RussEurope
Déconnant DECODEX
Jacques Sapir
© Jacques
Sapir
Jeudi 9 février 2017
Le site Web du journal Le Monde
vient de lancer, depuis quelques jours,
un « outil » nommé « Decodex », qui est
censé permettre à ses utilisateurs de
trier le faux du vrai dans le différents
sites. Nul ne conteste la nécessité de
vérifier les sources. On pouvait penser
que cet outil serait une tentative
honnête pour aider le lecteur. Elle
s’avère en réalité un outil idéologique
servant à la fois à l’autopromotion de
ce journal (ce que l’on peut comprendre
sans nécessairement l’approuver) mais
aussi, et c’est sur ce point que toute
l’opération est bien plus discutable, un
outil de tri idéologique. Prétendant
lutter conte ce que l’on appelle les « fake
news », soit la multiplication des
fausses nouvelles, les journalistes du
Monde n’ont rien eu de plus
pressé que de réinventer l’Index
du Vatican. A quand l’Imprimatur ?
Decodex se présente comme
une application que chacun peut
utiliser. Cette application classe les
sites du vert (garantie de « bonnes »
informations) au rouge (site réputé
dangereux), avec la couleur orange (site
peu sérieux), ou bleu (site parodique).
Seulement, pour faire fonctionner un
système comme Décodex, il faut
au préalable établir une liste de sites
d’information que l’on considère comme
recommandables ou non et une liste de
critères qui permettent de jauger et de
juger de la crédibilité de tel ou tel.
On entre là dans un domaine ou joue à
plein la subjectivité idéologique des
journalistes du Monde. En
mettant les pastilles, qu’elles soient
vertes, oranges ou rouges, Le Monde
s’arroge un droit de jugement alors
qu’il est lui-même, et nul ne le lui
reproche par ailleurs, un journal
d’opinion, un journal qui défend ses
idées, mais des idées qui ne font
que représenter sa subjectivité. Ce qui
gène, ce qui choque avec cette création
du Monde c’est que ce journal
se donne ainsi le rôle de censeur du
Web, de l’information en ligne. Il
s’approprie un pouvoir qui pourrait, à
l’extrême limite, relever d’un comité
indépendant, ou du CSA, mais
certainement pas d’un journal qui est un
acteur de cette sphère de
l’information et qui ne peut donc
prétendre à l’impartialité nécessaire
pour une telle fonction.
La dimension idéologique de
l’opération se révèle quand on se
promène un peu su Décodex. On
constate que les sources de
l’établissement médiatique (les journaux
avec lesquels Le Monde a des
collaborations ouvertes ou implicites)
sont systématiquement en vert. Les
autres, sont en orange et en rouge, et
en particulier les sources dites
alternatives. Se révèle alors la
dimension « monopoliste » de
l’opération. Dans un monde ou le
journalisme traditionnel est contesté,
car chacun peut, à sa guise, créer un
site d’information, l’opération
Décodex apparaît comme une volonté
un peu puérile et clairement désespérée
de certains journalistes pour se
garantir le monopole de l’information.
Il eut été plus utiles, et plus
profitables à tous, que ces dits
journalistes s‘interrogent sur les
raisons de leurs pertes d’audience.
Mais, ce type d’autocritique, il ne faut
pas rêver : ils en sont clairement
incapables.
On donnera ici un exemple parlant.
Mon propre carnet obtient, tout comme le
blog d’Olivier Berruyer, un classement
orange. Olivier répond par ailleurs de
manière cinglante aux argousins de
Décodex. Ce classement est
motivé par un exemple de «fake news» que
Le Monde présente ainsi : «…relaie
parfois de fausses informations, niant
la présence de soldats russes en Ukraine
en 2014, pourtant établie». Si ces
« journalistes » avaient fait leur
travail, ils auraient pu constater que
je n’avais nullement nié la présence de
militaires russes à Donetsk et Lugansk,
mais que, citant nommément un général
américain en poste à l’OTAN, j’avais
indiqué que la présence de militaires
russes n’était pas en mesure d’expliquer
les victoires remportées par les forces
de la DNR et de la LNR en septembre
2014. Mais, on voit bien qu’ici la
vérité importe peu pour les journalistes
du Monde. Qui veut noyer son
chien l’accuse de la rage.
Il serait aussi facile de rétorquer
que Le Monde lui-même a publié
aussi de fausses informations, ou des
informations non confirmées, comme le
montre Vincent Glad dans une chronique
sur le site de Libération[1].
Le Monde lui même s’était fait
l’écho récemment du faux piratage par
les Russes d’une centrale électrique
américaine. Alors, pourquoi ne pas
mettre Le Monde lui-même en
orange dans le classement Décodex ?
Aude Lancelin s’est élevée contre cette
opération du Monde, et l’on
peut penser qu’elle risque fort de
décrédibiliser encore plus la presse
traditionnelle. En fait, une observation
rapide des divers sites mis en causes
montre que les utilisateurs potentiels
de Décodex l’utilise à
l’inverse de ce que souhaitaient les
journalistes du Monde. La
fréquentation de ces blogs semble avoir
augmenté et tout se passe comme si le
lecteur considérait comme « suspect » le
classement en vert qui est censé
désigner la « bonne » information et
recherchait les sites désignés par
Décodex comme « suspects ». Si cela
devait se confirmer, nous aurions le
résultat paradoxal d’une opération de
dénigrement en bande organisée, comme
l’on dit au Ministère de la Justice, se
retournant contre ses propres auteurs…
Au-delà, l’histoire Décodex
pose un problème de fond. Nul ne peut
certifier la « vérité ». Des faits
peuvent être raisonnablement établis,
tout en sachant qu’il y a toujours une
marge d’incertitude à leur égard.
L’interprétation de ces faits, elle,
varie avec les opinions, avec la
subjectivité de chacun, avec les
différentes recherches qui peuvent être
faites. Je renvoie ici le lecteur à mes
multiples notes sur la question du
chômage en France, et sur l’abus que
font les journalistes de la fameuse
« catégorie A » de la DARES. Personne ne
peut décider qu’il a le monopole de la
vérité et de l’information ; on ne peut
certifier une « vérité », ni la mettre
sous copyright. C’est bien pourquoi
toute l’opération Décodex se
révèle en fait assez nauséabonde dans ce
qu’elle décrit de l’imaginaire de ses
auteurs. On ne doit pas, alors,
s’étonner de la réduction constante du
lectorat de cette presse qui arrive
ainsi à se décrédibiliser de manière de
manière si constante et si régulière.
Cette presse arrive même aujourd’hui à
mêler le ridicule à l’ignominie.
Le coté « orwellien » de Décodex
n’aura échappé à personne. Il y a du
« Ministère de la Vérité » à l’œuvre
dans ce qu’ont commis les journalistes
du Monde.
[1] Glad V., « Qui décodexera le
Décodex? De la difficulté de labelliser
l’information de qualité », billet
publié le 3 février 2017.
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