Actualité
Kamel Daoud, écrivain français : Les
combats irrésolus d’un espace littéraire
algérien dominé
Abdellali Merdaci
Mardi 9 juin 2020
Source :
Algérie 54
J’ai été
vivement interpellé par l’opinion d’un
lecteur du « Quotidien d’Oran » (« Kamel
Daoud. L’arbre aux fruits mûrs », 31 mai
2020) relative à un supposé
positionnement de Kamel Daoud sur l’algérianité
et sur le patriotisme, deux marqueurs
qui ne ressortissent pas de son discours
habituel de « briseur de totems ». Je
lis sous la plume de ce lecteur
enthousiaste que cet écrivain serait
dans notre pays l’actuel parangon de la
vertu nationale et patriotique, se
prévalant d’un « incommensurable amour
de la patrie ». Mieux : « Il personnifie
l’algérianité… ».
S’agit-il, ici,
d’une excessive idéalisation ? Elle peut
induire en erreur les lecteurs du
« Quotidien d’Oran », en particulier, et
les Algériens, en général, car elle ne
correspond pas à des faits et à des
engagements prouvés de Daoud envers
l’Algérie et sa littérature. Il convient
de faire un nécessaire rappel sur ce qui
a été un imprévisible parcours
d’écrivain-chroniqueur.
L’exception
Daoud
Le Kamel Daoud pour
lequel beaucoup d’Algériens ont les yeux
de Chimène est un pur produit de la
France. En Algérie, il a été, le plus
visiblement, un chroniqueur du «
Quotidien d’Oran » (« Raïna Raïkoum »)
et, sans doute a-t-il bénéficié sous le
règne du président Abdelaziz Bouteflika
d’un succès d’estime mesuré qui est
celui du bouffon du roi, qui peut – sans
risque assumé – lui cracher à la figure
ses amères vérités. Et chacun de rire ou
de s’attrister de ses imparables
facéties et saillies. En termes
d’audience, son irruption, en 2014, dans
les champs littéraire et médiatique
français (plus précisément
germanopratins), qui l’ont porté et
créé, est stupéfiant et sans précédent.
Chroniqueur de presse, auteur de
quelques textes sans prétention
littéraire publiés par Dar El Gharb, à
Oran, il n’a pas de profondeur réelle
dans l’écriture littéraire et ses
dispositions et ses capitaux dans ce
domaine étaient (et restent) limités.
Les conditions de sa réussite, autant
expéditive que surprenante, sont connues
et ont été diversement analysées, en
Algérie même, dans le remarquable essai
d’Ahmed Bensaada, « Kamel Daoud.
Cologne, contre-enquête » (Tizi-Ouzou,
Les Éditions Frantz Fanon, 2016), qui
reste une lecture précieuse et
incontournable et, en partie, à
l’étranger, dans l’étude de l’Américaine
Alice Kaplan revisitant le passage de
Camus à Oran (« En quête de
‘‘L’Étranger’’ », Paris, Gallimard,
2016). Cette réussite ne tient pas de la
génération spontanée : elle a été
consciencieusement accompagnée. J’ai
noté dans plusieurs contributions
publiques que ce succès devait moins à
une qualité éminemment littéraire des
œuvres : six ans après son édition
française, « Meursault, contre-enquête »
(2013-2014) est entré dans une zone
d’oubli après la bruyante réception
critique qui a accueillie sa parution et
« Zabor ou les psaumes » (2017),
renouant avec les semblables techniques
d’écriture, la répétition en filigrane
d’une œuvre du patrimoine littéraire
universel (dans ce cas le « Robinson
Crusoé » (1719) de l’Anglais Daniel
Defoe), a été sanctionné par une
médiocre recension critique française et
occidentale.
Une stratégie
d’écrivain payante
La stratégie qu’a
utilisée à l’envi Daoud pour s’imposer
en France est celle du buzz viral qu’il
a auparavant longuement expérimentée, en
Algérie, dans les colonnes du «
Quotidien d’Oran ». Ainsi qu’en
témoignent ses chroniques sur le
martyrologe palestinien, à Ghaza, et le
sexe migrant, à Cologne (Allemagne). Au
printemps 2014, alors qu’Israël lançait
contre la bande de Ghaza son opération «
Plomb durci », qui s’inscrit dans la
lignée des terribles crimes génocidaires
contre l’Humanité, Daoud affirmait
crânement son indifférence au malheur
des Palestiniens. Bien plus que
l’hommage d’un « Arabe » au centenaire
de la naissance de l’écrivain pied-noir,
prix Nobel de littérature 1957, son
propos, volontairement provocateur sur
la souffrance de l’enclave
palestinienne, lui apportera le soutien
appuyé et inconditionnel de l’écrivain
Pierre Assouline, chef de file du lobby
sioniste du champ littéraire français,
juré du Prix Goncourt, très actif dans
les cuisines frelatées de l’édition
germanopratine. Et par capillarité ceux
des philosophes Bernard-Henri Lévy et
Alain Finkielkrault, de l’Académie
française, autres agents d’influence
au-delà des milieux médiatique et
littéraires. Mais aussi du philosophe
Michel Onfray, affichant un chemin de
singularité dans le champ intellectuel
français, et de journalistes parisiens
puissamment établis, Martine Gozlan,
Natacha Polony, Raphaël Enthoven. Si son
« Meursault » – dont plusieurs passages
ont été réécrits par son éditeur
français Actes Sud sous la pression des
héritiers d’Albert Camus – a raté de peu
le Goncourt 2014, il lui vaudra une
consécration mondiale orchestrée par la
France, ses institutions littéraires,
universitaires et médiatiques unanimes.
Et, grâce à ses nouveaux et illustres
amis, une durable occupation de
chroniqueur au magazine néolibéral
parisien « Le Point » où exerce son
protecteur Bernard-Henri Lévy, qui a à
son actif d’avoir déstructuré la Lybie
et installé un état de guerre permanente
dans la région du Maghreb.
Jusqu’à quel point
Daoud a-t-il échappé aux agendas –
strictement politiques – de ses
protecteurs parisiens, principalement
des affidés du sionisme mondial ? Au
total, un parcours marqué davantage par
les effets continus et cumulés de buzz
qui survolent une œuvre littéraire sans
qualité. Il faut insister sur le fait
qu’en 2014 et en 2015, c’est plus le
chroniqueur-buzzeur que le
romancier-imitateur, qui n’a pas laissé
d’impérissables souvenirs, qui a été
convié à un hasardeux succès de
scandale. Évidemment, en Algérie, il y a
un grossissement de tout ce qui a été
mis sous la lumière à l’étranger,
particulièrement en France.
D’un absolu
repli à un Aller simple vers la
nationalité française
Venons-en à
l’opinion du lecteur du « Quotidien
d’Oran ». Ce lecteur introduit des
critères de distinction, notamment l’algérianité
et le patriotisme, qui devraient
définitivement fonder la statue de Kamel
Daoud en grand écrivain algérien. Il
n’est pas inutile de reprendre, ici, le
débat (inachevé) sur la question de
l’identité et de la nationalité dans
l’espace littéraire algérien en
formation.
J’ai constamment
défendu dans mes ouvrages et dans mes
interventions publiques une littérature
nationale algérienne dans toutes ses
langues, expression de la terre
d’Algérie éloignée des tentatives de
captation et de « périphérisation »,
qu’elles viennent d’Occident, ainsi la
France, ou d’Orient. Et, j’ai aussi
dénoncé le manque de clarté relativement
à une insertion sans ambigüité nationale
d’écrivains algériens adoubés par les
lobbies littéraires germanopratins.
Depuis les positions d’Assia Djebar,
(1936-2015), membre de l’Académie
française, sur la « littérature
migrante », peu discutées en Algérie, et
leur corolaire « la littérature sans
résidence fixe » de l’Allemand Ottmar
Ette, beaucoup d’écrivains français
d’origine algérienne, notamment le
typique Abdelkader Djemaï, se sont saisi
de cette opportunité d’effacer
prestement leur passé algérien. Ainsi,
Kamel Daoud.
Cette démarche de
repli de l’écrivain est attestée par
deux exemples, mais il y en a bien
d’autres. 1°) Lorsque Régis Debray,
encore juré du Prix Goncourt, lui
remettant au printemps 2015 le Prix
Goncourt du premier roman pour son
« Meursault », avait proposé – est-ce
seulement une douce formule
protocolaire ? – de l’intégrer dans le
Trésor de la littérature française, le
natif de Mesra (Mostaganem) avait la
possibilité dans cet échange, largement
diffusé dans les médias français, de
rappeler expressément et son algérianité
et celle de son œuvre. Il ne l’a pas
fait. 2°) En 2015, au plus fort de la
pseudo-fetwa d’un faux imam illuminé, le
journaliste et écrivain Gilles Herzog,
longtemps rédacteur en chef de « La
Règle du Jeu », la revue de
Bernard-Henri Lévy, et soutien des
révolutions colorées en Europe de l’Est,
est monté en première ligne dans cette
polémique algéro-algérienne pour
déclarer qu’en la circonstance Daoud
menacé par l’islamisme est un écrivain
français. Là, encore, Kamel Daoud, a
fait l’impasse sur ce qu’il est, sur ses
origines et sur son algérianité. Il n’a
pas désapprouvé cette surenchère
française. Il le devait par respect aux
lecteurs algériens qui croyaient en lui.
Disons-le
nettement : l’idée cruciale d’algérianité
et de patriotisme est dévoyée par Kamel
Daoud, récemment naturalisé français par
un décret du gouvernement français
publié au Journal officiel de la
République française en date du 28
janvier 2020 (Réf. : DAOUD (Kamel), né
le 17/06/1970 à Mostaganem (Algérie),
NAT, 2019X 041176, dép. 99, Dt.
002/362.). Cette naturalisation
française de l’écrivain et chroniqueur
du « Point » (une aspiration aussi
vieille que ses ambitions littéraires ?)
a-t-elle échappé à la proverbiale
sagacité des médias algériens ?
Mais le retour – honteux – à la France
d’un Algérien, quel qu’il soit, de
l’anonyme ouvrier cantonnier au ministre
d’Abdelaziz Bouteflika, renvoie toujours
et inévitablement au passé colonial du
pays et à ses violences traumatiques.
Né après
l’indépendance, formé davantage par
l’idéologie islamiste que par l’École
algérienne, Kamel Daoud n’a cessé de
ressasser qu’il n’a pas de lien avec le
passé de l’Algérie en guerre
d’indépendance et qu’il ne conçoit
aucune dette envers ceux qui l’ont
menée. Cet entendement buté d’un Frère
musulman repenti, injuriant le récit
national, préparait sûrement un aller
simple et obstiné vers la France
d’Algérie, vers l’Algérie française
remembrée, obsessionnelle et
symptomatique. Il y a assurément, en
l’espèce, un entrain naturel de
supplétif, de harki et de déterreur de
tombes de martyrs de la guerre de
Libération nationale. Si les autres
nationalités accordées à des Algériens
d’origine restent malléables, celle de
la France est une conjonction
malheureuse.
Cette information
sur la naturalisation de Kamel Daoud, si
elle avait été publiée et commentée en
toute responsabilité par les médias
nationaux, en son temps, n’aurait pas
engagé ce lecteur, littéralement en
transes, à reconnaître et à décerner à
celui qui a renié son identité nationale
un vain brevet de patriotisme et d’algérianité.
L’écrivain-chroniqueur de Mesra n’a
jamais cru ni en l’un ni en l’autre et
il serait aujourd’hui dans l’imposture
de s’attribuer la qualité d’écrivain
algérien et des valeurs de patriotisme
que lui prête son imprudent thuriféraire
en catalepsie.
Une monstrueuse
appropriation française
Il est
indispensable de clarifier les faits
pour éviter à des dineurs infatués des
cantines huppées d’Alger de sauter au
plafond. Je n’exclus pas Daoud de la
littérature algérienne, puisqu’il en a
librement décidé lui-même en devenant
Français.
Explication. Dans
la tradition française sur la
nationalité, semblable à celle du
football international sous le contrôle
de la FIFA, c’est toujours la dernière
nationalité acquise qui est
déterminante : nés Français et poussés
dans leur art par la France, les
talentueux footballeurs Ryad Mahrez,
Sofiane Feghouli et bien d’autres
sociétaires de l’équipe nationale de
football, sont considérés par les
instances mondiales du ballond rond et
les médias de la discipline comme
Algériens. Tout manquement à cette règle
est dénoncé. Il en va de même en France
pour la littérature. Mais aussi pour le
sport, les arts et les sciences. La
vocation enracinée de la France
d’appropriation des biens culturels de
ses anciennes colonies et d’assimilation
des élites de tous horizons ne s’est
jamais démentie.
Français, Kamel
Daoud appartient, désormais, à la
littérature française comme tous ces
écrivains étrangers qui ont fait cette
littérature, qui l’y ont précédé ; je
cite en vrac et à titre indicatif, de
Russie (la comtesse de Ségur, O.V. de L.
Milosz, Nathalie Sarraute, Arthur
Adamov, Romain Gary, Henri Troyat, Elsa
Triolet, Nina Berberova), de Pologne
(Guillaume Apollinaire), de Roumanie
(Eugène Ionesco, Émile-Michel Cioran,
Panaït Istrati, Tristan Tzara, Paul
Celan), des États-Unis (Julien Green,
Jonathan Littell), d’Espagne (Jorge
Semprun) de Tchéquie (Milan Kundera), de
Grèce (Vassilis Alexakis), d’Afghanistan
(Atik Rahimi) et même de Chine (Gao
Xingjian, Prix Nobel de littérature,
2000) et de beaucoup d’autres pays,
plusieurs centaines d’écrivains
scrupuleusement répertoriés dans les
histoires et traités académiques de la
littérature française depuis le XIXe
siècle. Est-il imaginable de penser que
la Russie et la Roumanie qui ont donné
des contingents d’éminents écrivains et
penseurs à la France et à sa littérature
puissent les revendiquer aujourd’hui
contre leur volonté d’être Français ? La
République algérienne démocratique et
populaire n’y pourra rien : Daoud est
dans la littérature française en
compagnie d’anciens Algériens, d’hier et
d’aujourd’hui, qui ont choisi la France,
entre autres Marie-Louise Amrouche,
Mohamed-Aziz Kessous, Djamila Debêche,
Ali Boumahdi, Ali Merad, Mohamed Arkoun,
Anouar Benmalek, Nina Bouraoui,
Abdelkader Djemaï, Salim Bachi, Lahouari
Addi, et une foultitude d’auteurs moins
connus (environ trois cents !) qui ont
sauté allègrement la mer Méditerranée
depuis l’indépendance. Et, parfois, en
toute déloyauté, à chaque secousse
sociale ou politique qui frappe leur
ancien pays, ces néo-Français se
rappellent au souvenir de l’Algérie et
des Algériens pour leur faire la leçon,
depuis Paris, Lyon et Marseille.
Faut-il préciser
que ces auteurs d’origine algérienne
naturalisés français ne bénéficient pas,
le plus souvent, de la plus basique
citation dans les ouvrages et traités
d’histoire et de critique littéraires
françaises parce qu’ils ne répondent pas
à d’impénétrables et insurmontables
critères de consécration ? Et si, par un
suprême hasard, Daoud, coutumier des
farandoles germanopratines, y est admis
dans leurs prochaines éditions revues et
augmentées, il n’est pas certain de s’y
maintenir car sa littérature sans
vigueur relève davantage du phénomène de
mode que du travail de la langue
littéraire. Rien n’est aussi acquis pour
son compère Boualem Sansal, détestable
rabouilleur, maître dans l’esbroufe
médiatique virale, qui attend, depuis
2015, comme il l’a déclaré au « Point »,
une nationalité française consentie sans
aucune tracasserie administrative par
l’État français. La romancière française
d’origine algéro-marocaine, Leïla
Slimani, conseillère à la francophonie
et, accessoirement, chasseur de têtes du
président Macron, qui a coaché Kamel
Daoud dans sa démarche de
naturalisation, devrait encore faire un
effort pour Sansal.
Il y a quelques
mois, Daoud et Sansal ont représenté la
littérature française dans une grande
manifestation d’hommage qui lui était
rendu dans un pays nordique. Ils n’ont
jamais failli lorsqu’il s’est agi de
payer leur écot à la France. Ni le
Français Kamel Daoud ni potentiellement
Sansal, vil insulteur de martyrs de
héros de la guerre d’indépendance qui
n’en finit de lorgner un ticket
français, ne sont des modèles d’algérianité
et de patriotisme, pour autant qu’ils
aient souhaité l’être. Que les
Algériens, dans les médias et dans les
Universités, cessent d’intoxiquer la
jeunesse de notre pays avec ces succès
fabriqués. À Paris, on ne demande pas à
un écrivain qui vient d’Algérie (dont
les manuscrits sont colligés par des
« nègres ») d’avoir du talent, mais
l’inentamable disponibilité à « taper »
sur son pays, l’Islam et les Arabes, et
subsidiairement, de montrer un intérêt
ému pour Israël – la kippa, en sus,
devant le Mur des Lamentations, à
Jérusalem. Que l’on se remémore cet
épisode épique, de l’été 2011, où Pierre
Assouline, qui a introduit Daoud en
France, défiait les ambassadeurs arabes
pour réserver leur prix du roman à « Rue
Darwin » de Sansal, au nom d’une
indéfectible amitié et d’un attachement
de l’auteur à Israël. Sortons aussi de
ces pseudos-analyses universitaires à
l’emporte-pièce sur un « Kamel Daoud,
esquisse d’un phénomène postcolonial
algérien », qui n’ont pas su prévoir son
désaveu de la Nation algérienne et de sa
littérature. Le postcolonial n’est pas à
ce prix d’indignité.
Le laudateur de
Daoud, écrivain sans œuvre édifiante
hors de la cacophonie médiatique collée
à ses basques, n’évoque-t-il pas le Prix
Nobel de littérature qui lui serait
immanquablement promis, à l’image de
Camus ? Il convient de raison garder. Ce
prix mondial de littérature qui
sélectionne au premier plan la langue
est décerné à part égale à un écrivain
au long cours (Camus, auteur d’une œuvre
encore mince, était une exception : il
n’y en aura pas d’autres) et au pays
qu’il représente. Dans cette conjoncture
restreinte, le Français d’origine
algérienne Kamel Daoud, signant deux
œuvres sans retentissement littéraire,
ne figure pas dans le peloton nombreux
d’écrivains français qui peuvent
légitimement prétendre à cette
consécration – en première intention,
par la densité de leur littérature et
son insertion dans les mutation
socio-économiques et politiques de leur
pays, Annie Ernaux, Pierre Michon,
Patrick Chamoiseau, Jean Echenoz, Michel
Houellebecq, Pierre Lemaître, Sylvie
Germain, Éric Emmanuel Schmitt.
Par ailleurs,
Daoud, écrivain français répétant dans
ses œuvres le thème algérien, sera
relégué dans une insondable marginalité,
car il n’a la longanimité ni de Hanif
Kureishi ni de Salman Ruschdie,
écrivains britanniques d’origines
pakistanaise et indienne. Pour autant
qu’il comprenne que la littérature
n’est pas le méchant buzz et qu’il
réunisse au gré des ans une solide œuvre
littéraire renouvelée, par la seule
force du travail et du talent, rien ne
dit que la France officielle et
souterraine ne jouera pas contre lui
auprès des jurés de l’Académie suédoise.
Comme elle l’a fait et continue de le
faire pour barrer la récompense du Nobel
au plus grand écrivain de langue
française vivant dans le monde,
aujourd’hui, l’Algérien Rachid Boudjedra.
Si Boudjedra avait accepté de
représenter la France dans cette
compétition, son tour serait arrivé bien
avant J.M.G. Le Clézio (2008) et Patrick
Modiano (2014), sublimes écrivains,
certes, qu’il surpasse par la
créativité romanesque et langagière.
C’est le seul scandale qui entache
l’Académie suédoise, secouée récemment
par l’épisode décrié de galipettes
sexuelles de l’époux d’une responsable
du Prix. Une intrigue, bien entendu,
française.
Une identité et
une allégeance sous le sceau d’une
histoire qui ne passa pas
Redisons-le. Ce
n’est pas la liberté de Daoud de se
faire Français qui est épiloguée ici. Et
de toute manière, il s’en tire à bon
compte, s’il y a des comptes à tirer de
cette piteuse affaire. La doctrine
algérienne sur la nationalité et son
dispositif réglementaire ignorent
ouvertement la double nationalité. Un
Algérien le demeure de toute éternité,
eut-il – cas extrême – demandé et obtenu
la nationalité de l’État hébreu non
reconnu. Cependant, les récentes
moutures de la Constitution algérienne
identifient implicitement l’existence de
la double nationalité et en font un
barrage pour l’accès à des postes de
souveraineté de l’État. Or, beaucoup
d’Algériens, principalement dans les
cercles intellectuel, littéraire et
artistique, exploitant cette faille
réglementaire de la législation
algérienne sur la nationalité, ont
quitté le giron de la patrie pour
différentes motivations – parfois peu
honorables – pour rejoindre expressément
la nationalité française, autrefois
répudiée par referendum par leurs
parents. Une identité et une allégeance,
sous le sceau d’une histoire qui ne
passe pas, souvent dans un esprit
d’infâme mercenariat. Qui ne connaît les
péripéties de ce célèbre dramaturge
d’Alger exfiltré, en ces années 1990 au
mitan de la guerre islamiste, dans une
malle diplomatique par les « services »
français et aussitôt naturalisé
français, belle prise que la France
culturelle escomptait ériger en nouveau
Ionesco, Adamov ou Beckett ? Il est
rentré nu et sans gloire dans le pays
qu’il a abandonné. Peu avant de
s’écrouler, le gouvernement d’Abdelaziz
Bouteflika lui confiait de hautes
responsabilités dans le champ culturel
national. C’est dire…
Comme pour le
football, il n’y a que des littératures
nationales. Kamel Daoud servira,
dorénavant, la France, son pays
d’adoption, et sa littérature. Il faut
espérer qu’il sache, loin du buzz,
conduire sa barque dans les eaux
grumeleuses par gros grain du champ
littéraire germanopratin où une virgule
mal placée compromet un destin, qu’il
préserve l’infime crédit d’écrivain
néo-français qui lui est accordé par
décret officiel de la République
française. Dans quelle mesure sa
décision de revêtir les couleurs de la
France pourra-t-elle impacter l’espace
littéraire algérien, toujours fragile et
parasité par le champ littéraire
français ? Il y aura régulièrement de
jeunes et de moins jeunes postulants
algériens à l’écriture littéraire en
langue française qui voudront l’imiter.
Car, il est patent qu’en Algérie la
reconnaissance par les Algériens d’un de
leurs écrivains – toutes langues
confondues – est prononcée par Paris,
ses institutions littéraires,
médiatiques et universitaires. Une
tutelle impériale, coloniale et
néocoloniale, qui persiste. L’Algérie,
comme la Belgique, d’Émile Verhaeren,
Maurice Maeterlinck, Henri Michaux,
Georges Simenon, Michel Ghelderode,
Françoise Mallet-Joris, Félicien
Marceau, Dominique Rolin, François
Weyergans, Amélie Nothomb, la Suisse de
Benjamin Constant, Germaine de Staêl,
Blaise Cendrars, Charles-Ferdinand
Ramuz, Charles-Robert Cingria,
Henri-Frédéric Amiel, Jacques Chessex,
Philippe Jacottet, Jean-Luc Bennoziglio,
Joël Dicker, doit-elle abdiquer toute
personnalité nationale et être réduite à
un vivier d’écrivains pour grossir les
rangs de la littérature française ? Une
colonie littéraire française au XXIe
siècle dans un pays qui n’est ni la
Belgique ni la Suisse, qui arraché son
indépendance par les armes ?
Peu importe qu’il y
ait présentement des écrivains algériens
majeurs, succédant dans tous les genres
littéraires à leurs ainés Omar Samar,
Ferhat Abbas, Malek Bennabi, Mouloud
Feraoun, Mouloud Mammeri, Kateb Yacine,
Malek Haddad, Jean Sénac, Anna Greki,
Mourad Bourboune, Rachid Boudjedra, qui
écrivent et qui sont édités en Algérie,
qui ne déparent pas dans la littérature
universelle, qui sont supérieurs par
leur travail de la langue littéraire aux
Daoud, Sansal et à leurs épigones et
qualitativement au-dessus de la
production des auteurs français et
francophones les plus côtés. Ils
n’auront pas le droit d’accéder à la
République mondiale des Lettres parce
que leurs éditeurs n’ont pas les moyens
de les faire connaître et de les
défendre dans les rencontres
internationales du livre et de porter
leur voix dans le monde, la voix de
l’Algérie littéraire. Ce combat pour
l’émergence d’une littérature algérienne
autonome, affranchie de la pesante
tutelle de Paris et de ses institutions
littéraires et académiques, auquel j’ai
constamment invité les acteurs du livre,
écrivains, éditeurs, libraires,
critiques de journaux, enseignants et
chercheurs universitaires, membres des
académies de langues, jurés de prix
littéraires, et principalement, les
lecteurs, sera-t-il celui de l’Algérie
nouvelle ?
Il naîtra,
peut-être un jour d’entre les jours,
longtemps rêvé par les Marcheurs, une
Algérie qui ne se doit qu’aux seuls
Algériens qui vivent et qui luttent dans
leur pays, pour le rendre meilleur, au
risque parfois d’y laisser leur vie et
de subir la prison. Ceux-là savent que
dans toutes les aubes qui se lèvent sur
leur terre, dans la sérénité de leurs
croyances et de leurs convictions, dans
le bruissement des mots de leur
littérature et de leurs langues, il y a
un seul emblème, recru du sang et de la
douleur de ses martyrs, qui réunit
toutes les espérances d’un pays qui
survit à ses adversités. Que vivent
l’Algérie, sa littérature nationale
libérée et ses écrivains qui la feront
grandir.
* Écrivain,
critique et historien de la littérature.
Dernier ouvrage publié : Étienne
Nasreddine Dinet. Une conjuration
néocoloniale, Constantine, Médersa,
2020.
Le dossier
Algérie
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