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Alstom, la financiarisation et le
scandale
Jacques Sapir
© Jacques
Sapir
Jeudi 8 septembre 2016
La décision de la société Alstom de
fermer son usine de Belfort (sauf les
travaux de maintenance) a surpris dans
le monde politique. D’Arnault Montebourg
à Emmanuel Macron, les critiques ont été
virulentes. Mais, en réalité, cette
décision n’est pas réellement étonnante
quand on considère l’état – à court
terme – du marché de la construction
ferroviaire. Elle est la suite logique
du dépeçage d’Alstom, consécutif à la
vente à General Electrics de l’ensemble
de ses activités dans la production
d’énergie. Elle symbolise aussi
parfaitement la logique de gestion d’une
entreprise ou l’intérêt immédiat de
l’actionnaire domine, mais aussi une
logique économique où une puissance, les
Etats-Unis pour les nommer, impose par
la voix d’une justice aux ordres ses
impératifs aux autres pays. Il est vrai
que l’on pourrait résister à ces
pratiques, mais cela impliquerait de
faire de la souveraineté nationale un
impératif de notre politique et de le
défendre becs et ongles. Or, de ceci il
n’est plus question depuis des années,
et c’est bien cela qui transparaît dans
cette décision.
Une décision et ses
conséquences
Cette décision apparaît aussi comme
scandaleuse parce qu’elle survient au
moment même où Alstom se félicite
d’avoir remporté un contrat important
(le TGV dit « américain ») et vient de
signer avec le gouvernement français un
pacte d’innovation pour la production du
TGV du futur. On voit le scandale, alors
que les perspectives dans le domaine du
transport se développent, qu’il y a à
sacrifier ce qui représente la base
historique de la production ferroviaire
pour Alstom, l’usine de Belfort.
Cette décision va avoir des effets
très négatifs à moyen et long terme. On
sait que des compétences hautement
spécialisées et non transmissibles (du
moins facilement) sont accumulées dans
les usines qui produisent ce type de
matériel. L’apprentissage par la
pratique joue un rôle déterminant dans
l’approfondissement de ces compétences
et dans leur transmission. Quand ces
compétences sont perdues, par le biais
de licenciements par exemple, cela
constitue une perte immédiate, une perte
nette pour l’entreprise. Et il faudra
plusieurs années pour reconstituer ce
« stock de compétences » qui est en
réalité un capital, certes immatériel,
de l’entreprise.
De ce point de vue, si l’on considère
l’avenir de l’entreprise à long terme, à
10 ans et plus, il y a un véritable
intérêt à maintenir en activité des
sites de production même si ils peuvent
être, temporairement, en situation de
faible charge de travail. La
préservation des compétences
industrielles implicites est à ce prix.
Le contrat
d’innovation n’est pas une panacée
Cette décision cependant est prise
dans le même temps où l’on annonce un
partenariat d’innovation entre l’Etat et
la société Alstom, pour penser le
développement du TGV du futur. Le
partenariat d’innovation est une bonne
chose, et permet de répondre à
certains des problèmes rencontrés
dans la production de grandes
infrastructures où les délais de
conception et de réalisation sont longs
et l’irréversibilité des décisions
d’investissement important. On est en
présence de ce que l’on nomme en théorie
économique des actifs (matériels et
humains) hautement spécifiques, c’est à
dire qui ne peuvent être employés dans
d’autres activités sans des pertes de
valeurs très importantes. A cet égard,
l’association de la puissance publique
et d’une entreprise privée très en
amont, dans la conception du projet,
permet de dégager des synergies
intéressantes.
Mais, il convient immédiatement
d’ajouter que ces synergies ne sont
complètes que si l’Etat maîtrise
parfaitement la dynamique de
développement du secteur, et ici la
séparation entre l’activité réseau et
l’activité transport dans le domaine
ferroviaire – une conséquence justement
des directives européennes – soulève de
graves problèmes d’incohérence dans les
décisions. Il faut, aussi, que
l’équilibre entre le développement du
réseau TGV et du réseau non-TGV soit
pensé et non laissé à de simples
arbitrages financiers. Car, le
développement du réseau TGV dépend en
réalité de son alimentation par le
réseau non-TGV.
Quelle intervention
pour l’Etat?
Les fluctuations dans le temps des
plans de charge, qui viennent justement
de ce que tant les opérateurs publics
que les acteurs privés sont englués dans
des logiques de gestion à court terme,
posent le problème du maintien des
compétence sur les sites de production.
C’est d’ailleurs un problème que
connaissent bien les producteurs
d’avions civils. Le partenariat
d’innovation est ici impuissant pour
gérer ce type de problèmes, et
l’intervention de l’Etat s’avère alors
nécessaire que ce soit en subventions,
pour le maintien des sites opérant
temporairement en sous-capacité, ou
indirectement par des engagements de
long terme dans des dépenses
d’investissement. Cette importance du
rôle, direct et indirect, de la
puissance publique et les effets
d’externalités qu’induisent ces grandes
infrastructures sont des arguments
importants, et sans doute décisifs, pour
une nationalisation (partielle ou
totale) de ces activités.
Mais, il faut rappeler que la
décision de liquider le site de Belfort
survient alors que ce site est une pièce
maîtresse dans l’histoire du
développement et de la construction du
matériel ferroviaire à haute
technologie. Plus qu’un signe de
l’abandon de la fonction stratégique de
l’Etat ici, c’est surtout le signe d’une
incohérence à la fois politique (que
l’on mesure à l’aune des promesses
contradictoires et des engagements
réels) mais aussi temporelle de l’Etat.
Ce dernier cherche à suivre
simultanément une logique de court terme
(en matière de comptes publics) et de
long-terme. Or, la définition d’un
« Etat stratège » implique en réalité
que les fonctions de long terme de
l’Etat soient clairement sécurisées ou
déconnectées par rapport aux impératifs
de court terme.
Si l’Etat ne peut s’abstraire des
impératifs de court terme, et il doit
conserver une capacité de réaction
importante devant les évolutions de la
conjoncture, il doit impérativement
conserver des moyens importants pour se
projeter dans le long terme. Car, ce
faisant, il favorise les décision
d’investissement des acteurs privés.
Plus et mieux il le fait et plus et
mieux il stabilise les anticipations des
acteurs privés et peut donc jouer sur la
conjonction de ces anticipations avec sa
propre stratégie et ainsi créer des
« cercles vertueux ». Mais, cela
implique qu’une partie importante du
budget soit programmée dans le long
terme.
Que s’est-il passé
depuis 2004?
Il convient de se poser la question
de la différence de comportement dans
les actions du gouvernement en 2004,
date à laquelle Alstom fut sauvée par
Nicolas Sarkozy, et celles de ces
dernières années. Le ralliement d’une
grande partie de l’élite bureaucratique
de notre pays (qu’elle soit apparentée
au PS ou qu’elle soit proche de
l’ex-UMP) au néo-libéralisme a conduit à
l’abandon des perspectives stratégiques
dans les différents secteurs de
l’économie. Aujourd’hui, et ceci est
vrai tant pour le PS que pour les
« Républicains », on accepte en réalité
la logique du court terme, la domination
de la « puissance » des actionnaires.
Bref, la « finance » n’est plus un
problème, pour ne pas dire un
« ennemi ».
Ne nous y trompons pas: c’est une
conséquence directe, une conséquence
immédiate, de la financiarisation de
l’économie et avec elle de cette
« tyrannie des actionnaires », en
réalité des fonds de pensions, qui
cherchent en permanence le rendement le
plus élevé possible pour leurs
investissements. Quand, avec d’autres
économistes, nous écrivons qu’il faute
« dé-financiariser » l’économie, ce
n’est pas pour des raisons morales,
parce que la « finance » serait
intrinsèquement une entité mauvaise ou
perverse. C’est parce que les rythmes
imposés par la financiarisation aux
entreprises (et au budget de l’Etat)
sont en réalité incompatibles avec les
rythmes de la production et du
développement des activités, en
particulier dans les secteurs où les
externalités positives, les effets
induits et non directement visibles de
ces activités, sont les plus importants.
On ne peut penser le développement de
l’économie « verte », la transition
énergétique, le développement d’un
véritable aménagement du territoire,
dans le cadre d’une rentabilité annuelle
ou de quelques années. Il faut pouvoir
penser à 15 ou 25 ans. Et, pour cela, il
faut se dégager de l’emprise de la
finance et la mettre au service, s’il le
faut par la contrainte, de ces priorités
de développement. Cette
dé-financiarisation passe, il faut le
rappeler, par la sortie de l’Euro car,
et on le constate tous les jours, l’Euro
est un carcan fait pour imposer la
domination de la finance sur nos
économies.
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