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France-Syrie :
Le berceau de la civilisation se
retourne dans sa tombe
Diana Johnstone
Photo:
D.R.
Mardi 15 septembre 2015
Paris – Ce lundi 7 septembre, sept
citoyens syriens étaient au tribunal à
Paris pour poursuivre leur action civile
contre le ministre français des Affaires
étrangères Laurent Fabius. Les cinq
hommes et les deux femmes ont tous perdu
des membres de leur famille et des amis
proches dans les massacres commis par
les rebelles armés que Fabius a soutenus
en paroles et en actes. Ils demandent un
euro symbolique de dommages et intérêts.
A la fin, la plainte sera presque
sûrement rejetée. Le 7 septembre,
l’audience porte sur l’appel contre une
décision précédente selon laquelle les
tribunaux ne peuvent pas juger des actes
du gouvernement dans un tel cas, même si
la plainte est fondée. Et pourtant, ce
procès futile marque un point essentiel
que les politiciens et les médias
occidentaux préféreraient ignorer.
Les dirigeants occidentaux partagent
une responsabilité majeure dans le fait
de rendre la plus grande partie du monde
inhabitable normalement pour les êtres
humains. Jusqu’à présent, ces dirigeants
s’en tirent. Mais la crise massive des
réfugiés qui submerge l’Europe est
seulement le début des troubles que ces
dirigeants peu scrupuleux ont amenés
dans leurs propres pays.
Laurent Fabius peut être traité très
justement de néoconservateur français.
Son alignement sur les politiques
d’Israël se révèle dans le fait qu’il
était le plus réticent parmi les
ministres des Affaires étrangères
impliqués dans les négociations sur le
nucléaire iranien à accepter l’accord
final.
Il a été l’un des avocats les plus
enthousiastes du changement de régime en
Syrie, un pays depuis longtemps sur la
liste des cibles néocon en raison de son
nationalisme arabe et de son soutien à
la cause palestinienne.
Les plaignants syriens notent que:
- Le 29 mai 2012, Fabius a déclaré
que la France interviendrait contre
le régime syrien. Le 17 août 2012,
Fabius a déclaré que le président
syrien Bachar al-Assad «ne
mérite pas de continuer à vivre sur
la terre». Le 14 décembre 2012,
s’élevant contre la décision de
l’administration Obama de désigner
le Front al-Nusra comme un groupe
terroriste, Fabius a objecté que le
Front al-Nusra «fait du bon
boulot sur le terrain». Le 13
mars 2013, Fabius a annoncé que la
France et la Grande-Bretagne
allaient livrer des armes aux
rebelles.
En tant que groupe, les plaignants
maintiennent que par ses déclarations,
le ministre des Affaires étrangères
Fabius a provoqué la guerre civile en
Syrie et encouragé les attaques de
rebelles armés contre le gouvernement en
place. Individuellement, chacun des
plaignants a perdu des membres de sa
famille et des amis proches dans des
attaques armées et des massacres
perpétrés par les groupes rebelles
alliés de la milice al-Nusra.
L’épouvantable jumeau d’Israël : État
islamique
Sous la direction des États-Unis et
l’influence d’Israël, les dirigeants
politiques français ont soutenu un changement
de régime en Libye et en Syrie
partant de l’hypothèse tacite que la
guerre civile serait meilleure pour les
peuples de ces pays que la vie sous une dictature.
Malgré tout, et en pratique, la plupart
des gens vivent mieux sans voter que
sans toit sur la tête, ou sans tête du
tout.
Il n’est pas surprenant que les
vidéos soigneusement filmées et
diffusées des méthodes disciplinaires d’État
islamique (EI) aient provoqué la
panique chez les gens vivant sur la
route de leurs conquêtes.
La guerre pousse les gens à devenir
des réfugiés. Les médias occidentaux
accordent une attention particulière aux
réfugiés seulement quand ils aiment le
narratif qui les accompagne. Une
attention énorme a été accordée aux
Albanais du Kosovo fuyant temporairement
la guerre de l’Otan de 1999 contre les
Serbes, parce que ces réfugiés pouvaient
être décrits comme des victimes de la purification
ethnique serbe et donc être une
justification de la guerre de l’Otan
elle-même.
Mais le nombre bien plus grand de
réfugiés fuyant en 2003 l’invasion de
l’Irak par les États-Unis, et qui n’y
sont jamais retournés, n’a pas suscité
un tel intérêt de la part des médias.
Plus d’un million de réfugiés irakiens
ont fui en Syrie, où ils ont été très
bien accueillis.
La situation au Moyen-Orient est
critique. Armés des équipement militaire
américain abandonnés en Irak,
enrichis par des ventes de pétrole
illicites [et le trafic des œuvres
d’art, NdT], ses rangs gonflés par
de jeunes djihadistes venus du monde
entier, État islamique menace les
populations du Liban et de Jordanie, qui
luttent déjà pour prendre en charge les
masses de réfugiés venant de Palestine,
d’Irak et maintenant de Syrie. La peur
des décapitations par les fanatiques
islamistes incite de plus en plus de
gens à tout risquer afin de gagner la
sécurité en Europe.
État islamique est véritablement
l’horrible caricature ennemie de l’État
juif, une autre entité politique
basée sur une identité religieuse
exclusive. Comme Israël, il n’a pas
clairement défini ses frontières, mais
il a une base démographique potentielle
beaucoup plus large.
La seule force qui peut empêcher État
islamique d’étendre sa domination
fanatique sur toute la Mésopotamie et
au-delà est l’État syrien dirigé par
Bachar al-Assad. Le choix n’est pas
entre Assad et la démocratie
occidentale. Le choix est entre
Assad et État islamique. Mais les
dirigeants occidentaux n’ont pas encore
renoncé à leur appel dément : «Assad
doit partir!»
Réfugiés, migrants et terroristes
Les résultats de cette folie
s’échouent sur les rives de la
Méditerranée. Les images et les émotions
ont remplacé la réflexion sur les causes
et les effets. Une photo d’un petit
enfant noyé provoque un tollé médiatique
et politique. Les gens sont surpris? Ne
savaient-ils pas que de tout petits
enfants ont été déchiquetés par les
bombardements US de l’Irak, par les
drones US en Afghanistan, au Pakistan,
au Yémen? Et qu’en est-il des petits
enfants annihilés par la guerre de
l’Otan pour libérer la Libye de
son dictateur?
L’actuelle crise des réfugiés en
Europe est le résultat inévitable,
prévisible, et prédit, de la politique
occidentale au Moyen-Orient et en
Afrique du Nord. La Libye de Kadhafi
était le mur qui a retenu des centaines
de milliers d’Africains d’émigrer
illégalement en Europe, pas seulement
par des méthodes de police mais même
plus efficacement en leur offrant un
développement chez eux et des emplois
payés décemment en Libye. Maintenant, la
Libye est à la fois la source de
migrants économiques et de réfugiés de
Libye même, ainsi que d’autres terres de
désespoir. Pour affaiblir le Soudan, les
États-Unis (et Susan Rice en
particulier) ont soutenu la création du
nouveau pays du Sud-Soudan, qui n’est
pas du tout un pays, mais la scène de
massacres rivaux conduisant de plus en
plus de fugitifs vers des pays peu
hospitaliers.
La célèbre photo du petit Aylan noyé
dans la Méditerranée est utilisée très
largement pour que les Européens se
sentent coupables. Les dirigeants
devraient en effet se sentir coupables –
et en particulier le riche égocentrique
Bernard-Henri Lévy, qui se targue
d’avoir dit au gouvernement français de
Nicolas Sarkozy de lancer la guerre
contre la Libye où, affirmait-il, il n’y
avait pas d’islamistes extrémistes, mais
seulement des pro-Occidentaux aspirant à
la démocratie. Grâce à l’Otan, les
islamistes extrémistes ont, depuis lors,
saccagé le pays tout entier.
La chancelière allemande Angela
Merkel a accepté d’accueillir huit cent
mille réfugiés syriens. C’est admirable,
pour des raisons humanitaires.
L’Allemagne est forte économiquement et
faible démographiquement; avec sa
population qui diminue peu à peu, des
Syriens issus de la classe moyenne, dont
beaucoup de chrétiens terrorisés,
peuvent sembler un ajout bienvenu à la
population. Mais cela creuse les
divisions politiques en Allemagne et en
Europe.
C’est particulièrement le cas dans
les pays d’Europe de l’Est nouveaux
membres de l’UE. A commencer par la
Hongrie, où les dirigeants ont fait
clairement savoir que ces pays sont
avant tout concernés par leur identité
ethnique et ne veulent pas accueillir
des gens qui ne parlent pas leur langue.
Contrairement aux pays d’Europe de
l’Ouest, le mille-feuille ethnique qui
compose les états Européens de l’Est n’a
pas de tradition d’accueil des immigrés
et pas d’attachement à l’idéologie
occidentale des droits humains. En
Europe de l’Est, les mots droits de
l’homme sonnaient bien
pour accabler la Russie et l’Union
soviétique, mais ça s’arrête là.
La crise grecque a déjà lourdement
pesé sur l’unité de l’Union européenne.
Pour la première fois, beaucoup de gens
remettent en cause l’idée globale. La
crise a montré qu’il n’y a pas de
véritable sens de la solidarité entre
les peuples d’Europe ; lorsqu’une crise
arrive, les Allemands sont des Allemands
et les Grecs des Grecs, et européen est
une abstraction. La crise des réfugiés
met en évidence de nouvelles fissures
dans l’unité européenne.
La plus grande partie de l’Europe
souffre aujourd’hui d’un chômage massif,
en particulier les pays du sud où les
réfugiés arrivent d’abord : la Grèce,
l’Italie, l’Espagne. Les politiques
économiques de l’Union européenne, qui
étranglent déjà la Grèce, ne favorisent
pas la création d’emplois pour des
centaines de milliers de nouveaux
arrivants. Même des réfugiés
professionnellement qualifiés trouveront
difficile, voire impossible, de
contourner les règles protégeant leurs
professions dans les pays d’accueil. La
plupart des emplois qu’ils parviendront
à obtenir seront probablement de bas
niveau et illégaux, pour des salaires et
à des conditions de travail tirés vers
le bas.
En outre, dans l’actuelle arrivée en
masse des gens, il est impossible de
distinguer les réfugiés des migrants
économiques – c’est-à-dire des
hommes cherchant tout simplement de
meilleures occasions de travail.
Aujourd’hui, l’Union européenne a peu à
leur offrir, et le ressentiment engendré
par cette immigration non voulue
va certainement améliorer la fortune
politique des droites nationalistes.
Il y a une autre raison pour que de
nombreux citoyens européens se sentent
moins enthousiastes à accueillir des
centaines de milliers d’étrangers
inconnus dans leurs communautés. État
islamique s’est ouvertement vanté
d’envoyer des terroristes en Europe
parmi les réfugiés, avec la claire
intention de commettre des actes
violents pour déstabiliser l’Occident.
Bien sûr, la menace terroriste est
utilisée cyniquement par les
gouvernements pour renforcer les mesures
policières étatiques, mais cela ne
signifie pas que la menace n’existe pas.
Malheureusement, elle existe – en grande
partie à cause des politiques de ces
mêmes gouvernements occidentaux.
La crise des réfugiés devrait être
vue comme le signal d’alarme que les
États-Unis et leurs alliés de l’Otan –
en particulier la Grande-Bretagne et la
France – plongent le monde dans un état
de chaos qui va se répandre et qui
approche un point de non-retour. C’est
rapide et facile de briser des choses.
Mais les recoller peut être impossible.
La civilisation elle-même pourrait être
plus fragile qu’il n’y paraît.
Diana Johnstone
Article original : Turning
the Cradle of Civilization Into Its
Graveyard, counterpunch.org, 7
septembre 2015
Traduit par Diane, relu par Hervé
et jj pour
le Saker francophone
Le
dossier Syrie
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