Tunisie
La guerre de Libye menace la Tunisie
Hedy Belhassine
Photo:
D.R.
Samedi 3 janvier 2015
Le prodige tunisien sidère le monde
arabe mais pas seulement. En quatre
années, déjouant toutes les
chausses-trappes empoisonnées, le petit
pays de Chabbi a patiemment tricoté la
démocratie. Le dictateur a été chassé,
la transition assurée, les élections
organisées : constituante, législative,
présidentielle.
Reste à légiférer et à gouverner avec
équité. La Tunisie en est capable pourvu
qu'on lui fiche la paix. Mais ce n'est
pas gagné.
Beji Caïd Essebsi vient d'être élu
Président de la République avec un score
honorable mais non humiliant pour
Marzouki son concurrent sortant qui
s'est effacé dignement.
L'homme est né à quelques encablures de
Carthage. Sa maison jouxte presque le
Palais présidentiel. Il a passé sa vie
dans les sérails de pouvoirs. Il sait
beaucoup de choses sur beaucoup de
monde. Peu savent peu de choses sur lui.
Il n'a pas été le plus brillant ni le
plus téméraire des héritiers de
Bourguiba, mais il a la baraka suprême,
celle de prémonition, de la santé et de
la longévité. Il lui revient aujourd'hui
avec l'aide du parti qu'il a créé il y a
à peine deux ans et qui détient plus du
tiers des sièges à l'assemblée, de faire
vivre et prospérer la légitimité
populaire.
« La démocratie advient quand les
pauvres sont vainqueurs de leurs
adversaires ». Or, si les premiers ont
fait la révolution, les seconds ont
gagné les élections. La Tunisie est
fracturée. Le sud désespère, le nord
prospère. De cette évidence révélée par
les scrutins, les nouveaux dirigeants
tireront les priorités de leurs actions.
Signes avant coureur des temps nouveaux,
pour les vacances de fin d'année tous
les hôtels sahariens affichaient
complets : aucun touriste européen mais
des villégiateurs venus de la capitale.
Le centre de gravité politique du pays
s'est déplacé depuis que les Tunisiens
ont découvert que le vote du bédouin
égalait celui du citadin. Malgré la
véhémence des propos de campagnes
électorales, la cohésion dans la
réconciliation est une urgence car
l'unité nationale sera indispensable
pour surmonter le danger suprême. De ce
point de vue Beji Caïd Essebsi sera
l'Abraham Lincoln tunisien ou ne sera
rien.
Mais la menace principale n'est pas le
clivage social.
C'est la Libye. Elle est à feu et à
sang. Près de deux millions de réfugiés
se sont insérés dans la population
tunisienne qui est seulement cinq fois
plus nombreuse. La plupart des Libyens
qui en ont les moyens ont mis leur
famille à l’abri en Tunisie où elles ont
trouvé spontanément le gite, les soins
et l'école qu'elles recherchaient. Ils
sont installés depuis trois ans déjà, et
l'espoir de retour s'éloigne chaque jour
davantage. On assiste à une fusion des
peuples tripolitain et tunisien qui
partagent la même langue, la même
religion et les mêmes traditions.
Fort heureusement, jusqu'à présent, les
Libyens n'ont pas exporté leurs
querelles en Tunisie. À la frontière,
les forces armées tunisiennes
contiennent la violence et empêchent la
prolifération de la guerre. Les
Algériens font de même. Mais pour
combien de temps ?
En ce début d'année, on remarque les
premiers signes avant-coureurs d'une
offensive occidentale. C'est ainsi
qu'une dizaine de journalistes tunisiens
étonnés d'être invités en grande
confidence au siège de l'OTAN n'ont pas
manqué de poser une question
embarrassante : « pour quelles
raisons vous nous avez fait venir ? »
Les Tunisiens sont ouverts aux compromis
et aux concessions, mais ils refuseront
qu'on les entraine dans une guerre qui
n'est pas la leur. Ils sont tous sans
exception bouleversés par le tribut trop
lourd qu'ils ont payé à la démocratie -
autant qu'à Valmy – et par l'assassinat
de deux députés par un renégat qui
demeure étrangement impuni. Ils sont
déterminés à ce que justice leur soit
rendue chez eux, mais n'ont aucune
intention de partir en croisade. Les
expéditions ne sont pas dans leurs
traditions.
Pour endiguer la métastase du chaos
libyen, Caïd Essebsi et son équipe
gouvernementale disposeront de la
confiance de leurs partisans mais pas
seulement. Le mouvement islamique
Ennahdha a multiplié les ouvertures. Il
sera sans doute imité par celui de
Marzouki, le Président sortant devenu de
facto leader de l'opposition.
Le Président pourra également compter
sur l'appareil sécuritaire de 95 mille
hommes demeuré intact depuis la chute du
dictateur et qui s'appuie sur un code
pénal liberticide jamais amendé. Mais
durant ces quatre années d'apprentissage
de la démocratie, le citoyen a vaincu
ses peurs, il est devenu exigeant,
vigilent, et combatif ; par conséquent
décourager la violence en faisant
progresser les libertés publiques ne
sera pas un exercice facile
Il y a enfin l'armée nationale aux
effectifs symboliques de 35 mille
hommes. Elle a protégé la population
durant les émeutes, elle a porté les
cercueils de tous les martyrs, elle a
refusé le putsch. Elle est pauvre et
discipliné, elle est le socle vertueux
de la révolution, elle est adulée par la
population. Des dizaines de conscrits
troupiers et des officiers sont tombés
aux frontières sous les balles des
terroristes. La Tunisie, on l'oublie
trop souvent, c'est 70 000m2 environ de
désert ( presque la moitié du
territoire) bordés par l'Algérie et la
Libye. C'est un océan de sable dont la
protection contre les contrebandiers et
les égorgeurs est une gageure. C'est
aussi une plateforme incontournable pour
une opération internationale punitive
aéroportée vers la Libye.
Vétéran de la diplomatie, Beji Caïd
Essebsi devra manœuvrer finement pour
plaire à tous sans déplaire à aucun. Les
Algériens sont chatouilleux, les
Américains impétueux quant aux
Français...Le nouveau Président tunisien
les connait par cœur depuis bien
longtemps ; il était face à eux lors des
négociations pour l'évacuation de la
base Bizerte en 1961...! Il n'est pas
particulièrement proche des socialistes.
Cela se saurait. Il est surtout très à
cheval sur les convenances et comme tous
les Tunisiens, il n'a pas apprécié
l'affront que fit Manuel Valls à la
Tunisie en refusant ostensiblement de
serrer la main du Président Marzouki
lors de sa visite officielle en France
en juillet 2012. Alors, sur le chemin de
Tunis, le chef du gouvernement français
devra très diplomatiquement passer par
Canossa.
Si les armes restent en Libye, si
l'invasion des bataillons étrangers se
limite aux touristes et aux
investisseurs, alors les Tunisiens et
leur nouveau Président passeront selon
nos vœux une bonne et heureuse année.
Publié le 5 janvier 2015
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