Le blasphème en
France laïque
La Shoah : Religion d'Etat ?
Diana Johnstone
Diana
Johnstone
Jeudi 2 janvier 2013
La campagne du gouvernement français,
des grands médias et des organisations
influentes pour faire taire l’humoriste
franco-camerounais Dieudonné M’Bala
M’Bala ne cesse de révéler une coupure
radicale dans la perception que les
Français ont du comédien mais aussi sur
d’autres questions.
La « mobilisation »
officielle, annoncée par le Ministre de
l’Intérieur Manuel Valls à l’Université
d’Eté du Parti Socialiste en août
dernier, se poursuit en accusant le
comédien d’utiliser ses spectacles pour
semer la haine contre les Juifs. Son
geste de la « quenelle »
(*) serait un « salut
nazi renversé ».
Son public rejette ces accusations.
Probablement l’effet de la controverse
qui, jusqu’à présent, a été le plus
significatif, est la prise de conscience
croissante du fait que la Shoah
fonctionne comme religion officieuse
d’Etat en France.
Exprimant son commentaire sur l’affaire
le 10 janvier sur RTL, Eric Zemmour a
tancé Valls pour avoir oublié la liberté
d’expression tout en se présentant comme
un homme de gauche. « C’est
la gauche qui nous a appris depuis mai
68 qu’il est interdit d’interdire, c’est
la gauche artistique qui nous a enseigné
qu’il fallait choquer le bourgeois.
C’est la gauche antiraciste qui a fait
de la Shoah la religion suprême de la
République… ». Produit de la gauche,
Dieudonné provoque, d’après Zemmour, la
« bourgeoisie
bien-pensante de gauche ».
Admettant que Dieudonné fait des
plaisanteries "antisémites",
Zemmour juge qu’il était « grotesque
et ridicule de faire de M’bala M’bala un
nostalgique du troisième Reich ». Le
comédien, dit-il, « reproche
aux juifs de vouloir conserver le
monopole de la souffrance et de voler
aux descendants des esclaves la primauté
du malheur. »
Il y a d’autres enjeux de plus grande
portée. Rappeler la Shoah sert
indirectement à justifier le
rapprochement toujours plus fort entre
la France et Israël en ce qui concerne
la politique au Moyen Orient. Dieudonné
s’est opposé à la guerre contre la Libye
au point de montrer sa solidarité en
visitant le pays sous les bombes de
l’Otan.
Dieudonné a commencé sa carrière en tant
que militant antiraciste. Au lieu de
s’excuser lors des protestations contre
son sketch de 2003 critiquant un «
colon sioniste extrémiste »,
Dieudonné a, pendant les années qui
suivirent, graduellement élargi la
sphère de ses parodies pour y inclure la
Shoah elle-même. On peut voir la
campagne actuelle pour le faire taire
comme un effort visant à réaffirmer le
caractère sacré de la Shoah en réprimant
une forme contemporaine de blasphème.
Comme s’ils voulaient confirmer cette
impression, le Parquet de Paris et le
Mémorial de la Shoah ont conclu une
convention le 9 janvier selon laquelle
tout auteur d’une infraction antisémite
âgé d’au moins 13 ans pourra désormais
être condamné à effectuer un stage de
sensibilisation à l’histoire de
l’extermination des Juifs. L’étude des
génocides est censée inculquer « les
valeurs républicaines de tolérance et de
respect pour autrui ».
Et si c’était le contraire de ce qu’il
faudrait faire ? Le Procureur de Paris
ignore peut-être les jeunes qui
prétendent avoir subi trop, au lieu de
pas assez, d’éducation sur la Shoah ?
Exceptionnellement, un article du
Monde du 8 janvier a
cité des opinions qu’on peut facilement
entendre de la part de jeunes, si l’on
veut bien les écouter. Soren Seelow a
interviewé une dizaine de jeunes
admirateurs de Dieudonné, issus de la
classe moyenne, politiquement modérés,
souvent de gauche et qui se défendent de
tout antisémitisme. Ils font remonter la
« sacralisation » de
la Shoah à leurs cours d’histoire à
l’école, dont ils gardent un souvenir
pesant.
Nico, 22 ans, étudiant en droit à la
Sorbonne, qui vote à gauche, rappelle :
« On nous en parle
depuis la primaire… A 12 ans, j’ai vu un
film où des tractopelles poussaient des
cadavres dans des fosses. Nous subissons
une morale culpabilisatrice dès le plus
jeune âge. » Etudiant en master en
langues, Guillaume, également âgé de 20
ans, se plaint : « La
Shoah, on en a mangé jusqu’à la
terminale. Je respecte ce moment de
l’histoire, mais pas plus que d’autres. »
En plus des cours, certains professeurs
organisent des commémorations, des
pèlerinages à Auschwitz. Les articles,
les films, les documentaires sur la
Shoah remplissent les loisirs.
De très nombreux messages reçus de
Français, ainsi que de nombreuses
conversations, me convainquent que pour
beaucoup de personnes nées quelques
décennies après la défaite du nazisme,
la mémoire de la Shoah est ressentie
comme une invitation à la culpabilité,
ou, pour le moins, à un sentiment de
malaise en ce qui concerne des crimes
qu’ils n’ont pas commis. L’exigence de
solennité obligatoire peut imposer un
silence gêné. On accueille alors le rire
comme une libération.
Mais pour d’autres, un tel rire est une
abomination.
Les condamnations de Dieudonné,
résultant de procès entamés en général
par la LICRA, telle une amende de 8.000
euros pour la chanson Shoananas,
s’accumulent, pour le stigmatiser, et,
en fin de compte, pour le ruiner
financièrement.
“La Haine”
Dans le chœur politico-médiatique, on
entend souvent que Dieudonné n’est plus
un humoriste, mais tient plutôt des
meetings politiques pour répandre « la
haine ». Même le lointain New Yorker
l’accuse d’être un médiocre comédien qui
doit sa carrière à la diffusion de la « haine ».
Cette allégation évoque des images très
éloignées de ses spectacles ou de leurs
conséquences.
On n’observait aucune haine parmi les
milliers de spectateurs abruptement
privé du spectacle pour lequel ils
avaient payé leur place à Nantes le 9
janvier, suite à une décision du Conseil
d’Etat confirmant le désir du Ministre
Valls de l’interdire. Personne ne se
plaignait de rater les frissons d’un
meeting nazi. Personne ne voulait partir
mener des rafles contre des juifs. Tout
le monde regrettait de ne pas pouvoir
passer une soirée de bonne humeur et de
rires. Comme d’habitude, les spectateurs
étaient un mélange de jeunes Français,
généralement issus des classes moyennes.
Le spectacle fut interdit pour éviter un
« trouble immatériel de
l’ordre public ». Le public déçu se
dispersa paisiblement. Aucun des
spectacles de Dieudonné n’a jamais
troublé l’ordre public.
Mais il n’y a aucun doute sur la haine
virulente des adversaires de Dieudonné à
son égard.
Le journaliste Philippe Tesson s’exclama
sur Radio Classique : « Ce
type, sa mort par un peloton de soldat
me réjouirait profondément ! »,
avant d’ajouter que « c’est
une bête immonde, donc on le supprime.
C’est tout ! »
Au cours d’une leçon de théologie
diffusée par internet, le rabbin Rav Hai
Dynovisz, hostile à la théorie
d’évolution de Darwin, « admettait »
que la personne de Dieudonné avait
montré que « certaines »
personnes ont dû descendre des gorilles.
Deux adolescents âgés de 17 ans furent
expulsés de leur lycée pour avoir fait
le geste de la quenelle, accusés
d’apologie de « crimes
contre l’humanité ». Le magazine
électronique franco-israélien
JSSnews enquête sur
l’identité de personnes ayant fait la
quenelle dans le but de les faire
renvoyer par leurs patrons.
Les propriétaires du petit théâtre
parisien loué jusqu’à 2019 par
Dieudonné, La Main d’Or, seraient
revenus d’Israël en expriment leur
intention de l’en expulser.
Que je sache, la pire chose que
Dieudonné ait dit sur scène fut une
insulte personnelle proférée contre
l’annonceur de radio Patrick Cohen.
Celui-ci avait insisté longuement dans
une émission de télévision que les
organisateurs de débats télévisés
devraient s’interdire d’inviter des « cerveaux
malades » comme Dieudonné et Tariq
Ramadan. Fin décembre, lorsque la
campagne anti-Dieudo battait son plein,
la télévision française (qui en effet ne
l’invite plus depuis un moment) a
diffusé une « vidéo
volée » du comédien disant que,
lorsqu’il entendait parler Patrick
Cohen, il pensait aux « chambres
à gaz… dommage… » Cette malheureuse
sortie en réplique aux attaques
virulentes contre sa personne fut
naturellement saisie par tous ses
adversaires comme typique du contenu de
ses spectacles.
Que cela plaise ou non, l’irrévérence
est l’outil principal des comiques qui
se produisent en solo. Les allusions à
la Shoah de la part de Dieudonné
appartiennent à cette catégorie.
Dès qu’il s’agit d’autre chose que de
l’Holocauste, il ne manque pas
d’irrévérence en France.
Les religions traditionnelles, ainsi que
des personnalités en vue, n’échappent
pas aux caricatures dont la nature
scatologique fait paraître la quenelle
comme excessivement prude. En octobre
2011, la police parisienne a dû
intervenir pour protéger, contre
l’action de catholiques traditionnels
indignés, une pièce d’avant-garde dans
laquelle on faisait semblant de verser
des excréments sur le visage de Jésus.
Tout l’establishment politico-médiatique
défendit la pièce, sans se soucier du
fait que certains la trouvaient « blessante ».
Récemment, la France a accueilli à bras
ouvert le groupe ukrainien des « Femen »,
jeunes femmes ayant apparemment appris
les doctrines de provocation à des fins
de déstabilisation de l’Américain Gene
Sharp, et qui emploient leurs seins nus
pour s’exprimer, politiquement
disent-elles. On leur a rapidement
accordés des papiers de résidence
souvent difficiles à obtenir pour des
travailleurs immigrés. Les
Femen se sont
installées dans le quartier le plus
musulman de Paris, où elles se sont
mises à essayer (en vain) de provoquer
leurs nouveaux voisins ébahis. Une image
de la chef du groupe embellit même le
nouveau timbre-poste français, en guise
de portrait de « Marianne »,
symbole de la République.
Le 20 décembre dernier ces « nouvelles
féministes » ont envahi l’Eglise de
la Madeleine en plein Paris pour y mimer
« l’avortement de Jésus »
avant d’uriner sur l’autel. On
n’entendit pas de cri d’indignation des
ministres du gouvernement français.
L’Eglise Catholique se plaint, mais
l’écho en est faible.
Pourquoi la Shoah
doit être sacrée
Lorsque Dieudonné chante avec légèreté à
propos de la Shoah, pour certains, il
nie l’Holocauste tout en demandant sa
répétition (une proposition
contradictoire, si on y réfléchit). La
nature sacrée de la Shoah est défendue
en soutenant que garder vivante la
mémoire de l’Holocauste est essentiel
pour empêcher qu’il ne se reproduise.
Cette suggestion d’une répétition
possible entretient la peur.
Cet argument est largement accepté comme
une sorte de loi de la nature. Nous
devons continuer à commémorer le
génocide pour l’empêcher de se
reproduire. Mais où sont les preuves de
cette affirmation ?
Rien ne montre que les rappels
insistants d’un immense événement
historique du passé empêche sa
répétition. L’histoire ne fonctionne pas
ainsi. Quant à la Shoah, il est insensé
d’imaginer qu’elle puisse se reproduire,
quand on pense à tous les éléments
spécifiques qui l’ont produite. Hitler
avait le projet d’établir la domination
allemande sur l’Europe, en tant que race
« arienne » de
maîtres, et haïssait les Juifs en tant
que groupe rival dangereux. Qui
aujourd’hui mijote un tel projet ?
Certainement pas un humoriste
franco-africain ! Hitler ne va pas
revenir, pas plus que Napoléon
Bonaparte, Attila ou Genghis Khan.
Le rappel constant de la Shoah, dans les
articles, les films, les discours, ainsi
qu’à l’école, loin d’empêcher quoi que
ce soit, crée une sort de fascination
morbide pour les « identités ».
Il encourage la « compétition
victimaire ». Cette fascination peut
produire des effets surprenants.
Quelques 330 écoles parisiennes portent
des plaques en commémoration des enfants
juifs déportés dans les camps nazis.
Comment les enfants juifs réagissent-ils
à cela ? Trouvent-ils cela rassurant ?
Cette commémoration sert en tout cas
Israël, qui entame actuellement un
programme de trois ans pour encourager
un nombre croissant des quelques 600.000
Juifs de France à partir pour Israël.
L’année dernière, plus de 3.000 Juifs
ont fait leur Aliyah, une tendance
attribuée par l’European
Jewish Press à « la
mentalité de plus en plus sioniste de la
communauté juive française, surtout
parmi les jeunes, et une manifestation
des efforts de l’Agence juive, du
gouvernement israélien et des ONG, pour
cultiver l’identité juive en France. »
« Si cette année nous
avons vu l’Aliyah de la France augmenter
de moins de 2.000 à plus de 3.000,
j’attends avec impatience le jour où je
verrai le nombre atteindre 6.000 et
davantage dans un avenir proche, » a
dit Natan Charansky, président de
l’exécutive de l’Agence Juive pour
Israël. Une façon d’encourager l’Aliyah
est d’effrayer les Juifs en brandissant
la menace de l’antisémitisme, en
prétendant que les nombreux admirateurs
de Dieudonné sont tous des nazis en
herbe.
Quant aux Juifs qui veulent continuer à
vivre en France, est-il vraiment sain de
faire croire aux enfants juifs que,
s’ils baissent leur garde, ils risquent
un jour d’être poussés dans des trains
pour Auschwitz ? N’est-ce pas une forme
de maltraitance de l’enfance ?
Quelqu’un qui le pense est Jonathan
Moadab, journaliste indépendant âgé de
25 ans, interviewé par Soren Seelow.
Moadab est à la fois juif pratiquant et
anti-sioniste. Enfant, il a été amené à
visiter Auschwitz. Il raconte à Seelow
que vivre avec cet « endoctrinement
victimaire » avait engendré un « syndrome
de stress pré-traumatique ».
Selon Jonathan Moadab, « Les
blagues de Dieudonné sur la Shoah, comme
sa chanson Shoananas, ne visent pas la
Shoah elle-même, mais
l’instrumentalisation de l’Holocauste
décrite par le politologue américain
Norman Finkelstein ».
Le 22 janvier, sur son site
Agence Info Libre
http://www.agenceinfolibre.fr/pour-la-separation-de-letat-et-de-la-religion-de-lholocauste/,
Jonathan Moadab a ouvertement appelé à
la « séparation entre
l’Etat et la religion de l’Holocauste ».
Le professeur Yeshayahu Leibowitz
d’origine lettonne de l’Université
hébraïque a probablement été le premier
à suggérer que l’Holocauste était devenu
la nouvelle religion juive, dit-il. Si
cela est vrai, tout le monde a
certainement le droit de pratiquer la
religion de la Shoah. Mais doit-elle
être la religion officielle de la
République Française ?
La classe politique française ne cesse
de célébrer la « laïcité »
de la République. Le Ministre de
l’Intérieur Manuel Valls, qui proclame
sa fidélité à Israël, parce que sa femme
est juive, a récemment qualifié la Shoah
de « sanctuaire qu’on ne
peut pas profaner ». Or, dit Moadab,
si « la Shoah est un
sanctuaire », alors l’Holocauste est
une religion, et la République n’est pas
laïque.
L’esprit des jeunes en France change.
Ces changements ne peuvent pas être
attribués à Dieudonné. Ils sont dus au
passage du temps. L’Holocauste est
devenu la religion de l’Occident à une
époque où la première génération née
après la Deuxième Guerre Mondiale était
d’humeur à culpabiliser leurs parents.
Aujourd’hui nous avons affaire aux
petits-enfants, ou aux arrières
petits-enfants, de ceux qui ont vécu
cette époque, et ils veulent regarder
vers l’avenir.
Aucune loi ne peut arrêter ce processus.
Par Diana Johnstone
Paris, 24 janvier 2014
Diana Johnstone peut être contactée à
diana.johnstone@wanadoo.fr
(*) Pour ceux qui ne la connaissent pas,
la quenelle est un geste plutôt
vulgaire, une variation du “bras
d’honneur”, avec une main placée en haut
de l’autre bras dirigé vers le bas. Le
comédien avait introduit ce geste il y a
des années, dans un autre contexte, pour
exprimer le ras-le-bol.
Le sommaire de Dieudonné
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