MESURES
ANTI-TERRORISTES ET DROIT
INTERNATIONAL
Au fil de ses
révélations, le sénateur suisse
Dick Marty, est apparu comme une
des personnalités politiques les
plus estimées et respectées dans
le monde. En novembre 2005, en
sa qualité de président de la
Commission des Affaires
juridiques et des Droits de
l’Homme du Conseil de l’Europe,
il a été chargé d’enquêter sur
l’existence des prisons secrètes
de la CIA en Europe. En août
2007, il a été chargé d’enquêter
sur la liste « terroriste »,
établie et gérée par l’ONU. Ses
enquêtes ont démontré que ces
mesures répressives avaient été
appliquées en violation du droit
international (*).
[Propos recueillis par Silvia
Cattori le 20 JUIN 2008]
Silvia Cattori :
Quelle leçons peut-on tirer
de vos enquêtes et des obstacles
auxquels se heurtent toujours
vos recommandations ?
Dick Marty :
Ces enquêtes ont été décidées en
novembre 2005, quand « Human
Right Watch » (HRW)
et le « Washington Post »
ont révélé l’existence de
prisons secrètes de la CIA dans
des pays européens. Le
secrétaire général du Conseil de
l’Europe a tout de suite ouvert
une procédure d’enquête selon
l’article 52 de la Convention
européenne des droits de l’Homme
car, si l’existence de ces
prisons secrètes était
confirmée, elles constituaient
une violation flagrante de cette
Convention.
Je venais d’être élu
président de la Commission des
Affaires juridiques et des
Droits de l’Homme du Conseil de
l’Europe. On a estimé que la
charge d’enquêter sur ces
allégations m’incombait. Nous
nous sommes tout de suite mis au
travail et avons découvert
quantité de choses tout à fait
inquiétantes.
« Eurocontrol »
(organisation européenne pour la
sécurité de la navigation
aérienne) ainsi qu’un groupe
constitué de gens qui ont pour
hobby d’observer les avions qui
atterrissent dans les aéroports,
nous ont fourni des informations
intéressantes [1].
On a pu reconstituer la façon
dont ce système des « restitutions
extraordinaires » [2]
fonctionnait, comment les
personnes étaient enlevées,
transportées d’un pays à
l’autre.
En juin 2006, à la remise de
notre rapport, on ne pouvait pas
encore certifier l’existence de
prisons secrètes en Europe. Mais
on pouvait déjà faire état d’une
série d’indices concrets et
convergents permettant de penser
que les affirmations de « HRW »
et du « Washington Post »
étaient exactes. On m’a demandé
de poursuivre l’enquête.
Le 6 septembre 2006, le
Président Bush a reconnu
l’existence de ces prisons
secrètes et les a justifiées.
Ceux qui, quelque mois plus tôt,
avaient jugé que mon rapport
était vide, se sont rendu compte
que j’allais dans la bonne
direction. Remarquez que « HRW »
et le « Washington Post »
savaient que des prisons se
trouvaient en Pologne et en
Roumanie, mais ils avaient
renoncé à le révéler, après
accord avec la Maison Blanche.
On avait dû leur dire : « Si
vous révélez leurs noms ces pays
risquent des représailles
d’Al-Qaïda ».
Nous avons réussi à mettre à
nu, cette fois, toute une série
de mécanismes. L’élément le plus
important a été la découverte
que, le 2 octobre 2001, lors
d’une séance secrète qui s’est
tenue à Athènes, les Etats-Unis
ont demandé à leurs partenaires
l’application de l’Article 5 du
Pacte de l’Atlantique Nord. Ils
ont fait valoir qu’ils étaient
attaqués. Il faut savoir que
l’Article 5 contraint tous les
États membres du Pacte à prêter
assistance à un membre qui est
victime d’une attaque militaire.
Lorsqu’une procédure du Pacte
de l’OTAN se met en route, il y
a un système de maintien du
secret à un très haut niveau.
Seuls les services secrets
militaires, liés à ce processus,
et les personnes absolument
indispensables, sont renseignés.
Même les gouvernements ne sont
pas tenus au courant. C’est le
principe du « Who need to
know ». Ce qui a été discuté
à cette réunion d’Athènes est
resté secret. Ce qui explique le
silence des pays européens.
Cette découverte nous a permis
de démontrer que l’OTAN était
impliquée dès le début dans ce
programme d’enlèvements et de
prisons secrètes.
L’application de l’Article 5
a entraîné toute une série de
conséquences. C’est ainsi, qu’au
lendemain des attentats du 11
septembre 2001, la CIA a obtenu
des pouvoirs comme jamais
auparavant. Nous avons découvert
qu’il y avait une étroite
collaboration entre la CIA et
les services secrets militaires
européens, alors même que les
gouvernements la niaient.
Nous avons recueilli de
nombreuses informations sur
l’existence d’un programme, mis
en place par les agents de la
CIA, appelé « High value
detainees ». Ce programme
dirigeait les terroristes
présumés importants vers la
Pologne ; les moins importants
vers la Roumanie, Guantanamo,
Abou Ghraïb, et l’Afghanistan.
Nous avons pu reconstruire
certaines de leurs activités de
manière très détaillée. Ce qui
nous a permis de voir, par
exemple, comment les services
militaires polonais avaient
maquillé les données des vols
afin de ne pas laisser voir que
des avions de la CIA avaient
atterri sur leurs bases.
Nous avons obtenu des
résultats spectaculaires, alors
que nous n’avions aucun pouvoir
d’enquête. Ceci, grâce à des « within
blowers », c’est-à-dire aux
témoignages de gens agissant à
l’intérieur des services de
renseignements.
Pressentant que les
gouvernements n’auraient jamais
répondu à nos requêtes, j’avais
demandé au Conseil de l’Europe
l’autorisation de pouvoir
recueillir les témoignages sous
anonymat. Cette garantie s’est
avéré très précieuse. Il y a eu
un réel rapport de confiance
avec les gens qui voulaient nous
donner des informations, car ils
se sentaient protégés. Cela
était un facteur positif. C’est
ainsi que, des deux côtés de
l’Atlantique, des personnes qui
occupaient des fonctions de
haute responsabilité, situées
parfois au sommet de la
hiérarchie, nous ont confié des
secrets, alors même qu’elles
n’avaient aucun intérêt
personnel à le faire. Si ces
personnes l’ont fait, c’est
qu’elles considéraient la
stratégie de M. Bush éthiquement
inacceptable, erronée et
contre-productive. Cela montre
que, à l’intérieur de la CIA, il
y a des gens d’une stature
morale remarquable.
Nous savions qu’il fallait
rester vigilant quant aux
manipulations possibles. Nous
avons pu exploiter les
informations collectées, dès
lors qu’elles provenaient de
plusieurs sources, et étaient
corroborées par des
recoupements. Nous avions la
confirmation que la CIA
possédait des prisons secrètes
en Roumanie et en Pologne. Leur
localisation a eu un grand
impact car, jusque là, personne
n’avait pu apporter autant
d’éléments de preuves. Notre
enquête a fait l’objet du second
rapport déposé en 2007. Autre
élément positif : les deux tiers
de l’Assemblée parlementaire du
Conseil de l’Europe l’ont
approuvé.
Silvia Cattori :
S’il n’y avait pas eu les
fuites de ces agents de la CIA,
nous n’aurions peut-être jamais
connu l’existence de ces prisons
secrètes !?
Dick Marty :
Il y avait tellement de
personnes impliquées qu’il eût
été impossible, à la longue, de
garder toute cette affaire
secrète. Mais, sans les fuites,
on n’aurait pas pu obtenir un
degré aussi élevé de précisions.
Ce qui est absolument
navrant, dans toute cette
histoire, c’est l’attitude des
gouvernements européens ; ils
n’ont pas réagi comme il eût
fallu à cette situation
inquiétante. Cet aspect est très
décevant, d’autant que cela
continue.
Des personnes ont été
enlevées dans des pays
européens, en dehors de tout
droit. Des personnes ont été
détenues, sans accusations
précises, sans procès public et
sans pouvoir se défendre. Plus
grave : il y a aujourd’hui des
personnes enlevées et torturées,
qui, -après avoir été libérées
parce qu’il n’y avait rien à
leur reprocher- essayent
d’obtenir une indemnisation pour
le tort subi. Que font les
gouvernements ? Ils leur
opposent le secret d’Etat.
Il y a l’exemple du procureur
de Milan, Armando Spatarro, qui
a fait un travail remarquable.
Il a identifié les 25 agents de
la CIA qui ont participé au rapt
d’Abou Omar [3] ;
ainsi que les agents des
services secrets militaires
italiens qui ont rendu possible
ces agissements.
Que fait aujourd’hui le
gouvernement de Romano Prodi,
associé à des personnages de
gauche comme Massimo d’Alema ?
Il entrave le travail de la
justice -comme hier Silvio
Berlusconi- parce qu’il estime
que « des intérêts supérieurs
de l’Etat sont en jeu ».
Tous les gouvernements abusent
de cette notion de secret
d’Etat.
Même constat avec les abus
subis par l’Allemand Khalid
El-Masri. Son histoire est
incroyable. Dans son cas aussi,
les informations que nous avions
collectées ont permis au
Ministère public de Munich,
d’identifier les agents de la
CIA qui avaient enlevé El-Masri.
Enlevé en Macédoine, sur
indication des services secrets
allemands, déporté en
Afghanistan, El-Masri a été
reconduit en Albanie et
abandonné en pleine nature quand
ces mêmes services se sont
aperçus que ce n’était pas
l’homme qu’ils recherchaient.
Revenu en Allemagne,
complètement détruit, il a
raconté ce qu’il a vécu ; la
presse l’a démoli et personne ne
l’a cru.
Contre El-Masri, il n’y avait
aucune accusation, rien. Quand
il a intenté une action civile
pour indemnisation, les
Etats-Unis ont fait valoir que
des intérêts de l’Etat et du
peuple des Etats-Unis étaient en
jeu et que l’on ne pouvait
ouvrir son dossier. Il s’est
adressé à la Cour suprême.
Je suis allé à cette Cour ;
j’ai soutenu qu’il n’y avait pas
de secret d’Etat, vu que, tout
était déjà public. La majorité
des membres de la Cour suprême a
maintenu qu’il y avait secret
d’Etat, et qu’on ne pouvait pas
le lever. Unique consolation :
le « New York Times »
avait alors qualifié cette
position d’honteuse.
Silvia Cattori :
Les plus hautes autorités
étaient donc au courant des
activités illégales de la CIA
sur leur territoire ?
Dick Marty :
L’attitude des gouvernements
européens est ma grande
désillusion ! J’ai dû passer la
soixantaine pour arriver à la
conclusion que ces élus qui
parlent à toute occasion des
droits de l’homme, de l’Etat de
droit, se taisent quand il
s’agit de les appliquer.
Je constate, et cela est
aussi valable pour la Suisse,
qu’entre les proclamations des
beaux principes et leur
application il y a encore un
énorme fossé. Ce sont toujours
les intérêts économiques du
moment qui prévalent et non pas
les valeurs. L’Europe s’est
montrée d’une passivité, d’une
soumission et d’une lâcheté qui
m’ont profondément écœuré.
Dans cette affaire,
manifestement personne ne veut
affronter l’administration de
Washington. Malheureusement, les
Etats-Unis sont considérés comme
si importants que les relations
d’intérêts avec eux passent
avant les relations fondées sur
les valeurs. Bien sûr que, en
résistant à l’administration
états-unienne, on risque de
s’exposer à quelques
désagréments ! Mais je maintiens
que, à terme, nous ne pourrions
être que gagnants.
Silvia Cattori :
Ce sentiment d’écœurement,
les citoyens ordinaires le
partagent sans doute largement
avec vous ?
Dick Marty :
Je constate que, partout, une
fois arrivés au gouvernement,
les élus se conduisent d’une
façon inacceptable. On est en
train de vivre une période assez
inquiétante où l’exécutif
s’arroge des pouvoirs au
détriment des Parlements. Si les
Parlements sont si faibles,
c’est également par la faute de
parlementaires qui
démissionnent. Soit parce qu’ils
cèdent à l’influence de groupes
de pression, soit parce qu’ils
sont davantage préoccupés par
leurs intérêts à court terme.
Les gouvernements ne sont pas
intéressés par la promotion
d’une justice indépendante. Ils
n’aiment pas que la Cour
européenne des Droits de l’Homme
les rappelle à leur devoir. La
Justice est dans une situation
lamentable ; on ne lui donne pas
les moyens qu’elle devrait
avoir. Les magistrats qui
voudraient résister ne peuvent
pas faire grand-chose.
Le cas de l’Italie est
éclairant. Quand il est apparu
que le gouvernement Berlusconi
était impliqué dans l’affaire
des enlèvements illégaux,
l’opposition a protesté, invoqué
les grands principes de l’Etat
de droit. Quand, le gouvernement
Prodi est arrivé au pouvoir il
s’est comporté d’une manière
encore plus lamentable. Les
personnalités qui avaient
critiqué le secret d’Etat
invoqué alors par Silvio
Berlusconi, font la même chose.
Je trouve cela inacceptable ! Si
nos sociétés ne sont pas
capables de donner la priorité
aux valeurs, elles vont vers un
avenir très sombre.
Silvia Cattori :
Ces questions qui touchent à
l’Etat de droit ne
devraient-elles pas être mises
davantage en débat par les
partis politiques ?
Dick Marty :
Encore faudrait-il qu’il y ait
un intérêt de leur part. Dès le
début de mon enquête sur les
prisons secrètes, j’ai vécu
assez amèrement le fait de me
sentir regardé par la classe
politique comme un Don Quichotte
luttant contre des moulins à
vent.
Je n’ai jamais eu
l’impression de faire quelque
chose de particulier. J’ai
simplement fait mon devoir. J’ai
eu le privilège d’assumer
longtemps la charge de
magistrat. Et, comme magistrat,
on obéit essentiellement à sa
conscience et à la loi. Je n’ai
jamais caché, qu’avant mon
parti, il y a ma conscience ;
j’ai toujours dit qu’en cas de
conflit je suivrais toujours ma
conscience.
Silvia Cattori :
D’où cette disponibilité !
Dick Marty :
Et cette liberté intérieure qui
peut être pesante quand on se
sent seul. Je dois avouer que je
me suis senti souvent isolé tout
au long de cette enquête. Mais,
par chance, je sais résister à
la solitude. J’ai une structure
intérieure assez solide, une
histoire personnelle qui peut
m’aider à surmonter les
obstacles.
Silvia Cattori :
Vous avez souvent déploré
l’absence de réaction des
autorités suisses au sujet de
ces dérives. En quoi la
politique étrangère de la Suisse
a-t-elle été particulièrement
blâmable ?
Dick Marty :
Une chose est certaine : il y
avait, en Suisse, des gens qui
étaient au courant de ce qui se
passait. Au sein des services de
renseignements, ceux qui ont des
responsabilités étaient
informés. Mais je ne pense pas
que le Conseil fédéral dans son
ensemble savait.
Je me suis toujours fait une
certaine idée de la Suisse, pas
comme une « exception », mais
l’idée d’un pays qui a un rôle
particulier sur la scène
internationale ; l’idée d’une
Suisse, petit pays neutre, avec
son histoire particulière,
dépositaire des Conventions de
Genève et à l’origine de la
création de la Croix rouge
internationale.
Quand j’affirme que la Suisse
devrait être beaucoup plus
déterminée et courageuse dans la
défense des valeurs, on me
rétorque que la politique
étrangère est aussi et surtout
la politique de défense des
intérêts de la Suisse, qu’il
faut que les banques suisses
puissent œuvrer aux Etats-Unis,
que l’on puisse obtenir des
accords de libre échange. J’en
suis tout à fait conscient. J’ai
été magistrat de terrain, membre
du gouvernement cantonal. J’ai
eu l’habitude de me confronter à
ces problèmes !
Silvia Cattori :
La Suisse a donc perdu là des
occasions de mieux faire ?
Dick Marty :
Oui. Je sais que l’ambassadeur
suisse M. Peter Maurer suit
l’affaire des « listes noires » [4].
Mais il le fait en tant que
diplomate, dans les couloirs de
l’ONU. Je pense que notre
diplomatie aurait dû affirmer
depuis longtemps que ce n’est
pas en poursuivant une stratégie
qui ne respecte pas la loi que
l’on combat le terrorisme.
L’absurdité, dans toute cette
guerre, est que l’on a
transformé des gens que l’on
disait criminels, en victimes,
en objets d’injustice. Ce qui
m’a fait dire, en janvier 2008 à
Strasbourg, en déposant mon
rapport, que l’injustice est le
principal allié du terrorisme.
On ne peut pas répondre à une
menace terroriste par des
mesures qui sont en
contradiction avec la justice.
En emprisonnant des musulmans en
dehors de tout système
judiciaire, on est en train
d’inciter toute une population
musulmane modérée à aller vers
l’extrémisme. C’est une
politique catastrophique. Comme
la guerre contre l’Irak,
justifiée sur la base de
mensonges, est quelque chose de
catastrophique. Comme sont
catastrophiques les
bombardements contre le Liban :
tous les jours, des enfants qui
marchent sur ces bombes à
fragmentations que l’armée
israélienne a disséminées
partout, sont mutilés.
Ce sont ces réponses là que
donnent nos gouvernements ! Cela
me choque de savoir que l’on
agisse de la sorte. Et que, les
parlementaires en général,
soient si peu intéressés par la
prise en compte de problèmes
d’une telle gravité.
Silvia Cattori :
Cette collusion entre les
Etats européens et les
Etats-Unis, l’adoption de
mesures illégales, n’aurait pas
été possible si les Parlements
exerçaient leur rôle de
véritable contre-pouvoir ?
Dick Marty :
Raison pour laquelle je suis
bien plus sévère avec les élus
Européens. Les Etats-Unis ont
fait un choix stratégique
erroné. Mais ils assument et
défendent leur choix. Ce qui
m’irrite chez les Européens est
qu’ils n’ont même pas le courage
d’assumer ce choix stratégique
erroné avec lequel ils
collaborent. Ils n’ont même pas
cette dignité.
C’est ce mensonge et cette
lâcheté que je considère
insupportables. C’est pourquoi
je suis beaucoup plus indigné
par l’attitude des gouvernements
européens. Ils ne disent pas la
vérité aux citoyens. Quand ils
disent : « Ce que nous faisons
est juste ; le droit et la
justice ne servent à rien contre
les terroristes ; les
Conventions de Genève sont
faites pour des guerres
classiques et non pas pour une
guerre asymétrique, il fallait
que l’on invente autre chose »,
je ne manque pas une occasion de
leur dire que, de mon point de
vue, ils font fausse route.
Les autorités n’ont pas eu le
courage d’assumer leur
participation aux enlèvements
secrets de la CIA ; je suis
persuadé que nous n’avons pas
tout vu, qu’il y aura encore des
affaires qui sortiront.
Quand, en 2006, j’avais
indiqué que l’ile de Diego
Garcia avait été utilisée pour
transporter des gens dans des
prisons secrètes, Monsieur Tony
Blair avait nié : « C’est
absolument faux, jamais nous
n’avons fait cela ».
L’ancien ministre britannique
des Affaires européennes, avait
ironisé sur mon rapport en
disant « qu’il était plein de
trous comme un fromage suisse ».
En février 2008, le ministre des
Affaires britanniques, David
Miliband, a dû s’excuser et
admettre que « des avions
avaient atterri à Diego Garcia » [5].
Silvia Cattori :
De savoir que des Etats
européens continuent de mettre à
la disposition des agents de la
CIA la logistique qui leur
permet d’enfermer et torturer
des suspects n’est guère
rassurant !?
Dick Marty :
J’éprouve un sentiment de
malaise à devoir me prononcer.
Je ne prétends pas avoir raison
sur tout. J’ai toujours cherché
à analyser librement les choses.
J’ai essayé et continue
d’essayer d’accomplir mon
travail de façon honnête et
indépendante. Ce que j’ai
découvert, m’a profondément
choqué et a passablement modifié
ma perception.
Silvia Cattori :
Vous avez eu le grand mérite
de révéler l’existence de la
liste noire de l’ONU. Ce n’est
pas peu ?
Dick Marty :
Ces listes noires sont un
immense scandale. Je crois qu’au
Conseil de l’Europe, l’Assemblée
a réalisé qu’il y a là quelque
chose d’inacceptable. Un député
britannique du parti
conservateur a déclaré : « Quand
j’ai entendu ce que Dick Marty
disait au sujet des listes je ne
l’ai pas cru. J’ai alors fait
mes recherches auprès de
l’administration britannique et
du gouvernement. Non seulement
il a raison, mais il a
totalement raison ». Seules
trois personnes ont contesté mon
rapport.
Ces sanctions se décident au
Conseil de Sécurité. Il y a une
espèce de consensus entre
grandes puissances. Il y a là un
système tout à fait pervers. Là
aussi les gouvernements ne
réagissent pas. L’ONU non plus,
parce que l’administration Bush
ne veut pas que l’on remette en
question ces listes noires.
J’ai découvert le cas de
M. Nada tout à fait par hasard [6].
En 2005, un médecin que je
connaissais, s’est adressé à
moi, pensant que, en tant que
politicien, je pouvais faire
quelque chose pour rendre
justice à l’un de ses patients.
Il s’agissait d’un Monsieur
d’origine égyptienne, qu’il
soignait depuis 30 ans. Quand
j’ai appris son histoire,
d’abord je ne l’ai pas crue
tellement elle était
invraisemblable !
J’ai contacté M. Nada, tout
en précisant que je ne
m’occuperais jamais de lui en
tant qu’avocat, que je voulais
garder ma liberté de jugement.
Ce qu’il m’a raconté était pire
que tout ce que mon entendement
pouvait assimiler.
M. Nada avait été soumis à
deux enquêtes pénales. Son nom
avait été mis sur la liste noire
de l’ONU, sans qu’il en ait été
averti. L’avocat de M. Nada a
mis à ma disposition le dossier
pénal. J’ai lu les accusations
qui ont induit le ministère
public à prendre en compte
l’inscription par les Etats-Unis
de M. Nada sur la liste
« terroriste ». M. Nada a été
mis sur cette liste pour, soit
disant, « avoir financé les
attentats du 11 septembre ».
M. Nada était détenteur d’un
passeport italien et égyptien et
vivait en Suisse et en Italie.
Ici, la première question que je
me suis posée a été de savoir
pourquoi, les Etats-Unis,
n’avaient pas demandé son
arrestation et son extradition à
la Suisse et à l’Italie, alors
qu’ils auraient pu l’obtenir ?
M. Nada était détenteur d’un
passeport italien et égyptien et
vivait en Suisse et en Italie.
Pourquoi avaient-ils induits
les Suisses et les Italiens à
l’ouvrir alors il n’y avait
aucune procédure pénale contre
lui aux Etats-Unis ? Parce que
M. Nada possédait une banque en
Suisse. En obtenant que ce soit
la Justice suisse qui fasse
l’enquête, les Etats-Unis
escomptaient mettre la main sur
tous les documents.
Quand le procureur suisse a
demandé aux Etats-Unis sur
quelle preuve ils basaient leur
accusation, comme unique pièce
-et là c’est la chose la plus
hallucinante- ils ont présenté
un article du « Corriere
della Sera » qui prétendait
que la banque de M. Nada avait
« remis 60 millions au
mouvement Hamas ». Rien n’a
été trouvé qui puisse le
prouver. M. Nada, qui était une
personnalité influente au Moyen
Orient, n’était peut-être pas
considéré comme un ami
d’Israël ! Mais cela suffit-il à
faire de lui un terroriste ?
Après trois ans et demi
d’enquête, le Ministère public
de la Confédération suisse n’a
rien découvert à sa charge.
120’000 francs suisses de frais,
de la défense, ont dû être
assumés par le contribuable
suisse. Le Tribunal de Milan a,
lui aussi, ouvert une enquête et
a classé l’affaire parce qu’il
n’y avait rien à reprocher à
M. Nada. Deux juridictions
pénales n’ont absolument rien
trouvé qui puisse incriminer
M. Nada.
Eh bien, le nom de M. Nada
reste toujours sur la liste
noire ! Le gouvernement suisse,
comme d’autres pays, continue de
bloquer ses biens. Inscrit sur
la liste noire depuis novembre
2001, il y est toujours.
Tout ce que cet homme a
construit durant sa vie a été
détruit. C’est la triste
réalité.
Même si j’admets que l’on
puisse justifier l’existence de
ces listes noires, elles
devraient s’inscrire dans une
période déterminée. Aujourd’hui,
nous sommes dans la septième
année d’application de cette
sanction de l’ONU.
Le Tribunal fédéral suisse
est arrivé à la conclusion qu’il
ne pouvait pas intervenir sur la
suppression de cette liste ; il
a invité le gouvernement suisse
à intervenir auprès de l’ONU
pour que le nom de M. Nada soit
enlevé de cette liste.
J’ai interpellé Mme Calmy-Rey
à ce sujet. À mon
interpellation, en octobre 2005,
elle a répondu : « Nous
devons appliquer les sanctions
des Nations Unies ».
J’aurais attendu du
gouvernement suisse qu’il dise à
l’ONU : « Soit vous nous
fournissez des preuves claires,
faute de quoi le gouvernement
suisse n’appliquera plus ces
sanctions parce qu’elles sont
contraires aux principes
fondamentaux de la société
suisse ». D’ailleurs la Suisse a
signé et ratifié la Convention
des droits de l’Homme qui
interdit cela. Or, Mme Calmy-Rey
répond : « Le droit
international, c’est le droit de
l’ONU. Il y a des sanctions et
nous devons les appliquer ».
C’est là une vision totalement
formelle mais pas substantielle.
Cela ne répond pas aux principes
fondamentaux de la justice et du
droit.
Silvia Cattori :
Vous avez suggéré qu’il eut
fallu que les Etats refusent
l’application des sanctions de
l’ONU, « car contraires à
d’autres obligations
internationales ». Le président
du Comité des sanctions du
Conseil de sécurité, le belge
M. Johan Verbeke, affirme lui,
que les « règles du judiciaire »
ne sont pas adaptées pour lutter
contre les terroristes ?! Donc
rien ne changera ?
Dick Marty :
C’est la théorie défendue
aujourd’hui par les
gouvernements. Sous couvert de
« lutte contre le terrorisme »
on peut faire passer n’importe
quelle mesure. Je suis d’accord
avec le fait qu’il faut avoir
les moyens de combattre le
terrorisme. Mais ce qui
m’indigne, c’est qu’il y a
d’autres menaces qui font
beaucoup plus de victimes et
pour lesquelles on ne fait pas
grand-chose. Que font les
gouvernements contre les
fournitures d’armes ou le trafic
d’êtres humains, fléaux qui font
plus de victimes que le
terrorisme ?
On peut comprendre la peur de
la menace terroriste. Mais, avec
cette peur, on fait passer des
mesures illégales. C’est, du
reste, très populaire pour un
politicien d’affirmer que l’on
« lutte contre le terrorisme ».
Pour cette raison, vous ne
trouvez pas beaucoup de députés
qui se révoltent contre ces
abus. Parce que, aller dire à
ses électeurs « Je lutte
contre le terrorisme »,
c’est très payant. J’étais en
campagne électorale récemment.
Plusieurs personnes m’ont
demandé pourquoi je m’engage à
« défendre les terroristes ».
J’ai répondu que je défends la
justice, que je suis partisan
d’une lutte « propre » contre
les terroristes, que notre
société a toujours proclamé
qu’elle veut un Etat de droit,
que je suis convaincu que c’est
plus efficace de combattre la
terreur par des moyens légaux.
Le président Pertini, à la
fin de ce que l’on a appelé
« les années de plomb » en
Italie, avait dit une chose qui
m’avait frappé : « Notre pays
doit être fier parce qu’il a
combattu le terrorisme dans les
salles de justice et non pas
dans les stades ».
Le terrorisme, on doit le
combattre avant tout en essayant
d’éliminer les causes. Quand une
grand-mère palestinienne se
suicide en déclenchant une
ceinture d’explosifs, on devrait
se poser des questions. Et
chercher à comprendre pourquoi
des personnes que l’on maintient
parquées dans des camps de
réfugiés depuis des générations
en arrivent à de pareils gestes
de désespoir.
Il ne faut jamais humilier un
peuple. L’histoire nous enseigne
que, lorsqu’on humilie un
peuple, elle se venge toujours.
Les Etats-Unis comme la
Russie sont d’accord sur une
chose : combattre le terrorisme.
Mais il faut définir ce qu’on
entend exactement par ce terme ;
car chacun l’utilise comme cela
lui convient. Il manque une
définition du terrorisme au
niveau international.
Les gouvernements bloquent
toutes les actions en justice
intentées par des gens qui ont
été abusés. El-Masri, est le
seul parmi ces hommes torturés
qui a obtenu une indemnisation
d’un gouvernement. Mais cela a
été possible grâce à la
mobilisation de l’opinion
publique canadienne. Alors qu’en
Allemagne, l’opinion publique,
hélas conditionnée par toute une
presse à scandale, avait traité
El-Masri de menteur, de
manipulateur.
Silvia Cattori :
Les pays européens pourraient
imposer leurs vues mais ils ne
le font pas !
Dick Marty :
L’Union européenne n’a pas,
hélas, de politique commune de
défense et de politique
étrangère. L’Administration de
Washington joue sur les
divisions des Etats européens.