El Watan
Moyen-Orient : Pourquoi les Etats-Unis
veulent détruire l’Iran
Lina Kennouche
Lundi 18 mai 2020
Depuis le début de l’épidémie de Covid-19,
l’Iran a fait l’objet de nombreuses
critiques concernant sa gestion de la
crise sanitaire. A la première phase de
déni succède la lenteur d’action des
autorités iraniennes, les mesures phares
décidées, notamment la fermeture des
sites de pèlerinage, des écoles et des
universités, et des lieux publics ainsi
que l’obligation de confinement
intervenant trop tardivement.
Néanmoins, s’agissant du lourd impact
des sanctions économiques américaines
sur la lutte contre le corona, bien
qu’il soit rappelé de manière factuelle
dans les analyses, très peu de
commentateurs interrogent la
responsabilité américaine écrasante dans
la mort de civils iraniens à travers la
logique de la punition collective qui
semble renouer avec la perception
largement déshumanisante de «l’ennemi»,
prégnante dans la culture stratégique
américaine.
Les sanctions
américaines pourtant reconnues comme
illicites en droit international ont
totalement asphyxié l’économie
iranienne, entraînant des conséquences
redoutables sur la vie quotidienne de
l’ensemble de la population.
Dans l’incapacité
de vendre son pétrole ou d’emprunter sur
les marchés financiers, Téhéran peine à
financer l’importation de matériel
médical et de produits pharmaceutiques.
Quelques mois avant l’apparition de la
crise sanitaire mondiale, un rapport
foisonnant de détails, publié le 29
octobre 2019, par l’ONG Huwan Right
Watch consigne les effets des sanctions
américaines sur le secteur de la santé
en Iran et notamment sur les personnes
atteintes de cancer ou de maladies
génétiques rares.
Ce rapport souligne
que HRW a documenté plusieurs cas,
notamment un «dans lequel une entreprise
européenne a refusé de vendre à l’Iran
les médicaments nécessaires aux patients
souffrant d’épidermolyse bulleuse, une
maladie génétique rare qui entraîne des
cloques sur la peau et les muqueuses et
qui affecte plus de 800 personnes en
Iran».
Il cite également
la liste de médicaments nécessaires au
traitement de la leucémie de l’enfant
publiée en novembre 2018 par des
chercheurs affiliés au centre
pédiatrique de recherche et de
traitement du cancer Mahak, en précisant
qu’«en mai 2019, l’ONG manquait de
pégaspargase, de mercaptopurine et de
vinblastine, trois médicaments de
chimiothérapie, qui figurent tous sur la
liste des médicaments essentiels de
l’OMS». (1)
Pénuries de
médicaments essentiels
En effet, les
compagnies pharmaceutiques étrangères et
les banques internationales préfèrent
généralement refuser toute transaction
impliquant l’Iran, quel que soit le
produit concerné, plutôt que de
s’exposer à un risque de représailles de
la part des Etats-Unis. Aujourd’hui
«l’Iran connaît l’une des pires
épidémies de Covid-19 au monde avec des
dizaines de milliers de cas et des
milliers de décès» et l’économie
«frappée par des sanctions et la chute
des prix du pétrole n’est pas en mesure
de résister aux retombées économiques de
la pandémie» (2).
Pour éviter un
effondrement total, les autorités
iraniennes ont donc été contraintes, le
8 avril dernier, de décider d’une levée
partielle du confinement et de la
relance de certaines activités
économiques. Mais il est surtout
frappant de constater qu’en définitive,
dans un contexte de drame humanitaire,
les Etats-Unis ont décidé le 17 mars de
durcir les sanctions contre l’Iran, une
décision dénoncée par un appel collectif
de plusieurs personnalités politiques
internationales et curieusement
l’ex-secrétaire d’Etat du président
Clinton, Madeleine Albright.(3)
Depuis leur
adoption, ces sanctions se sont pourtant
révélées totalement contre-productives
et ont même entraîné l’effet inverse de
celui escompté : sans parvenir à priver
le régime de sa base sociale, elles ont
abouti à un durcissement de la position
de l’Iran et le refus de toute
concession politique. Aussi, ces mesures
coercitives qui relèvent d’une forme de
punition collective constituent le
prolongement de la logique de
destruction de l’ennemi, tendance lourde
de la doctrine stratégique et militaire
américaine.
En effet, le
facteur idéologico-culturel qui
influence les visions politiques
américaines ne se limite pas à la scène
intérieure, il pèse aussi dans
l’élaboration de la doctrine
stratégique. Si les décideurs politiques
agissent en fonction de la perception
immédiate de leurs intérêts
stratégiques, notion toutefois
fluctuante, et du rapport de force
existant, certains événements
historico-culturels structurants sont à
l’origine de représentations stables qui
participent de la définition de
l’orientation stratégique et des cadres
d’action.
Héritage
évangélique
Il serait difficile
à l’heure actuelle de saisir la position
inconditionnellement pro-israélienne et
viscéralement anti-iranienne de l’équipe
Pompéo-Pence sans tenir compte de la
prédominance de l’héritage évangélique
dans leur représentation de la politique
américaine.
L’intensité de leur engagement en faveur
de Tel-Aviv repose sur une
identification idéologico-culturelle,
qui puise dans la similitude des
trajectoires historiques et la
communauté de valeurs bibliques les
amenant à partager un sentiment
d’identité commune.
L’importance du
facteur idéologico-culturel dans
l’appréhension de l’alliance privilégiée
américano-israélienne a été longuement
analysée notamment par Camille Mansour(4)
qui insiste sur la centralité des
valeurs religieuses partagées et de
l’héritage colonial. La représentation
de l’Etat israélien – dont l’assise
juridique et historique est un texte
religieux – comme une réédition du
modèle américain se retrouve à la fois
dans la psychologie collective
américaine et dans les instances de
l’appareil de sécurité nationale et des
commissions du Congrès, où siègent les
représentants de la droite chrétienne.
Plus largement dans
la vision politique globale des
Etats-Unis et dans la réflexion de la
communauté stratégique, il existe un
cadre de penser et d’agir qui demeure
lié à la spécificité historique des
Etats-Unis et à un imaginaire national
empreint de religiosité et de sentiment
d’exceptionnalisme. Cette représentation
pénètre les pratiques sociales et
politiques depuis le débarquement des
premiers colons britanniques au XVIIe
siècle qui affirment, au prisme de la
théologie protestante, la destinée
manifeste de l’Amérique «cité au sommet
d’une colline» et «nouvelle Jérusalem».
La notion de
destinée manifeste a légitimé les
massacres de la population indigène tout
autant que l’expansionnisme militariste
des Etats-Unis, qui demeure une
constante lourde de l’histoire
américaine. Comme le note le spécialiste
de la stratégie américaine, Jean-Michel
Valentin, il existe «un rapport
profondément singulier entretenu aux
Etats-Unis entre un habitus collectif
pénétré d’une religiosité et d’une
mythologie très vivaces, et un rapport
au réel qui favorise le recours à des
formes de violence armée. La violence
doit alors être strictement
unilatérale : elle doit permettre de
modifier, de changer le monde non
américain, en empêchant toute
interaction qui pourrait permettre un
échange de violence, et donc des effets
réciproques de modification.
Cette complexité
s’est installée dès les origines de la
nation américaine».(5) S’il
n’existe pas une différence de nature
entre les colonialismes européens et
l’impérialisme américain, «la
construction de la civilisation
nord-américaine, mais non canadienne,
obéit à une dynamique radicalement
différente» en raison de la prégnance de
l’utopie religieuse dans les
représentations de la nation américaine.
Culture
stratégique
Cette réflexion est
également au cœur des analyses du
chercheur en géopolitique Alain Joxe(6)
qui souligne la différence entre les
cultures stratégiques européennes et
américaine.
Si les Européens
ont une conception clausewitzienne de la
guerre comme continuation de la
politique par d’autres moyens, dans la
culture stratégique américaine pétrie de
la croyance en la destinée manifeste, la
finalité n’est plus de vaincre un
ennemi, mais bien de le détruire par le
recours à la force décisive écrasante.
Jean-Michel Valentin y voit un «refus
fondamental de l’interaction entre le
système stratégique américain et les
objets sur lesquels il exerce sa
puissance».
Cette conception
américaine de la guerre qualifiée de
douhetiste(7) par Joxe, en raison
de la démesure de la puissance de feu,
est fondatrice à la fois de la stratégie
nucléaire et de l’appareil américain de
sécurité nationale. De l’usage de la
bombe atomique contre le Japon sur le
point de capituler en 1945 à
l’utilisation à grande échelle du napalm
durant la guerre du Vietnam, la
technologie est systématiquement
mobilisée pour détruire l’adversaire, en
réduisant au maximum les effets de
l’interaction stratégique.
Certes, les
mutations du contexte stratégique, à
travers à la fois l’affirmation des
acteurs transnationaux et la
transformation de la menace et sa
diffusion, ont mis fin à la
systématisation de la guerre à buts
absolus, et avec l’invasion de l’Irak en
2003, confrontés à la ténacité de la
résistance locale, les Etats-Unis se
sont impliqués de façon inédite dans un
processus de Nation Building.
Mais la logique de
reconnaissance de l’ennemi ne procédait
que de son irréductibilité par la voie
militaire et le résultat n’en a pas
moins été la destruction d’un Etat et
celle de pans entiers de la société
irakienne. Selon le site britannique,
Iraks Body Count, entre 1991 et 2003,
l’embargo sur l’Irak a entraîné la mort
de plus d’un million d’Irakiens, tandis
qu’au moins 122 000 auraient péri
pendant l’invasion américaine ou lors de
ses suites. Les documents révélés par
Wikileaks en 2010 accréditent la thèse
que de nombreux décès de civils n’ont
pas été rendus publics.
Stratégie
hybride
Avec la fin des
guerres d’occupation et face à
l’«insuccès permanent»(8) des
Etats-Unis – qui témoigne des limites du
paradigme stratégique de la révolution
dans les affaires militaires pour
garantir la pérennité de leur hégémonie
dans un contexte géopolitique transformé
par l’ascension de nouvelles puissances
internationales et régionales –,
Washington a procédé à la reconversion
de son modèle : la domination impériale
par l’occupation militaire brute cède le
pas à une stratégie hybride dans
laquelle le recours aux sanctions
économiques dépourvues de légitimité
internationale est devenu une arme de
destruction massive.
Ainsi en dépit de
ces adaptations imposées par le nouveau
contexte, la logique destructrice qui a
été au cœur de l’ensemble des pratiques
traditionnelles et des habitudes de
pensée de la société américaine et de
l’appareil sécuritaire américain est
reconduite avec la stratégie des
pressions maximales à travers l’idée de
châtiment collectif contre un ennemi
diabolisé.
L’héritage
structurel de l’exceptionnalisme
américain interdit toute résistance à
l’ordre régulé selon les intérêts d’une
«nation élue». Car toute opposition ou
toute volonté de changement par
l’imposition de nouvelles règles
contribuerait à sortir la nation
américaine de son exceptionnalisme.
Non seulement les
Etats-Unis refusent «d’être impliqués
dans un processus de changement dû à une
influence extérieure» pour reprendre la
formule de Michel Valentin, mais ils
rejettent l’idée d’un nouvel ordre
mondial qui cesserait d’être structuré
en fonction de leurs intérêts
stratégiques dominants.
Malgré le
durcissement des sanctions et le lourd
tribut économique, social, sanitaire
supporté par la population iranienne,
l’Iran continue d’offrir l’image d’une
résilience et d’un obstacle à la
destinée providentielle des Etats-Unis.
Par Lina
Kennouche
Correspondance particulière
1- Rapport
de Human Right Watch intitulé «Pression
maximale : Les sanctions économiques
américaines portent atteinte au droit
des Iraniens à la santé». URL :
https://www.hrw.org/sites/default/files/report_pdf/iran1019sanctions_web.pdf,
p 33-34
2– Colin H.
Kahl & Ariana Berengaut, «Afterschoks :
The Coronavirus Pandemic and The New
World Disorder», April 10 2020. URL :
https://warontherocks.com/2020/04/aftershocks-the-coronavirus-pandemic-and-the-new-world-disorder/
3– «Transatlantic
Call to Ease Humanitarian Trade with
Iran due to the COVID-19 Pandemic»,
April 06 2020. URL :
https://www.europeanleadershipnetwork.org/group-statement/elntip_iran_april2020/
4– Camille
Mansour, Israël et les Etats-Unis ou les
fondements d’une doctrine stratégique,
Paris : Armand Colin, 1995, 285 p.
5–
Jean-Michel Valentin, «Religion et
stratégie aux Etats-Unis», revue
internationale et stratégique, vol. 57,
no. 1, 2005, pp. 103-114.
6- Dans
«L’Amérique mercenaire», L’Amérique
mercenaire, Paris : Stock, 1992, et «
L’empire du chaos, les Républiques face
à la domination américaine dans
l’après-guerre froide», Paris : La
Découverte, 2002.
7- Du nom du
général Giulio Douhet, commandant de la
première unité d’aviation de l’armée
italienne, considéré comme le théoricien
du bombardement stratégique quantitatif
avec le tapis de bombes. Terminologie
employée par Alain Joxe dans son livre
L’Amérique mercenaire. Paris : Stock,
1992.
8– Formule
mobilisée par Alain Joxe dans son livre
les Guerres de l’empire Global, Paris :
La Découverte, 2012.
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