Irak
Voyage en Irak, mai 2016 [5/6] :
De la forteresse restaurée au mausolée
transformé
François Belliot
© François
Belliot
Vendredi 2 septembre 2016
Première partie - Deuxième
partie -
Troisième partie -
Quatrième partie
Un peu fatigués par la longue et dense
journée de la veille, nous prenons la
route pour une nouvelle visite
archéologique : les restes d’une très
ancienne église chrétienne et la
ville-forteresse d’al-Ukhaidar, située à
48 km au sud-ouest de Kerbala.
Nous serons guidés dans ces deux
visites par le directeur des sites
archéologiques de Kerbala, M. Husseïn
Yasser, que nous prenons chez lui au
passage.
Pour la première fois depuis notre
arrivée nous traversons une région de
véritable désert. Les seuls signes de
vie humaine que nous croisons sont de
rares hameaux, disposés autour d’oasis,
et de loin en loin, les inévitables
points de contrôle gardés et fortifiés
où nous devons montrer patte blanche.
L’un de nos interprètes est tout ému
de nous montrer le village, que nous
apercevons furtivement sur la droite de
la route, dans lequel il a passé son
enfance. C’est le premier contact que
nous avions eu à Paris avec le SSIH
(Saint Sanctuaire de l’Imam Husseïn),
organisateur de notre voyage, au café
le Train Bleu de la gare de
Lyon. La famille dont il est issu était
autrefois des bédouins nomades dont la
principale richesse était le commerce
des dromadaires. Elle s’est sédentarisée
en ce lieu, sans pouvoir, apparemment,
ôter à ses descendants le goût des
voyages lointains.
Nous passons une première fois à côté
de la forteresse d’al-Ukhaidar, située à
500 mètres à droite de la route, et
c’est une première surprise de découvrir
cette ville-forteresse d’aspect très
imposant et extrêmement bien conservée,
à première vue plantée au milieu de
nulle part.
Mais nous allons d’abord, dix
kilomètres plus loin, découvrir les
ruines de l’église. Le site n’est pas
visible depuis la route, et nous y
accédons après un kilomètre de
hors-piste.
N’était l’émotion que l’on ressent
forcément en découvrant un site très
ancien, témoin des premiers temps du
christianisme (on nous indique la date
du Vème siècle ap J.C.), surgissant de
même au milieu de nulle part, l’aspect
du site est des plus énigmatique. Aucun
dessin, aucun symbole (pas même une
croix), aucune inscription, aucune
couleur ne signale l’identité du
bâtiment. Seuls le chœur et le chevet
encore debout permettent de reconnaître,
il est vrai au premier coup d’œil, une
église.
Au milieu
de nulle part, en plein désert, une
église des premiers temps du
christianisme
L’archéologue nous
fournit quelques explications sur la
disposition des lieux à partir des rares
indices existants, puis nous nous
dirigeons vers une partie attenante au
site que l’on nous présente comme une
école, là encore à partir d’indices
infimes. On nous montre en particulier
des blocs de pierre circulaires d’une
trentaine de kilos, hauts de quarante
centimètres, qui, nous explique-t-on,
servaient aux écoliers d’écritoires :
preuve en serait la rainure circulaire
d’une soixantaine de centimètres qui en
creuse le pourtour, dont la couleur très
sombre correspondrait à des traces de
l’encre utilisée par les
apprentis-scribes. Pour nous convaincre,
l’un de nos accompagnateurs, bien aidé
par ses compagnons, s’accroupit face à
l’un de ces blocs et se met à mimer,
avec une touillette, puis un stylo,
enfin une brindille, l’écolier au
travail. Nos hôtes mettent en scène,
avec méticulosité et dans la bonne
humeur, cette reconstitution qu’ils
filment de leur côté.
Est-ce à
cela que ressemblaient les écritoires
dans les écoles chrétiennes du désert
irakien,
il y a 1600 ans ? Peut-être…
La présence des ruines de cette
église, près de 800 km à l’est de
Jérusalem, et 100 km de Bagdad, nous
rappelle que ce sont les peuples
d’Orient qui ont été évangélisés en
premier, et qu’il fut un temps ou des
pays arabes étaient entièrement
chrétiens, à l’instar de la Syrie au
moment de la conquête ommeyyade en 635
ap JC. Avant l’invasion étasunienne en
2003, on comptait encore 600 000 arabes
chrétiens à Bagdad, et 60 000 plus au
nord dans la ville de Mossoul. Beaucoup
ont fui la guerre et les persécutions,
notamment dans la Syrie voisine. Suite à
l’invasion de Daech en mi 2014, et les
exactions commises en particulier contre
eux, mais aussi contre les chiites et
les yézidis, cet exode s’est depuis
accéléré.
Il est près de midi, la chaleur
encore plus insupportable qu’il y a deux
jours, et cette fois il n’y a plus de
zone ombragée où trouver refuge. Nous ne
nous attardons pas et rebroussons chemin
pour nous rendre à la ville-forteresse
d’al-Ukhaidar.
Le site est gardé par deux hommes
d’allure morose. J’essaye de m’imaginer
ce que peut être leur quotidien : la
constante canicule, la solitude, le
silence (il n’y a même pas de mosquée,
et donc pas d’appel à la prière),
l’ennui : comme le guet assuré par ces
innombrables soldats, chargés de garder
des points de contrôle toute la journée,
cette tâche, sans doute nécessaire, nous
semble bien ingrate, et plus encore en
un lieu aussi éloigné de toute
civilisation.
Comme dans les « ruines » de Babylone
deux jours plus tôt, nous sommes
absolument les seuls « touristes ».
La ville forteresse d’al-Ukhaidar,
inscrite au patrimoine de l’UNESCO
depuis le 7 juillet 2000, est située sur
une route commerciale importante à
l’époque des caravanes, entre les villes
de Halab (Syrie) et Bassorah (sud de
l’Irak) : c’était une sorte de trait
d’union entre le monde méditerranéen et
le golfe persique.
La conception architecturale de cette
forteresse est unique à la fois dans le
monde arabe et dans le monde musulman.
Aucune source ni aucune inscription sur
le site ne mentionne la date exacte à
laquelle cet ensemble monumental fut
construit, et aucune investigation
archéologique n’a été en mesure
d’identifier précisément ses concepteurs
et bâtisseurs. Sur le dépliant émanant
du département des antiquités irakiennes
qui nous a été fourni, on peut lire à ce
propos : « Ceux qui prétendent
qu’elle a été construite après l’Hégire[2]
ne sont pas d’accord sur la date de sa
construction, certains avancent qu’elle
a été construite pendant la période
omeyyade [661-750], d’autres
disent qu’elle a été construite au tout
début de la période abasside
[750-1258] par « Isa bin Musa », le
neveu du calife Abasside As-Saffah
[le premier calife de la dynastie
(750-754)]. Sa construction serait donc
postérieure de moins d’un siècle à la
bataille de Kerbala, en 680, au cours de
laquelle l’imam Husseïn trouva la mort
avec presque toute sa famille.
La ville-forteresse a la forme d’un
carré de 176 mètres sur 146. Les
murailles, hautes de 21 mètres et
épaisses de 4,5 mètres, sont jalonnées
de 48 tourelles, séparées à mi-hauteur
par des couples d’arcs plein-cintre
aveugles, au-dessus-desquels on devine,
par les 236 meurtrières apparentes et
régulièrement espacées, un couloir
intérieur qui fait tout le tour de la
forteresse.
L’unique
porte d’accès de la ville-forteresse
semble minuscule encastrée dans l’énorme
mur d’enceinte
L’état de conservation quasi-parfaite
dans lequel nous trouvons le site,
s’explique par un énorme travail de
restauration entrepris par les autorités
irakiennes en 1975, dont l’ampleur n’est
pas sans rappeler le site de Babylone
par lequel nous sommes passés deux jours
plus tôt (voir
jour 3). La comparaison entre des
photographies prises avant et après
montre que des pans entiers des remparts
et des bâtiments intérieurs ont été
entièrement reconstruits. Ces ruines,
toutefois, en bien meilleur état,
donnaient beaucoup plus d’indices aux
archéologues qui ont pu atteindre un
haut niveau de fidélité dans sa
restauration ; raison pour laquelle la
forteresse d’al-Ukhaidar, contrairement
au site de Babylone, a pu être inscrit
sans peine au patrimoine mondial de
l’UNESCO, à une époque où Saddam Husseïn
était encore le maître de l’Irak.
Nous accédons à la porte principale
après avoir marché deux cents mètres,
pendant lesquels nous nous imprégnons à
pas à pas de l’allure imposante de la
forteresse.
La première chose qui nous frappe en
entrant est le contraste entre la
fournaise extérieure et la fraîcheur
intérieure : comme nous le constaterons
à maints autres détails, les
constructeurs d’al-Ukhaidar ont
parfaitement adapté l’édifice aux
contraintes du désert.
Après avoir passé par un long sas à
vocation défensive, nous pénétrons dans
le « grand hall », une salle de 15,5 m
sur 9, coiffée d’une voûte cylindrique
légèrement en pointe. A l’extrémité sud,
une porte voûtée, chapeautée par trois
petites fenêtres archées qui laissent
passer la lumière, ouvre l’accès à la
partie centrale de la forteresse. Sur
les côtés ouest et est du grand hall,
quatre courtes colonnes massives
supportent cinq arches. Le côté ouest
est percé d’une entrée menant à une
mosquée en plein air, le côté est d’un
long couloir en escalier menant à
l’étage supérieur.
Le « grand
hall »
De
longs escaliers permettent d’accéder au
niveau supérieur.
Les effets d’ombre et de lumière, comme
à Babylone, sont saisissants.
Je ne détaillerai pas
plus avant l’ensemble des lieux et
l’organisation de la « ville », que nous
avons parcourus au pas de course. Nous
nous retrouvons bientôt au premier
niveau, à une douzaine de mètres de
hauteur. De là nous pouvons avoir un
coup d’œil d’ensemble sur l’intérieur du
site, et ses différents « lieux de
vie ».
Vue
du site au niveau supérieur, en
direction du sud-est.
A gauche, en contrebas, des arches de la
cour d’honneur
Nous passons ensuite
dans le couloir d’enceinte que nous
avions deviné lors de l’approche de la
forteresse, que nous trouvons très
lumineux, malgré l’étroitesse des
meurtrières qui le jalonnent : les
bâtisseurs d’al-Ukhaïdar avaient une
connaissance intuitive de la diffraction
de la lumière, qui lorsqu’elle rencontre
une fente d’une largeur définie,
s’écarte en éventail : pénétrant à
travers les étroites meurtrières, la
lumière se projette sur toute la surface
du mur, illuminant ainsi vivement tout
le couloir.
Le
couloir d’enceinte est vivement illuminé
par la lumière qui se disperse en
éventail
après avoir traversé les meurtrières
Ce n’est qu’après une
demi-heure de progression que nous
parvenons aux étages les plus élevés de
la forteresse, en même temps que sur ses
murailles, d’où nous avons une vue
imprenable sur des kilomètres de désert,
sauf en un point qui nous fait
comprendre pourquoi un édifice aussi
imposant a été construit dans un tel
lieu : des reflets ondoyants et des
tâches vertes signalent une rivière qui
affleure sur quelques centaines de
mètres.
Une vue
d’ensemble de la forteresse depuis le
sommet des remparts, depuis l’angle
nord-est
A
proximité de la forteresse, une oasis,
source de vie
Nous comprenons du
même coup le pourquoi de la construction
de l’église 10 km plus à l’ouest, « au
milieu de nulle part » : dans ces
contrées arides rien ne peut être laissé
au hasard ; 1500 ans plus tôt l’église
et ses dépendances, d’une façon ou d’une
autre, devaient bénéficier d’un accès
aisé à ce point d’eau.
Vue du
site au niveau 2, du même point de vue
que celui de la photo pénultième
Nous demeurons une dizaine de minutes
au sommet des remparts, où tous les
membres de notre équipe multiplient les
selfies pour immortaliser l’instant,
puis nous redescendons et prenons le
chemin du retour, non sans avoir
auparavant allégé une glacière de force
canettes de sodas et de bouteilles d’eau
fraîche.
Le trajet se passe de nouveau sans
encombre, et au bout d’une heure, nous
sommes de retour à la « cité des
visiteurs » de Kerbala. Nous faisons
relâche le restant de l’après-midi,
avant de nous rendre pour la dernière
fois à Kerbala, où nous allons assister
à une sorte de « meeting religieux » à
l’intérieur du SSIH, et faire un crochet
par le Salon du Livre annuel de Kerbala,
qui déploie ses stands sur l’esplanade
entre les deux sanctuaires.
En arrivant, nous nous rendons
directement à l’intérieur du SSIH.
Dans le corridor d’entrée, nous avons
l’agréable surprise de croiser un
professeur de français de Kerbala. Il
aurait dû nous accompagner depuis le
début du séjour, mais nous sommes
arrivés en pleine période d’examens, qui
requièrent de lui une présence assidue
dans son école. Il sera des nôtres pour
le restant de la soirée.
La première fois que nous avions
visité le mausolée, quatre jours plus
tôt, il avait les apparences d’un lieu
de culte, sans autre particularité
notable. Nous découvrons les lieux
transformés. A une extrémité de la vaste
salle d’enceinte, une estrade avec
pupitre et micro a été installée, où les
orateurs se succèdent devant une
quarantaine de micros en rangs serrés.
Au-dessous du pupitre, une large
mosaïque, composée de milliers de fleurs
fraîches, sur laquelle est « écrite »
une phrase en arabe, donnant sur un
vaste espace carré de 20 mètres sur 20,
dégagé et recouvert d’un damier de
tapis, autour duquel sont assis, sur
deux rangées, des sayyids et des
chaykhs, avec leurs turbans noirs et
blancs reconnaissables. Dans l’axe des
orateurs, derrière cette première
rangée, des centaines de sièges ont été
disposés, en deux longs blocs séparés
par une allée centrale, un peu comme
dans une église ; les hommes d’un côté
et les femmes de l’autre. Des dizaines
de caméras de télévision, réparties un
peu partout, filment l’événement. Une
caméra panoramique, au bout de son long
bras articulé, se déplace en tous sens,
prenant parfois de la hauteur. Dans des
coins de la salle d’enceinte improvisés
en studios, des présentateurs télé
rendent compte de l’événement. En
plusieurs endroits de la façade
intérieure, des écrans géants
retransmettent en direct les gros plans
sur les orateurs et les prises de la
caméra panoramique, et des enceintes
disposées tous les cinq mètres rendent
audibles à tous leurs discours. Des
ventilateurs brumisateurs, à côté
d’extincteurs, fonctionnent en continu
pour rafraîchir la foule. Dans l’autre
moitié de la salle, qui n’a pas été
modifiée, des hommes assis en tailleur
discutent par petits groupes, certains
prient, parfois en larmes, d’autres
lisent des corans enluminés : nous
sommes frappés par ce mélange de
tradition et de modernité.
Nous
découvrons les lieux transformés. A une
extrémité de la vaste salle d’enceinte,
une estrade avec pupitre et micro a été
installée…
…où les
orateurs se succèdent devant une
quarantaine de micros en rangs serrés.
En même temps que les
uns, à gauche de l’entrée principale,
assistent à la cérémonie d’ouverture du
festival, et les autres, à droite,
vaquent aux occupations ordinaires du
lieu, c’est un flux incessant de fidèles
dans la salle centrale, où repose le
sarcophage de l’imam Husseïn. Comme nous
l’avons observé le jour de notre
arrivée, les fidèles se pressent, en une
dense cohue auto réglée, autour de
l’enceinte grillagée en argent qui en
constitue le parement extérieur. Les
mains empoignent ou caressent le
grillage, les bouches l’embrassent, de
petits enfants hissés à bout de bras par
leur père sont mis en contact avec la
dernière demeure du Saint. Dans le
déambulatoire qui l’entoure, je croise
un groupe de jeunes gens transportant,
avec toutes les marques de l’affliction
la plus vive, un cercueil vide
symbolisant la dépouille de l’imam
Husseïn.
Les mains
empoignent ou caressent le grillage, les
bouches l’embrassent,
de petits enfants hissés à bout de bras
par leur père sont mis en contact avec
la dernière demeure du Saint.
Nous sommes en train d’assister, nous
explique-t-on, à la cérémonie
d’ouverture (11 mai 2016) du douzième
« Festival Culturel International »,
dont la date coïncide avec
l’anniversaire de la naissance de l’imam
Husseïn. On l’appelle ici Rabi’a al
Chahada. Les personnalités assises
au premier rang de l’assistance sont
pour l’essentiel des personnalités
religieuses non irakiennes qui se sont
spécialement déplacées pour l’occasion.
En l’occurrence les discours que nous
avons entendus (et compris seulement par
la suite) traitaient de l’anniversaire
de l’imam Husseïn, de sa vie, et de sa
personnalité. Le discours inaugural a
été prononcé par le directeur du waqf
chiite, Saïd al-Moussaoui, avec qui nous
nous sommes entretenus la veille[3]
dans ses locaux à Bagdad. Ont pris la
parole ensuite les deux responsables du
sanctuaire, puis un poème a été récité.
La phrase écrite dans la mosaïque
florale en bas de l’estrade signifie :
« la naissance des navires du salut ».
Il s’agit d’une expression familière
pour indiquer que les imams d’Ahlulbayt
(les 12 imams du chiisme duodécimain+
Fatimah femme de Ali, le premier imam de
la lignée) peuvent être considérés par
les fidèles comme des navires
providentiels dans un océan déchaîné,
sur le pont desquels ils peuvent se
hisser pour trouver leur salut[4].
Les micros et les caméras
appartiennent à des chaînes de
télévision irakiennes et de tout le
monde chiite : 44 pays participent en
effet à l’événement et la plupart de
l’assistance est composée de
non-Irakiens.
Gros plan
sur la mosaïque florale en bas de
l’estrade.
Cet événement
coïncide avec le commencement du mois de
chaaban. Le professeur de
français nous explique que c’est le seul
mois de l’année qui ne comprend aucune
cérémonie religieuse empreinte de
tristesse. L’atmosphère est donc
particulièrement festive et détendue, ce
que nous constatons en effet quand nous
sortons de l’enceinte du SSIH. La
coutume en cette occasion est d’offrir
des cadeaux à tout venant. C’est ainsi
qu’à plusieurs reprises, des adultes et
des enfants inconnus, lors de notre
promenade dans les environs du
sanctuaire, viendront spontanément nous
offrir des sucreries, avec des regards
emplis de l’amour du prochain.
Une des
entrées du salon du livre de Kerbala, du
côté du sancuritaire de l’imam Husseïn
Un stand
de l’un des 180 exposants du salon du
livre de Kerbala
Après avoir passé une bonne heure à
l’intérieur du sanctuaire, nous en
sortons pour partir à la découverte du «
Salon du Livre de Kerbala ».
Le « salon du livre de Kerbala »
s’étend sur toute la longueur de
l’esplanade entre les deux mausolées (le
mausolée de Husseïn et le mausolée
abasside) : il consiste en une longue
galerie couverte, le long de laquelle
sont disposés les stands des 180
exposants qui ont reçu une accréditation
âprement disputée[5].
Inauguré une semaine auparavant, le 5
mai, ce salon est organisé par les deux
Sanctuaires (abasside et husseïnite),
dans le cadre de Rabi’a al
Chahada. Outre l’Irak, 13 pays
participent à l’événement : Liban,
Egypte, Jordanie, Emirats-Arabes-Unis,
Syrie, Maroc, Koweït, Arabie Saoudite,
Iran, Grande-Bretagne, Espagne, Canada,
Italie. Les livres exposés relèvent des
domaines les plus variés : sciences,
culture, religion, informatique. Seule
limitation, dixit le directeur du salon
M. Seyed Mouyassar Al-Hakim : « des
dispositions sont prises pour interdire
l’exposition des livres qui touchent la
souveraineté de l’Irak, suscitent le
sectarisme, attaquent les icônes
religieuses, ou traitent des aspects
immoraux ».
La guerre contre Daech qui se déroule
en toile de fond donne fatalement une
coloration particulière à certaines
parties du salon : c’est l’occasion de
montrer aux visiteurs les faits d’armes
de l’armée irakienne, plusieurs stands
tenus par des militaires en treillis
montrant sur grand écran des soldats en
action ou fêtant des victoires. Nous
sommes en particulier étonnés de
découvrir un stand sur lequel sont
exhibés, à des fins de dénonciation,
tout l’attirail du parfait kamikaze,
avec des ceintures d’explosifs, des
télécommandes de déclenchement à
distance, des boutons pour déclenchement
manuel, et des détonateurs.
La
panoplie du parfait kamikaze
La seule publication en français
exposée et disponible à la vente est un
ouvrage dont tout le monde a entendu
parler en Europe, mais que personne n’a
jamais lu. Il s’agit des célébrissimes
Protocoles des Sages de Sion. Longtemps
interdits en France et régulièrement
invoqués comme l’abomination suprême
dans les grands médias, ici ils ne
suscitent pas la moindre polémique. Cela
nous confirme que l’univers dans lequel
nous évoluons depuis le début de notre
séjour, à d’innombrables niveaux, est
comme un univers inversé de la France et
des « valeurs de la République ».
Dans l’allée centrale du Salon du
Livre, nous questionnons le professeur
de français sur son parcours et l’état
de l’enseignement de la langue française
en Irak : « L’enseignement du
français est une tradition ancienne en
Irak. Cela remonte à plus de quarante
ans. Dans les années 80, a été fondée la
faculté des langues à l’université de
Bagdad, pour développer l’apprentissage
de deux/trois langues étrangères, parmi
lesquelles le français. La coopération à
l’époque était si étroite entre l’Irak
et la France que des stages de formation
de six mois ont été mis en place pour
permettre à des étudiants irakiens de
maîtriser le français dans différents
domaines. La situation s’est
malheureusement dégradée en 2003 [date
de l’invasion étasunienne]. A partir de
là, nous avons commencé à manquer de
professeurs compétents et d’étudiants de
qualité : beaucoup de nos diplômés
n’étaient même pas capables d’enseigner
le français correctement. Encore
aujourd’hui, 90 % d’entre eux ne sont
même pas capables de construire un
exposé cohérent de 100 mots, ou de
s’exprimer à l’oral en continu pendant 3
minutes. » Concernant son parcours
et sa situation actuelle : « J’ai
appris le français à l’université de
Bagdad, faculté de langues, département
de langue française [il est âgé de 36
ans], j’enseigne le français depuis 8
ans dans le quartier d’Al Jamaya [à
Kerbala]. Notre école s’appelle Al Thura
[traduction : Les Cimes]. J’enseigne
dans ce qui serait l’équivalent chez
vous du lycée. Je n’ai pas plus
de 40 étudiants par classe. Après cela
peut descendre à 25 en fonction de la
disponibilité des salles. Il y a au
total 15 professeurs de français dans la
ville de Kerbala. Dans l’établissement
où j’enseigne nous sommes deux. Dans mes
classes j’ai des adolescents de 13 à 18
ans. J’ai rarement l’occasion d’échanger
en français. » Il nous rapporte,
plus généralement, le désarroi des
professeurs de français irakiens qui
rêvent de pouvoir redonner aux lettres
françaises en Irak leur lustre d’antan.
Nous terminons cette ultime journée
kerbalaienne par une promenade sur
l’esplanade entre les deux mausolées, si
bondée que l’on ne peut s’y déplacer
qu’avec lenteur. Dernière curiosité qui
attire notre attention : un concours de
poésie qui s’y déroule en plein air :
sur une estrade, un poète muni d’un
micro psalmodie un poème, dont une foule
jeune et enthousiaste reprend en cœur
les mots-clés à la rime et les refrains.
Concours de poésie en plein air, sur
l’esplanade entre les deux mausolées.
Tout à gauche, sur une estrade, le poète
muni d’un micro en train d’enflammer la
foule
qui reprend en cœur les mots à la rime.
L’esplanade entre les deux sanctuaires
est bondée.
Le lendemain, pour la dernière
journée de notre séjour, nous nous
rendrons dans la ville de Najaf, par
laquelle nous étions arrivés le premier
jour, pour y visiter une des plus
anciennes traces de présence juive en
Irak. Ensuite nous irons visiter le
mausolée d’Ali, premier imam du chiisme
duodécimain, et père des premier et
deuxième imams, Hassan et Husseïn. Dans
la soirée nous irons visiter un camp de
réfugiés.
François Belliot le
31 août 2016
[1] François Belliot vient de
publier aux éditions SIGEST, le second
volume de ses chroniques sur la « Guerre
en Syrie » sous-titré : « Quand médias
et politiques instrumentalisent les
massacres » :
http://edsigest.blogspot.fr/2016/06/guerre-en-syrie-v2.html
[2] Le mot « Hégire » (Hijra
en arabe : هجرة) désigne le moment ou
Muhammad s’enfuit à Medine avec ses
partisans. Evénement majeur puisque
c’est en cette occasion qu’il passe d’un
mode de société tribal, fondé sur les
liens du sang, à à un mode de société
universelle fondé sur une communauté de
croyance. Le calendrier arabe commence à
cette date.
[3] L’intégralité de cet entretien
est consultable sur ce lien :
http://observatoire-terrorisme.com/entretien-avec-le-waqf-chiite-de-bagdad-said-al-moussaoui-le-9-mai-2016/
[4] L’expression Ahl-ul-Bayt,
littéralement « la famille de la
maison », désigne les gens de la famille
du prophète Muhammad, dont l’étendue
peut varier selon la branche de l’Islam
considérée. Dans le chiisme duodécimain,
sont considérés comme faisant partie de
Ahlulbayt : Ali (cousin et
gendre de Muhammad , premier imam des
chiites), Fatimah (la fille de Muhammad
et l’épouse d’Ali), les fils d’Ali
Hassan et Husseïn (deuxième et troisième
imams, ainsi que les neufs imams
suivants qui descendent en ligne directe
de Ali). Dans le sunnisme Ahl-ul-bayt
désigne un ensemble beaucoup plus vaste
de personnes, incluant par exemple,
toutes les autres épouses de Muhammad et
leurs enfants et descendants, ainsi que
certains de ses compagnons les plus
proches qui se sont convertis à l’Islam.
[5] Je renvoie à un article de
présentation du « média international »
du « saint sanctuaire husseïnite » du
05/08/2016 intitulé « l’ouverture de la
foire internationale du livre à
Karbala » (auteur : Cheykhouna N’Diaye.
On y lit la déclaration suivante du
directeur de la foire, M. Seyed
Mouyassar Al-Hakim : « En fait, nous
avons reçu plus de 300 demandes de
participations de la part des maisons
d’édition, et nous en avons accepté plus
de 180 d’une manière sélective
(académique, universités, centres de
recherche, centres des études, maisons
édition des enfants, des institutions de
la production audiovisuelle, maisons
d’édition et de publication. Les Saints
Sanctuaires en Irak et à l’extérieur
participent à la foire également, de
même que les Agences respectivement
chargées des Affaires des Chiites et des
Sunnites. »
A suivre…
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