Haaretz
La vie dans les villages
palestiniens dont
l’armée israélienne a
détruit les routes d’accès
Amira Hass
Mardi 9 janvier 2018
Comme tout le
monde, les habitants des villages
Masafer Yatta, au sud d’Hébron espèrent
la pluie. Mais en même temps, ils ont
peur de la pluie et de la tempête et
surtout de ses effets sur des activités
quotidiennes comme aller au travail,
aller à l’école, acheter de la
nourriture, vendre des agneaux ou rendre
visite à la famille. Le 26 décembre
2017, de gigantesques engins militaires
de terrassement se sont présentés,
accompagnés de soldats, et ont détruit
les routes de terre reliant six villages
de cette zone entre eux et à Yatta, le
chef lieu de district. Le mois
précédent, l’armée avait bloqué
quelques-unes des routes avec des
monticules de terre, que les résidents
avaient réussi à déblayer. Il y a
environ deux semaines, l’armée a creusé
des fossés larges et profonds dans deux
des routes, les rendant impraticables,
et en a bloqué une troisième avec des
rochers gigantesques. Ce sont des
obstacles que les habitants n’ont pas pu
enlever. En conséquence, le prix des
ânes a augmenté, disent les habitants
des villages désormais coupés du monde –
Jinba, Halawa, Markaz, Majaz, Fakhit et
Battan.
La destruction et
le blocage des routes d’accès ont été
faits sur ordre du chef du
commandement central de l’armée, à
savoir le général Roni Numa. Le
porte-parole de l’armée a écrit en
réponse à une question de Haaretz : «Tous
les blocages sont situés sur des routes
qui ont été franchies illégalement».
En juin 2017, l’ONG
de droite Regavim a demandé par pétition
à la Haute Cour israélienne que les
autorités agissent contre les routes,
qu’elle qualifie d’illégales à Masafer
Yatta. Le général Numa est l’un des
défendeurs de cette pétition, avec le
ministre de la Défense Avigdor Lieberman
et le chef de l’administration civile
1, Achvat Ben-Hur.
Dans l’après-midi
du 26 décembre, Umm Mohammad, une
habitante du plus grand des villages
concernés, Jinba, rentrait chez elle
après un rendez-vous chez le médecin à
Yatta. Le chauffeur de taxi qui l’a
emmenée n’a pas pu continuer sur la
route rocailleuse et non pavée. Umm
Mohammed, 57 ans, est sortie du taxi et
a marché. Deux kilomètres. Pas mal quand
il fait sec, ou quand vous êtes en bonne
santé et que vos jambes et votre estomac
ne vous font pas souffrir, ou quand vous
marchez dans le sens de la descente.
Mais c’était dur pour elle. Désormais,
elle quitte le village le moins
possible.
Les enseignants de
l’école primaire de Jinba qui vivent à
Yatta font du covoiturage vers l’école
dans la voiture du professeur de
mathématiques. La semaine dernière, il
l’a garé le long du fossé et ils sont
sortis et ont marché, se faufilant
parmi les énormes rochers. Il a fallu
environ une demi-heure. Dans l’autre
sens, cela leur prend 45 minutes. Et
ainsi leur journée de travail s’allonge.
Une injonction
temporaire émise par la Haute Cour de
justice, rendue suite à une requête
déposée en 2012 par l’avocat Shlomo
Lecker, interdit d’endommager cette
route. Lecker a manifesté son intention
de soumettre une demande pour que les
dommages causés par l’armée à la route
soient déclarés “outrage au tribunal”.
La route qui mène
du village de Twaneh à Fakhit, à l’est,
a été coupée par deux profonds fossés.
D’un côté se trouve un oued profond, ou
une vallée, et de l’autre, le flanc de
la montagne. Les véhicules à quatre
roues motrices se frayent un chemin sur
la pente, risquant la vie des passagers,
car le véhicule peut se renverser dans
les fossés. Sous la pluie, le trajet est
encore plus dangereux. Les enseignants
des trois autres écoles de Masafer Yatta
qui prennent cette route mettent pied à
terre près des fossés et continuent à
pied sur environ trois kilomètres. Tout
le monde a des familles, des
obligations, des vies propres. Les
difficultés à atteindre le travail
pourraient les forcer à partir.
Il y a cinq dispensaires dans les
villages. Le médecin et l’infirmière qui
viennent à chaque dispensaire une fois
par semaine rencontrent les mêmes
obstacles et difficultés. Les parents de
petits enfants et les femmes enceintes
ont peur de la mauvaise route qui mène
vers le bureau du médecin et l’hôpital.
Une troisième
route, entre les villages de Sha’ab al-Butum
et Fakhit, a également été coupée par un
fossé, mais les habitants ont réussi à
le remplir de terre.
Cela permet à un
véhicule léger de le traverser mais pas
les poids lourd, comme par exemple un
camion-citerne. Israël interdit de
relier les villages de Masafer Yatta à
une conduite d’alimentation en eau et
les habitants comptent sur la pluie et
les camions-citernes pour leurs animaux
dans les pâturages, l’agriculture et les
besoins domestiques. Leur eau coûte 45
shekels (10,89 €) le mètre cube au lieu
des six shekels (1,45 €) payés par les
gens qui sont connectés à une conduite
d’eau. Et c’est l’une des populations
les plus pauvres de la région.
Le conseil local de
Masafer Yatta subventionne l’eau
apportée dans des citernes à Twaneh.
Mais les conducteurs de camions-citernes
ou de tracteurs risquent leur vie en
conduisant à flanc de montagne, au bord
des fossés. Une solution : le transport
à dos d’ânes.
Les villages
ressentent déjà une pénurie d’eau. Nidal
Yunis, chef du conseil et originaire de
Jinba, dit qu’il s’inquiète chaque jour
de savoir s’il y aura assez d’eau pour
1.000 habitants et 45.000 têtes de
moutons et de chèvres. Avant le
démantèlement des barrages sur les
routes, des habitants ont récupérées des
citernes dans le village détruit de
Qaryateen, à l’ouest de la frontière
d’avant 1967, dont les habitants ont été
expulsés en 1948. La nécessité
d’abreuver les troupeaux a été plus
forte que la crainte d’une arrestation
pour incursion sans permis en territoire
israélien.
Le porte-parole de
l’armée israélienne a écrit, en réponse
à une question de Haaretz : “Les
routes principales menant à tous les
bâtiments restent ouvertes et il n’y a
aucun obstacle pour les atteindre”.
C’est vrai. Tout le monde a
l’alternative de conduire sur la route
de déviation nord, d’ajouter du temps et
de l’argent pour le carburant, et de
conduire sur la route 317, ce qui
pourrait entraîner un affrontement avec
l’armée, les colons ou la police.
Zone de tir 918
L’armée ignore le
fait qu’il s’agit de communautés
installées là de longue date et le
bureau du porte-parole écrit que dans la
région se trouvent des «structures
illégales le long de nombreuses routes
illégales» qui, selon lui, sont
utilisées par des criminels cherchant à
entrer en Israël et à y faire pénétrer
des clandestins. Cette réponse fait écho
à la pétition de l’ONG Regavim, qui
appelle les villages «avant-postes»
et les routes «routes de contrebande».
Les villages
palestiniens de Masafer Yatta ont vu le
jour dans un processus de croissance
naturelle progressive depuis le XIXème
siècle, alors que les gens émergeaient
du village de Yatta à la recherche de
nouvelles sources d’eau et de pâturages.
En 1980, Israël a déclaré quelque 30.000
dounams 2 comme zone de tir
militaire, connue sous le nom de “zone
de tir 918”. Pourtant, les gens ont
continué à y vivre. Au plus fort du
processus d’Oslo, à la fin de 1999,
l’armée a évacué 700 personnes,
détruisant leurs maisons et leurs
citernes et confisquant leurs biens,
affirmant qu’ils étaient “des
envahisseurs”.
C’est alors que
l’Association pour les droits civils en
Israël et l’avocat Lecker ont entamé un
combat juridique pour permettre aux
villageois de revenir chez eux. Une
injonction de la Haute Cour en 2000 leur
a permis de revenir temporairement mais
n’a pas permis la construction de
maisons.
Depuis lors, les résidents ont mené
une bataille juridique pour le droit de
vivre où leurs grands-parents et
eux-mêmes sont nés. Une injonction émise
par la Haute Cour l’année dernière
interdit à l’armée de les disperser et
ordonne à l’État de trouver une nouvelle
option pour l’entraînement militaire
avec un impact minimal sur les
villageois. L’État n’a pas encore fait
de proposition.
Selon l’armée, les
routes d’accès ont été utilisées par les
terroristes qui ont perpétré l’attaque
contre le centre commercial Sarona de
Tel Aviv en juin 2016. “Si l’armée
veut empêcher la contrebande en Israël,
qu’elle bloque les accès à Israël. Les
blocages entre les villages et la
Cisjordanie n’ont d’autre but que de
rendre la vie des habitants amère”,
a déclaré l’avocat de l’ACRI
3, Roni Peli, à Haaretz.
«La Haute Cour a
émis une injonction temporaire
interdisant à l’armée d’apporter des
changements dans la région», a
ajouté R. Peli. «L’injonction vise à
empêcher l’expulsion forcée,
c’est-à-dire à permettre aux gens de
vivre leur vie, de boire de l’eau, de
nettoyer leurs maisons, d’abreuver leurs
troupeaux et de se rendre au travail et
à l’école. Sinon, l’injonction n’a pas
de sens».
Umm Mohammed, dont
la démolition de la maison a été
ordonnée, rappelle le nombre de fois où
l’armée a détruit des bâtiments à Jinba.
«Bien sûr, il y a des gens qui
partent, parce que les interdictions et
les fouilles les rendent fous. Les Juifs
toléreraient-ils que de telles choses
leur soient faites ? Non. Qu’avons-nous
fait qu’ils se comportent ainsi envers
nous ?»
Notes :
1.L’administration
civile, en dépit de son nom, est une
branche de l’armée d’occupation, chargée
de la gestion des affaires civiles des
territoires palestiniens occupés. – NDLR
2.Un dounam équivaut à 1.000 mètres
carrés
3.Association for Civil rights in Israel
– NDLR
Cet
article d’Amira Hass a été publié le 7
janvier par Haaretz. – Traduction :
Luc Delval
Amira Hass est
une journaliste israélienne, travaillant
pour le journal Haaretz. Elle a
été pendant de longues années l’unique
journaliste israélienne à vivre à Gaza,
et a notamment écrit « Boire la mer à
Gaza » (Editions La Fabrique).
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