Nouvelles d'Orient
Retour sur l’acquittement de Hosni
Moubarak
Alain Gresh
Photo: D.R.
Mercredi 3 décembre 2014
« Qui pourrait démêler ces
lointaines clameurs
est-ce un monde qui nait ou l’avenir qui
meurt ?
car tout être de chair jette
indistinctement
même cri pour la mort et pour
l’enfantement »
(Louis Aragon)
En écoutant le verdict d’acquittement
de Hosni Moubarak par un tribunal
égyptien, en entendant le maréchal Abdel
Fattah Al-Sissi dire qu’il était temps
de tourner la page, je ne pouvais
m’empêcher de penser à ces vers de Louis
Aragon. L’avenir meurt-il en Egypte et
dans le reste du monde arabe ? Le
printemps arabe n’aurait-il été qu’un
épisode sans lendemain, voire un complot
américain ou occidental, comme se
plaisent à la rappeler, de façon
grandiloquente, aussi bien Sissi, Bachar
Al-Assad que les médias saoudiens ?
L’incroyable attendu du jugement
blanchissant l’ex-raïs conforte cette
idée d’un complot contre l’Egypte (lire
Hosham Bahgat, « Why
everyone walked free in the Mubarak
trial », Madamasr, 2 décembre)
On peut — et l’on doit même —
partager à l’égard de ce verdict
l’indignation de cette citoyenne
égyptienne (ici
en arabe), face à cette décision de
tourner la page sans qu’aucun
responsable n’ait été condamné pour les
centaines de personnes tuées en
janvier-février 2011, sans qu’aucun
enrichissement personnel abusif n’ait
été sanctionné, sans qu’aucun acte de
torture n’ait été poursuivi. A ceux qui
louaient la justice égyptienne pour sa
résistance face au pouvoir du président
Mohammed Morsi, ces verdicts rappellent
que nombre de procureurs sont d’anciens
policiers et que les juges participent
d’un système généralisé de corruption.
Comme l’écrit H. A. Hellyer (« Mubarak
and impunity : ‘Next time, we’ll all be
sorry’ », Alarabiya.net,
1er décembre 2014), aucun changement
réel ne pourra faire l’économie de la
nécessaire réforme des systèmes policier
et judiciaire.
Un rapport publié ces jours-ci
explique que l’Egypte est le pays le
plus corrompu du monde (lire Ibrahim
Alsahary,
« Report : Egypt’s private sector most
corrupt in world », Egypt
Independent, 1er décembre). Les
hommes d’affaire derrière le pouvoir
actuel sont les mêmes qui ont financé la
campagne de déstabilisation du président
Morsi (à laquelle, il faut le dire, il a
bien participé par son incompétence et
ses innombrables erreurs).
« Mais alors, qui est
l’assassin ? » (Al Shorouq et
Al Youm Al Sabaa, en haut) ;
« Qui est celui qui a tué nos
enfants ? » (Al Watan, en
bas).
« Qui a tué les manifestants ? »,
titrait une partie de la presse
égyptienne le 30 novembre. Nul doute
que, d’ici quelques semaines ou quelques
mois, on affirmera que ce sont les
Frères musulmans qui ont tiré sur les
jeunes de la place Tahrir (ce qu’une
partie des médias a déjà prétendu).
Malgré les déclarations d’allégeance
faites par Sissi à la révolution de
janvier-février, le pouvoir cherche à
refermer la page que le peuple égyptien
a ouvert en 2011. Il est tout à fait
caractéristique de constater que, au
lendemain du verdict d’acquittement de
Moubarak, un tribunal a condamné Morsi à
une lourde peine pour s’être évadé de
prison pendant le soulèvement de
janvier-février 2011. Et qu’un juge a,
ce 3 décembre, condamné à mort…
188 personnes d’un seul coup (sans
atteindre, il est vrai, le record d’un
de ses confrères qui avait, en quelques
minutes, condamné 529 inculpés d’un coup
(lire Warda Mohamed, « Quand
un juge égyptien condamne à mort
529 personnes d’un coup »,
Orient XXI, 28 mars 2014).
Au cours d’un récent séjour au Caire
j’ai pu mesurer
personnellement combien la délation est
devenue une pratique courante de la
part de « bons citoyens », encouragés en
cela par les autorités ; que les médias
n’ont jamais été aussi tenus en main par
le pouvoir (en fait, ce sont des
militaires affectés au palais
présidentiel qui sont chargés de
contrôler les médias) et que la liberté
d’expression est encore plus restreinte
qu’au cours des dernières années du
régime Moubarak ; que les arrestations
et la torture sont monnaie courante, non
seulement à l’encontre de dizaines de
milliers de Frères musulmans (je dis
bien des dizaines de milliers),
mais aussi parmi les jeunes de la
révolution et des milliers d’autres,
soumis de nouveau à une police désireuse
de prendre sa revanche (lire Samuel
Forey, « En
Egypte, la police prend sa revanche »,
Orient XXI, 25 septembre 2014).
Sissi à
l’Elysée le 26 novembre 2014
©
Présidence
de la République
Le discours du pouvoir sur « la
guerre contre le terrorisme » permet
de justifier toutes ces dérives, alors
même que la répression a commencé dès le
3 juillet 2013, avant toute action que
l’on
pourrait qualifier de « terroriste ».
En Egypte, comme dans le reste du monde,
ce discours sert de paravent à la
répression intérieure comme aux actions
de défense de la « civilisation » contre
la « barbarie ». C’est sans doute
pourquoi le maréchal Sissi a été si
chaleureusement reçu à l’Elysée, sans
que l’épineuse question des droits
humains au pays du Nil n’ait été abordée
(lire l’éditorial du Monde du
29 novembre, « Paris-Le
Caire : une relation peu claire »).
Les images de la rencontre entre Sissi
et Hollande rappelaient celles de
Moubarak reçu par Jacques Chirac ou par
Nicolas Sarkozy. Oubliée
la longue autocritique d’Alain Juppé
au printemps 2011 qui assurait que la
France tirerait les leçons de son
soutien aux dictateurs arabes.
Désormais, le roi du Maroc, le président
algérien ou celui de l’Egypte sont de
nouveau « nos » alliés.
Quelles ont été les conséquences en
Egypte de l’acquittement de l’ex-raïs ?
Dans la très bonne synthèse de la presse
égyptienne, réalisée en français par le
site
Actu Egypte (30 novembre), Mathilde
du Pradel écrit : « Il semble que ce
verdict ait fait bouger quelques lignes
(ou n’ait fait peut-être que renforcer
une tendance) parmi certains supporters
du régime actuel, jusqu’ici persuadé que
le régime de Sissi est bien une
poursuite de la révolution de 2011. Un
exemple, celui de Mohammed Attya,
porte-parole de la campagne Tahya Masr
(campagne de soutien à Sissi lors de
l’élection présidentielle et jusqu’à
maintenant), descendu manifester hier
soir, appelant à une troisième
révolution. » D’autre part, sur la
chaîne privée ON TV, propriété du
milliardaire Naguib Sawiris, qui n’a
jamais ménagé son soutien au
maréchal Sissi, le présentateur Ahmad
Khayr-al-Din s’est permis en direct, le
30 novembre, de
rendre hommage aux deux jeunes qui
ont été tués le jour même pour avoir
dénoncé le verdict. Enfin, des milliers
d’étudiants ont aussi manifesté ce
jour-là.
Même les partis d’opposition, qui ont
offert un appui sans faille au nouveau
régime, ont exprimé certaines réserves.
Est-ce pour toutes ces raisons que le
procureur de la République a finalement
fait appel, alors même que Sissi avait,
dans un premier temps, accepté le
jugement ?
Lire Moustafa Bassiouni, « En
Egypte, rien n’arrête le mouvement
ouvrier, Le Monde diplomatique,
août 2014. Si les réactions ont tout
de même été limitées, il faut rappeler
la violence de la répression : l’usage
de balles « en caoutchouc », les coups
violents, les milices qui refont leur
apparition, tout cela n’aide pas
évidemment à une mobilisation. Mais, de
retour d’Egypte, et en discutant aussi
bien avec des jeunes qu’avec les
quelques observateurs qui ne sont pas
noyés dans la propagande, se dégage un
consensus : la jeunesse, et pas
seulement celle qui a fait la
révolution, reste imperméable aux
discours du pouvoir. Le retour aux
affaires d’une génération qui a plongé
l’Egypte dans la crise soulève le même
rejet. On peut l’espérer : en Egypte,
l’avenir n’est pas mort et un monde
nouveau finira par naître.
« S’informer exige une
véritable mobilisation
intellectuelle. Si nos
textes sont en général plus
longs que ceux d’autres
journaux, c’est qu’il est
souvent indispensable de
rappeler les données
fondamentales d’un problème,
ses antécédents historiques,
sa trame sociale et
culturelle, son épaisseur
économique, afin de mieux en
saisir toute la
complexité. »
Ignacio Ramonet, ancien directeur du « Diplo »
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