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Hypocrisies européennes
Jacques Sapir

© Jacques
Sapir
Mardi 7 juillet 2015
La nouvelle réunion de l’Eurogroupe
que s’est tenue aujourd’hui, mardi 7
juillet, a été marquée par un sommet
d’hypocrisies publiques. Ces hypocrisies
ont marqué la réunion le lundi 6 juillet
en fin de journée de Mme Merkel et de
François Hollande à l’Elysée. La France
et l’Allemagne ont appelé, par la bouche
de François Hollande, la Grèce à
soumettre une liste de « propositions
sérieuses, crédibles, pour que (sa)
volonté de rester dans la zone euro
puisse se traduire »[1].
La Chancelière allemande a, en ce qui la
concerne, dit attendre « maintenant
des propositions tout à fait précises du
Premier ministre grec »[2].
Mais, une hypocrisie peut en cacher une
autre. Les discours des acteurs
camouflent – plutôt mal aujourd’hui – le
fait que sans une solidarité importante
entre les pays membres, une Union
monétaire comme l’Euro est condamnée à
périr.
L’hypocrisie des
demandes de réformes
Il est stupéfiant, et consternant de
mauvaise foi, de voir des acteurs aux
responsabilités si éminentes que Mme
Merkel et François Hollande, continuer à
demander des « réformes » à Alexis
Tsipras. Ce dernier, dès son élection le
25 janvier dernier, a dit toute la
nécessité de mener de profondes réformes
en Grèce. De fait son gouvernement,
unissant la gauche de Syriza et la
droite souverainiste de l’ANEL (les
« Grecs Indépendants »), est
certainement le gouvernement le mieux
placé pour conduire un important
programme de réforme et de modernisation
en Grèce. Ce gouvernement n’est pas lié
par les relations clientélistes, les
pratiques de collusion et de corruption
qui étaient si développées au point d’en
devenir emblématiques que ce soit avec
le gouvernement de Papandréou (les
« socialistes » du PASOK) ou avec le
gouvernement de droite de Samaras (la
« Nouvelle Démocratie »). De fait, le
gouvernement issu des élections du 25
janvier a proposé un renforcement du
système fiscal, transférant une partie
de la charge sur les plus riches et
supprimant de nombreuses niches et
exemptions fiscales, et il a aussi
proposé des réformes importantes
touchant tous les sujets sensibles, y
compris le régime des retraites. Mais
Alexis Tsipras a aussi dit que pour que
la Grèce puisse continuer à faire ses
efforts, efforts qui – rappelons-le –
lui ont permis de dégager un solde
budgétaire primaire (autrement dit
avant remboursement de la dette), soit
un excédent budgétaire, elle
devait retrouver confiance en son
avenir. Cela passe par la croissance.
Or, et ceci est attesté de nombreux
côtés, que ce soit par des économistes
plutôt classés à gauche (comme Krugman[3],
Stiglitz[4]
ou Piketty) ou par des institutions
internationales classées à droite comme
le FMI[5],
la dette de la Grèce n’est pas
supportable. Elle enfonce chaque jour un
peu plus le pays dans l’abîme de la
dépression. Les réformes que le
gouvernement grec est disposé à faire
sont liées, et il ne peut en être
autrement, à une restructuration
profonde de la dette de la Grèce, sans
doute sur le modèle de ce qui avait été
consenti à l’Allemagne en 1953.
Dès lors, demander des réformes
« sérieuses et crédibles » comme l’ont
fait et la Chancelière allemande et le
Président français n’a aucun sens. Ces
propositions ont été faites il y a des
semaines. Certaines, en particulier les
mesures fiscales frappant les plus
riches, ont même été trouvées
« excessives » par l’Eurogroupe. En
réalité, en refusant de voir le point de
blocage réel, la question de la
restructuration de la dette de la Grèce,
Mme Merkel et M. Hollande adressent une
fin de non-recevoir au gouvernement
grec. Mais, et c’est là le plus
répugnant dans cette crise, une fin de
non-recevoir enrobée de paroles
doucereuses, dégoulinantes de
« bienveillance », de déclarations
d’amitié, de proclamation de la volonté
de garder la Grèce dans la zone Euro.
C’est de l’hypocrisie à l’état pur.
L’hypocrisie
de la Banque Centrale Européenne (BCE)
La BCE s’est jointe à ce concours
d’hypocrisie et de mauvaise foi.
Rappelons ici les faits : elle maintient
certes le programme d’aide à la
liquidité d’urgence (dit « ELA ») pour
les banques grecs MAIS elle en limite le
plafond, ce qui organise DE FAIT une
pénurie croissante de liquidités en
Grèce. Si la BCE s’était tenue à ses
règles et à se charte, elle aurait dû
suspendre l’ELA dès le samedi 27 juin.
Mais, les règles ont été tant et tant
tordues depuis 2012, que ce soit à
propose de l’OMT (Outright Monetary
Transactions) ou des TLTRO,
qu’elles n’ont plus grand sens. Ou, plus
précisément, on ne les invoque que quand
on doit prendre une décision politique
un peu gênante. Hypocrisie donc, encore
et toujours.
Donc, si la BCE avait suspendu l’ELA
le 27 juin, on aurait pu crier à
l’ingérence dans un problème politique
grec, le référendum. Mais, en maintenant
l’ELA tout en en conservant le
plafond au niveau fixé le 26
juin, la BCE a contraint les banques
grecques à la fermeture et a limité
l’accès des Grecs, tant ménages
qu’entreprises, à la liquidité. Elle a,
de plus, mis des limites strictes au
mécanisme automatique de transfert au
sein de la zone Euro (ce que l’on
appelle le compte Target2). Le
résultat a été une ingérence massive
dans la vie politique grecque. Cette
ingérence n’a pas donné le résultat
escompté, et les Grecs ont rejeté le
projet d’accord qui leur était soumis
par une majorité de 61% de « Non ».
Alors, la BCE a décidé le 6 juillet de
commencer à appliquer une décote sur les
collatéraux à ses prêts que lui ont
fournis les banques commerciales
grecques. De fait, la BCE est en train
d’expulser la Grèce hors de la zone Euro[6].
Ici encore, on va se réfugier derrière
les « règles » de la BCE et sa charte.
Mais on peut remarquer que l’on n’avait
pas eu ses scrupules sur bien d’autres
sujets. L’application des règles
apparaît comme bien élastique, et
soumise – en réalité – au bon vouloir
politique d’un organisme qui n’est
soumis lui-même à aucun contrôle
politique. Nouvelle démonstration de
l’immense hypocrisie de M. Draghi et de
ses confrères.
Une monnaie
unique sans solidarité ?
Mais la situation de la Grèce soulève
un autre problème. Peut-on continuer à
faire fonctionner la « zone Euro », ou
pour l’appeler de son nom l’Union
Economique et Monétaire, sans organiser
en son sein d’importants flux de
transferts ? Quand la Californie se
trouva, lors de la crise financière de
2007-2009, en défaut de paiement, elle
ne sortit pas de la zone Dollar
parce qu’elle bénéficia d’importants
flux de transferts en provenance du
budget fédéral des Etats-Unis. Or,
aujourd’hui, non seulement les flux de
transferts sont très limités en Europe
(où le budget de l’UE est plafonné à
1,23% du PIB) mais ils se heurtent à
l’opposition de plus en plus forte de
nombreux pays, et en premier lieu
l’Allemagne.
Il ne s’agit pas, ici, de faire un
quelconque reproche à ce sujet à
l’Allemagne. Etablir un fédéralisme
budgétaire au sein de la zone Euro
prélèverait de 8% à 12% du PIB de
l’Allemagne tous les ans, selon les
méthodes de calcul. L’économie allemande
n’y résisterait pas. La question n’est
donc pas de savoir si l’Allemagne
veut une politique de transferts,
une fois qu’il est constaté qu’elle ne
peut pas en payer le prix.
Mais, il faut alors en tirer les
conséquences quant à la zone Euro. Et
l’on voit bien que la zone Euro ne peut
survivre sans un mécanisme assurant des
transferts importants en son sein. Cela,
les différentes autorités de notre pays
comme de nos voisins, le savent
pertinemment.
Dès lors, s’obstiner de réunion de l’Eurogroupe
en Conseils européens à tenter de faire
vivre une zone monétaire sans accepter
d’en payer le prix est une folie
dangereuse. Prétendre que la stabilité
de cette dite zone serait mise en cause
par un pays, aujourd’hui la Grèce et qui
sait demain, peut être l’Espagne, le
Portugal ou l’Italie, relève à nouveau
de la plus immense hypocrisie.
L’enfoncement des gouvernements
européens dans une hypocrisie aux formes
multiples mais dont le résultat est
chaque jour plus évident renvoie aussi
fondamentalement à un manque de courage.
Manque de courage de Mme Merkel qui
n’ose pas dire à son peuple qu’il lui
faudra payer pour avoir l’Euro, ou que
l’Euro ne sera plus[7].
Manque de courage de François Hollande,
qui n’a pas voulu affronter de face
Angela Merkel et lui dire que, faute de
consentir à l’Union de transferts (et on
en comprend parfaitement les raisons) la
zone Euro ne pouvait être maintenue.
Manque de courage de M Rajoy, qui a
longtemps lié le sort de l’Espagne à
celui de l’Allemagne et qui n’a pris que
tardivement conscience qu’une expulsion
de la Grèce hors de la zone Euro le
mettrait, lui, désormais en première
ligne. Manque de courage de M. Renzi, le
fringant Premier ministre italien qui a
commis les mêmes fautes que son
homologue espagnol alors que la logique
et la raison lui commandaient de
soutenir la Grèce.
Manque de courage de tous, qui feront
sans doute de la Grèce un bouc
émissaire, une victime expiatoire, pour
une situation qui est de la
responsabilité de tous en réalité et
pour se refuser à voir la réalité tant
qu’il en est encore temps. Et si cela
n’est pas une immense et incommensurable
hypocrisie, alors les mots n’ont plus de
sens.

[1]
http://www.capital.fr/a-la-une/actualites/hollande-et-merkel-affichent-une-position-commune-sur-la-grece-1052927#UpICzy8xld0pGTT3.99
[2]
http://www.rfi.fr/europe/20150706-francois-hollande-angela-merkel-affichent-leur-unite-grece/
[3] Krugman P., « Europe’s Many
Economic Disasters », New York Times, 3
juillet 2015,
http://www.nytimes.com/2015/07/03/opinion/paul-krugman-europes-many-disasters.html
[4] Stiglitz J, « Europe’s attack on
Greek democracy », le 29 juin 2015,
http://www.project-syndicate.org/commentary/greece-referendum-troika-eurozone-by-joseph-e–stiglitz-2015-06
[5] The Guardian, « IMF says Greece
needs extra €60bn in funds and debt
relief », 2 juillet 2015,
http://www.theguardian.com/business/2015/jul/02/imf-greece-needs-extra-50bn-euros?CMP=share_btn_tw
[6] Sandbu M., « Free Lunch: ECB,
enemy of the euro? », Financial
Times, 6 juillet 2015,
http://www.ft.com/intl/cms/s/3/bbf26c42-23bb-11e5-bd83-71cb60e8f08c.html
[7] Voir Godin R., Grèce : Pourquoi
Angela Merkel refuse de parler de la
dette grecque, La Tribune, 7
juillet 2015,
http://www.latribune.fr/economie/union-europeenne/grece-pourquoi-angela-merkel-refuse-de-parler-de-la-dette-grecque-490094.html
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