’application de la
laïcité, mais aussi celle des relations
entre liberté individuelle et règles
collectives. Il est important de ne pas
chercher à envenimer une situation qui
est, localement, explosive, mais il est
aussi important de ne pas transiger sur
un certains nombres de principes.
Les incidents de Sisco
Rappelons les faits. À l’origine des
heurts, selon plusieurs sources
concordantes[1],
un accrochage entre trois familles
musulmanes, qui ont accusé les
vacanciers de prendre en photo leurs
femmes, voilées, se baignant en djellaba
et en « burkini », et des touristes qui
profitaient de leur passage dans la
marine de Sisco pour photographier la
crique dite de « Scalu Vechju », très
fréquentée par les locaux. Les trois
familles ont caillassé les touristes. Un
adolescent du village de Sisco est
accusé d’avoir pris des photos des
épouses et d’avoir filmé l’altercation.
L’adolescent, secoué et agressé, et ses
amis appellent alors leurs parents qui
descendent précipitamment du village, et
sont rejoints par plusieurs dizaines de
personnes. L’un des parents, un ancien
légionnaire d’origine tchèque installé à
Sisco, est blessé à deux reprises, au
niveau des hanches, par des flèches de
fusil-harpon. Au cours des heurts,
quatre autres personnes sont blessées et
évacuées vers le centre hospitalier de
Bastia. Le niveau de violence semble
disproportionné à une réaction face à
des photographies.
Il convient, alors, de dénoncer la
présentation faite dans certains médias
(FR2 en particulier) qui parlent à
propos des affrontements de Sisco
« d’affrontements intercommunautaires ».
Aucune « communauté » n’a été impliquée
ici. Certainement pas les corses, qui ne
constituent pas une « communauté » au
sens strict du terme et encore moins les
« musulmans ». La pratique d’une
religion ne fait pas « communauté » aux
yeux du Préambule de la Constitution, ni
à ceux de la loi. Ce langage tenu par
des « journalistes » est non seulement
faux, mais de plus il jette de l’huile
sur le feu. On rappelle aussi que des
pratiques extrémistes, et clairement le
port du « burkini » relève de ces
pratiques, ne peut servir à qualifier
une religion, tout comme les discours
créationnistes tenus par des extrémistes
protestants ou catholiques ne peuvent
qualifier ces religions.
Nous sommes donc en présence d’un
incident limité, mais qui aurait pu
avoir des conséquences graves (le
harpon), et où les responsabilités sont
claires.
De l’interdiction du « burkini »
Ceci renvoie aux interdictions,
validées en justice, de la baignade en
« burkini ». Deux arrêtés de ce type,
notamment celui du maire de
Cannes (David
Lisnard) et celui de
Villeneuve-Loubet (Lionnel
Luca), ont été pris ces derniers
jours. Suite aux incidents, le maire PS
de la commune de Sisco, Ange-Pierre
Vivoni, a pris un arrêté
interdisant le « burkini » sur ses
plages. Les maires qui ont pris ces
mesures ne sont pas des extrémistes (LR
et PS). Parler de « racisme » au sujet
de ces mesures, comme l’on fait
plusieurs personnes, relève soit de la
stupidité la plus crasse, soit de la
mauvaise foi la plus éhontée. Tout
d’abord ce qui est visé n’est pas une
« race » (qu’il faudrait définir) ni une
religion (à ce que l’on sait toutes les
musulmanes ne se baignent pas en « burkini »)
mais une pratique ultra-minoritaire, à
l’évidence provocatrice comme le note
Courrier International traduisant un
journal algérien[2],
et susceptible de « troubler l’ordre
public ». C’est d’ailleurs pour cela que
ces mesures ont été validées par le
tribunal administratif de Nice. Les
attendus de ce dernier sont clairs :
« Dans le contexte de l’état d’urgence
et des récents attentats islamistes
survenus notamment à Nice (…)
la forme de tenues de plage affichant
leur religion (…) sont de
nature à
créer ou
exacerber des tensions
(…) et un risque de trouble à
l’ordre public (…) Le port
d’une tenue vestimentaire distinctive
(…) peut en effet être
interprétée comme n’étant pas (…)
qu’un simple signe de
religiosité. (…) La mesure de
police limitée au mois
d’août prise par le maire de Cannes
(…) n’est pas disproportionnée par
rapport au but poursuivi.[3]»
Pour cela, il s’appuie sur l’arrêt du
Conseil Constitutionnel de novembre 2004
qui stipule : « que le droit garanti
(à sa conviction religieuse en public) a
le même sens et la même portée que celui
garanti par l’article 9 de la Convention
européenne de sauvegarde des droits de
l’homme et des libertés fondamentales ;
qu’il se trouve sujet aux mêmes
restrictions, tenant notamment à la
sécurité publique, à la protection de
l’ordre, de la santé et de la morale
publics, ainsi qu’à la protection des
droits et libertés d’autrui»[4].
Cet arrêt se poursuit comme suit : « la
Cour a ainsi pris acte de la valeur du
principe de laïcité reconnu par
plusieurs traditions constitutionnelles
nationales et qu’elle laisse aux Etats
une large marge d’appréciation pour
définir les mesures les plus
appropriées, compte tenu de leurs
traditions nationales, afin de concilier
la liberté de culte avec le principe de
laïcité ;que, dans ces conditions, sont
respectées les dispositions de l’article
1er de la Constitution aux termes
desquelles « la France est une
République laïque », qui interdisent à
quiconque de se prévaloir de ses
croyances religieuses pour s’affranchir
des règles communes régissant les
relations entre collectivités publiques
et particuliers ». Le conseil
d’Etat avait reconnu la primauté du juge
administratif dans une décision du 25
novembre 2014 stipulant : « L’organisation
des relations entre l’État et les
Églises en France repose sur un principe
simple et clair : la religion relève de
la sphère privée, l’État affirmant son
indépendance et sa neutralité à l’égard
des institutions religieuses. Toutefois,
la liberté religieuse ne se borne pas à
la liberté de croire ou de ne pas
croire. Elle implique une certaine
extériorisation qu’il s’agisse de
l’exercice du culte ou tout simplement
de l’expression – individuelle ou
collective – d’une croyance religieuse.
Il convient dès lors de garantir la
conciliation entre l’intérêt général et
l’ordre public, d’une part, la liberté
de religion et son expression, d’autre
part »[5].
La décision des maires est ainsi
pleinement en accord non seulement avec
la lettre mais avec l’esprit du Droit,
ce que des responsables politiques comme
Danielle Simonnet (PG) ou Ian Brossat
(PCF) ignorent superbement, montrant
ainsi leur mépris pour les règles
collectives.
De la liberté individuelle
On prétend alors que ces mesures
portent atteinte à la « liberté
individuelle ». Mais, sauf sur des
plages spécifiques, on ne peut se
baigner nu. Le fait de déambuler en
ville en maillot de bain constitue dans
de nombreux endroits un délit. En fait
la « liberté individuelle » s’accompagne
de la nécessité de respecter des règles,
et en particulier celles qui concernent
la notion d’ordre public.
Plus généralement ce genre de
raisonnement ignore les impératifs et de
la vie en société et de la laïcité. Le
« burkini » a été inventé il y a
quelques années de cela en Australie
pour définir la tenue de bain à l’usage
des femmes musulmanes intégristes. Ce
n’est donc ni une tenue « religieuse » à
strictement parler, ni une tenue
« coutumière », mais bien un
accoutrement qui, avec d’autres (comme
le niqab), pour reprendre le journal
algérien traduit par Courrier
International, « qui ne sont en rien
garants d’une proximité particulière
avec Dieu ni d’une dévotion plus
authentique, traduit au mieux une
méconnaissance de l’islam et au pire un
endoctrinement lamentable et d’autant
plus pitoyable que nous en connaissons
les officines et le degré zéro
d’évolution de leurs mandant »[6].
Or la laïcité est essentielle si l’on
veut que le « peuple » soit défini sur
une base politique ainsi que je
l’indiquais dans mon dernier livre
Souveraineté, Démocratie, Laïcité[7].
La question de l’appartenance
religieuse, quand elle se transforme en
intégrisme, est contradictoire avec la
notion de souveraineté. Il n’est pas
sans signification que la Nation et
l’Etat se soient construits
historiquement en France à la fois dans
la lutte contre les féodalités locales
et contre les prétentions
supranationales de la papauté et de la
religion chrétienne. Il ne peut y avoir
de peuple, c’est à dire de base à
construction politique de la
souveraineté populaire, que par la
laïcité qui renvoie à la sphère privée
des divergences sur lesquelles in ne
peut y avoir de discussions. La prise en
compte de l’hétérogénéité radicale des
individus implique, si l’on veut pouvoir
construire une forme d’unité, qui soit
reconnue comme séparée et distincte la
sphère privée. En cela, la distinction
entre sphère privée et sphère publique
est fondamentale à l’exercice de la
démocratie. Tel est le sens de l’article
premier du préambule de notre
Constitution, repris du préambule de la
Constitution de 1946, et écrit au sortir
de la guerre contre le nazisme[8].
Il est aujourd’hui évident que divers
courants intégristes cherchent à
« tester » la République, pour imposer
un recul vers un véritable
communautarisme qui sera le terreau
d’une guerre civile à venir. Réduire
un être humain à sa religion, c’est
ce à quoi s’emploient les fanatiques de
tout bord et c’est cela qui nous sépare
radicalement de leur mode de pensée. Il
est triste, mais au-delà il est
scandaleux, de voir une partie de la
gauche nier ses principes fondateurs et
suivre les fondamentalistes religieux,
par intérêt électoraliste, clientélisme
ou simplement aveuglement, sur le chemin
de la réduction d’un homme à ses
croyances.
Notes
[1]
http://www.lemonde.fr/societe/article/2016/08/14/haute-corse-quatre-blesses-dans-une-rixe-une-centaine-de-policiers-mobilises_4982553_3224.html
voir aussi
http://www.lepoint.fr/faits-divers/revelations-sur-la-rixe-de-sisco-15-08-2016-2061346_2627.php
et
http://www.metronews.fr/info/violente-rixe-en-haute-corse-5-blesses-dont-un-homme-harponne-a-deux-reprises/mphn!kDj3R6ZLn7oA/
[2]
http://www.courrierinternational.com/article/vu-dalgerie-burka-et-burkini-une-provocation-inutile-en-france?utm_source=Twitter&utm_medium=Social&utm_campaign=Echobox#link_time=1470661483
[3]
http://www.lemonde.fr/societe/article/2016/08/15/le-burkini-en-question-apres-l-interdit-sur-la-plage-de-cannes-valide_4982966_3224.html#tbsHIf2QBdzqh5rv.99
[4] Point 18,
http://www.conseil-constitutionnel.fr/conseil-constitutionnel/francais/les-decisions/acces-par-date/decisions-depuis-1959/2004/2004-505-dc/decision-n-2004-505-dc-du-19-novembre-2004.888.html
[5]
http://www.conseil-etat.fr/Decisions-Avis-Publications/Etudes-Publications/Dossiers-thematiques/Le-juge-administratif-et-l-expression-des-convictions-religieuses
[6]
http://www.courrierinternational.com/article/vu-dalgerie-burka-et-burkini-une-provocation-inutile-en-france?utm_source=Twitter&utm_medium=Social&utm_campaign=Echobox#link_time=1470661483
[7] Sapir J., Souveraineté,
Démocratie, Laïcité, Paris,
Michalon, 2016.
[8] Le texte est le suivant : « Au
lendemain de la victoire remportée par
les peuples libres sur les régimes qui
ont tenté d’asservir et de dégrader la
personne humaine, le peuple français
proclame à nouveau que tout être humain,
sans distinction de race, de religion ni
de croyance, possède des droits
inaliénables et sacrés. Il réaffirme
solennellement les droits et libertés de
l’homme et du citoyen consacrés par la
Déclaration des droits de 1789 et les
principes fondamentaux reconnus par les
lois de la République ».
http://www.conseil-constitutionnel.fr/conseil-constitutionnel/francais/la-constitution/la-constitution-du-4-octobre-1958/preambule-de-la-constitution-du-27-octobre-1946.5077.html
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