Opinion
Haftar: le « partenaire efficace »
des États-Unis en Libye
Ahmed Bensaada
Le général
Khalifa Haftar
Mardi 3 juin 2014
Le discours prononcé par le
président Obama le 28 mai 2014 à la
prestigieuse académie militaire de West
Point [1] semble marquer un ajustement
majeur dans la politique étrangère
américaine à l’égard du monde arabe.
Fini le temps des envolées lyriques
faisant l’éloge du « printemps » arabe :
cette expression n’a pas été une seule
fois prononcée durant toute son
allocution. Elle a été remplacée par «
upheavals of the Arab world »,
c’est-à-dire « soulèvement (ou
bouleversement) du monde arabe ». Le mot
« démocratie » n’a été prononcé qu’à
deux reprises, mais dans un contexte
très général. Realpolitik oblige, Obama
a avoué que « le soutien de l’Amérique
pour la démocratie et les droits humains
va au-delà l’idéalisme; c’est une
question de sécurité nationale ». On ne
peut être plus clair.
Après les fiascos politiques des «
campagnes » d’Irak et d’Afghanistan, le
président américain a appelé à un
changement de stratégie en matière de
lutte contre le terrorisme. « Je crois
que nous devons réorienter notre
stratégie de lutte contre le terrorisme
– en nous appuyant sur les succès et les
insuffisances de notre expérience en
Irak et en Afghanistan – vers des
partenariats plus efficaces avec les
pays où les réseaux terroristes
cherchent à prendre pied », a-t-il dit.
Cela ne veut pas pour autant dire que
des interventions militaires directes ne
sont plus envisageables, bien au
contraire. Il faut juste, d’après lui,
qu’elles « respectent les normes qui
reflètent les valeurs américaines ».
Deux exemples libyens ont été utilisés
pour illustrer cette nouvelle stratégie
américaine. La mise en place de «
partenariats efficaces » est primordiale
pour éviter que des tragédies comme
celle de l’assassinat, en 2012, de
l’ambassadeur américain en Libye,
Christopher Stevens, ainsi que trois
autres Américains, ne se reproduisent
[2]. Rappelons, à cet effet, que ce
méfait, commis exactement au onzième
anniversaire des attentats du 11
septembre 2001, a été attribué aux
islamistes d’Ansar Al-Chariaa [3]. Les
interventions militaires ciblées, quant
à elles, sont nécessaires pour la «
neutralisation» de terroristes impliqués
dans des agressions contre les intérêts
américains comme ce fut le cas pour Abou
Anas Al-Libi. En effet, le 5 octobre
2013, un commando américain l’a capturé
en plein jour, dans un raid
spectaculaire à Tripoli. Cet ex-leader
islamiste, dont la tête était mise à
prix pour 5 millions de dollars par le
FBI, est accusé d’implication dans les
attentats de 1998 contre les ambassades
américaines en Tanzanie et au Kenya [4].
Cette politique « antiterroriste »
exposée par le président Obama à West
Point semble déjà être en œuvre en
Libye. En effet, un des dispositifs
assurant actuellement un « partenariat
efficace » avec la Libye repose sur la
collaboration avec le général Khalifa
Haftar (ou Hifter), dont les « faits
d’armes » font présentement la une des
médias. Sa mission : l’éradication du
terrorisme islamiste qui a proliféré
dans le pays depuis la disparition du
colonel Kadhafi. Sa cible principale:
Ansar Al-Charia contre laquelle de
nombreuses voix américaines se sont
élevées pour exiger des représailles
afin de venger la mort des diplomates
américains, sauvagement assassinés [5]
et pour accuser Obama de ne pas avoir
fait grand-chose dans ce sens [6].
Il faut convenir que la réapparition de
Khalifa Haftar est très instructive,
surtout après la fuite précipitée de
l’ancien Premier ministre Ali Zeidan
vers l’Allemagne [7] qui a suivi son
limogeage par le Parlement libyen.
Ali Zeidan est le cofondateur, avec
Mohamed Youssef El-Megaryef, du Front
national pour le salut de la Libye
(FNSL) en 1981 [8]. Cette organisation,
notoirement connue pour avoir été formée
et soutenue par la CIA [9], a poursuivi
une campagne d’opposition armée au
colonel Kadhafi et a fait plusieurs
tentatives de coup d’Etat.
La collusion entre Zeidan et
l’administration américaine a été
dénoncée après l’arrestation d’Abou Anas
Al-Libi. En effet, l’ancien Premier
ministre a été lui-même brièvement
enlevé, le 10 octobre 2013, par un
groupe d’anciens rebelles islamistes qui
lui reprochaient d’avoir, quelques jours
auparavant, collaboré avec le
gouvernement américain dans
l’arrestation d’Al-Libi, ex-membre d’Al
Qaïda [10].
D’autre part, aucune remarque sur la
fuite d’Ali Zeidan ni sur les
allégations de fraude qui pèsent contre
lui n’a émané du département d’État. Au
contraire, son porte-parole a « salué »
le travail de M. Zeidan, « qui a dirigé
une période fragile de la transition en
Libye » [11].
Après le départ de Zeidan, qui était
dans les bonnes grâces de
l’administration américaine, il devenait
donc impératif de réactiver un «
partenaire efficace » en la personne du
général Haftar. Décrit comme une des
« deux étoiles militaires de la
révolution », Haftar est apparu dans le
« décor » insurrectionnel libyen en mars
2011 pour « apporter une certaine
cohérence tactique aux forces terrestres
rebelles » anti-Kadhafi [12].
Mais qui est donc ce Haftar pour être
louangé de la sorte par les médias
mainstream et dont le partenariat est
prisé par les États-Unis ?
Le général Khalifa Haftar est un
officier supérieur de l’armée libyenne
qui a participé au coup d’Etat qui a
mené Kadhafi au pouvoir en 1969 [13].
Principal officier dans le conflit armé
tchado-libyen à propos de la bande
frontalière d’Aozou (riche en uranium et
d’autres métaux rares), il mena, sept
ans durant, une guerre contre les
troupes de Hissène Habré, ex-président
tchadien soutenu par la CIA et les
troupes françaises [14]. Aidés par les
forces françaises, le Mossad israélien
et la CIA, les Tchadiens infligèrent une
sérieuse défaite aux troupes libyennes
le 22 mars 1987, à Ouadi Doum (nord du
Tchad) [15]. Haftar ainsi que ses hommes
(un groupe de 600 à 700 soldats) sont
capturés et emprisonnés. Désavoué par
Kadhafi qui n’aurait pas du tout
apprécié la défaite qui lui a fait
finalement perdre la bande d’Aozou, le
général a alors fait défection vers le
FNSL [16].
Soutenu par le Tchad, la CIA et l’Arabie
saoudite, il constitua alors, en 1988,
l’Armée nationale libyenne, l’aile
militaire du FNSL, pour tenter de
renverser Kadhafi [17]. Un article du
New York Times datant de 1991 nous
apprend que les membres de cette armée «
ont été formés par des agents de
renseignements américains dans le
sabotage et autres compétences de la
guérilla, dans une base près de
N’Djamena, la capitale tchadienne» [18].
Lorsqu’Idriss Déby arriva au pouvoir en
1990 à N’Djamena, la situation changea
complètement pour les rebelles libyens,
car le nouveau maître du Tchad était en
bons termes avec Kadhafi. Cette bonne
relation entre les deux hommes perdurera
d’ailleurs jusqu’à la chute du leader
libyen. En effet, Déby aurait même
envoyé ses troupes pour le soutenir au
début du « printemps » libyen [19].
Haftar et ses hommes durent quitter le
Tchad et ce sont les Américains qui les
exfiltrèrent en organisant un pont
aérien via le Nigéria et le Zaïre [20].
Ils furent alors admis comme réfugiés
aux États-Unis, bénéficiant de nombreux
programmes de réinsertion, y compris la
formation et l’aide financière et
médicale. Selon un porte-parole du
département d’État « les restes de
l’armée de Hifter ont été dispersés dans
chacun des cinquante Etats » [21].
Avant son retour pour encadrer les
forces rebelles durant le « printemps »
libyen, Haftar aura passé les deux
dernières décennies dans une banlieue de
la Virginie. Questionnée sur les revenus
du général, une de ses anciennes
connaissances avoua « qu’il ne savait
pas exactement ce que Hifter faisait
pour subvenir à ses besoins » [22].
Selon une autre source, « ils ont vécu
une très belle vie, et personne ne sait
quelle était sa source de rémunération
», ajoutant que la famille de Haftar
n’était pas riche à l’origine [23].
Cette phrase donna lieu à une
interprétation claire, car Haftar a en
fait vécu à Vienna, en Virginie, à
environ huit kilomètres du siège de la
CIA à Langley : « Pour ceux qui savent
lire entre les lignes, ce profil est une
indication à peine voilée du rôle de
Hifter comme agent de la CIA. Sinon,
comment un ancien commandant militaire
libyen de haut rang peut-il entrer aux
États-Unis au début des années 1990,
quelques années seulement après
l’attentat de Lockerbie, puis
s’installer près de la capitale des
États-Unis, si ce n’est avec la
permission et l’aide active des agences
de renseignement des États-Unis ?» [24].
« Quand j’étais aux États-Unis, j’étais
protégé de tous les mouvements de
Kadhafi contre moi, ses tentatives
d’assassinat, par toutes les agences des
États-Unis », a-t-il dit. «J’avais
l’habitude de me déplacer des États-Unis
vers l’Europe et je me sentais en
sécurité, parce que j’étais protégé »
[25].
Selon le Washington Post, Haftar aurait
obtenu la citoyenneté américaine étant
donné qu’il a voté à deux reprises (en
2008 et 2009) à des élections organisées
dans l’Etat de Virginie [26]. De son
côté, le New York Times affirme sans
ambages que le général est «
actuellement un citoyen américain »
[27].
Haftar reconnut aussi que, dans les
jours qui précédèrent son départ pour
Benghazi, il avait été contacté par
l’ambassadeur américain en Libye, Gene
Cretz, qui séjournait à Washington
depuis janvier, ainsi que par des agents
de la CIA [28].
Dès son arrivée à Benghazi en mars 2011,
le général Haftar fut nommé chef des
forces terrestres par le CNT et
participa activement à la guerre contre
les forces de Kadhafi. Mais rattrapé par
sa réputation d’« agent de la CIA », il
fut écarté après le renversement du «
guide » libyen [29].
Cependant, le chaos anarchique qui s’est
emparé du pays, la faiblesse du
gouvernement central vis-à-vis d’une
profusion de milices islamistes
radicales qui font la loi chacune dans
son fief et les velléités séparatistes
menaçant la Libye lui ont permis de
revenir au premier plan de la scène
libyenne.
Tout d’abord le 14 février 2014
lorsqu’il surprend tous les observateurs
en annonçant une nouvelle feuille de
route pour le pays, la suspension du
Parlement et la formation d’un comité
présidentiel pour gouverner le pays
jusqu’à l’organisation de nouvelles
élections [30]. Cette tentative de prise
de pouvoir s’est soldée par un échec.
Mais pas pour longtemps. Après la fuite
de l’ex-Premier ministre Ali Zeidan,
Haftar revint à la charge à la mi-mai
2014. Après de violents combats contre
des milices islamistes de Benghazi et
contre le Parlement libyen qui firent
des dizaines de morts et de blessés, il
réitéra les mêmes revendications [31].
Affirmant ne répondre qu’à l’« appel du
peuple pour éradiquer le terrorisme en
Libye », Haftar démentit les accusations
de coup d’État [32]. Chose surprenante,
il parle, comme en février 2014, au nom
d’une « Armée nationale libyenne »,
dénomination qu’il avait utilisée, en
1988, pour l’aile militaire du FNSL.
Contrairement à la précédente tentative,
il reçut cette fois-ci l’appui de
nombreuses personnalités militaires et
civiles et son opération militaire qu’il
baptisa « El Karama » (dignité, en
arabe) semble fédérer différentes forces
susceptibles « d’écraser le pouvoir des
islamistes qui dirigent le Parlement »
et qui « ouvrent la porte aux
extrémistes et alimentent le chaos qui
ébranle la Libye » [33].
Et les États-Unis dans tout
ça?
À ce sujet, l’auteur et éditorialiste
américain Justin Raimondo s’est posé la
question de savoir si ce n’était «
qu’une coïncidence que le général
Khalifa Hifter ait lancé son coup d’État
quatre jours seulement après que les
États-Unis aient déployé 200 militaires
en Sicile – une «équipe d’intervention
de crise» envoyée à la demande du
département d’État » [34].
De son côté, John Hudson du « Foreign
Policy » mentionna que « le département
de la Défense des États-Unis a doublé le
nombre d’avions en attente en Italie et
déployé des centaines de Marines en
Sicile au cas où il serait nécessaire
d’évacuer précipitamment l’ambassade
[américaine en Libye], une décision qui
pourrait venir littéralement à tout
moment » [35].
D’autre part, il est intéressant de
constater que pendant cette période
trouble et violente, les États-Unis ont
maintenu leurs activités diplomatiques
en Libye (même si leur ambassadeur avait
quitté le pays, officiellement pour des
raisons familiales), alors que des pays
comme l’Algérie ou l’Arabie saoudite
avaient fermé leurs ambassades [36]. Ce
n’est que le 27 mai 2014 qu’ils
recommandèrent à tous leurs
ressortissants de quitter
«immédiatement» la Libye en raison de la
situation « imprévisible et instable »
qui y règne tout en maintenant « un
personnel limité à l’ambassade
(américaine) de Tripoli » [37].
Curieuse situation, avouons-le, que
celle de ce pays censé être « printanisé
» et démocratisé par la grâce des
bombardements de l’OTAN et les « bons
offices » d’un célèbre philosophe
français, amateur de chemises blanches
échancrées et friand de guerres « sans
les aimer ». Il faut dire qu’à
Washington, certains experts politiques
et les fonctionnaires du département
d’État expriment discrètement leur
satisfaction de voir quelqu’un combattre
des islamistes comme ceux d’Ansar
Al-Charia [38], la milice accusée d’être
à l’origine de l’attaque contre la
mission diplomatique des États-Unis à
Benghazi et qui a causé la mort de
l’ambassadeur Christopher Stevens.
C’est, d’ailleurs, ce qui permit à
Mohamed Zahawi, leader d’une des
brigades de cette milice (la brigade
Benghazi), d’accuser le gouvernement
américain de soutenir Haftar [39].
Deborah Jones, l’ambassadrice des
États-Unis en Libye, a affirmé de son
côté qu’elle ne condamnait pas les
actions du général Haftar qui a déclaré
la guerre à des « terroristes »
islamistes en Libye. Elle s’exprimait au
Stimson Center à Washington [40].
Une manière indirecte d’affirmer son
soutien à
Haftar, un de ses concitoyens revenu au
pays faire la guerre, après avoir
bénéficié pendant des années de la
générosité américaine et du confort
douillet des banlieues cossues de la
Virginie.
Un concitoyen qui fait partie, au moins
actuellement, de l’arsenal américain des
«partenaires les plus efficaces » qui
soient.
Références
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Al Monitor, 21 mai 2014,
http://www.al-monitor.com/pulse/originals/2014/05/us-ambassador-libya-hifter-terrorists-attack.html#
Cet
article a été publié par le
quotidien algérien
Reporters, le 3 juin 2014
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Reçu de l'auteur pour publication
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