Opinion
Egypte : une équation complexe
Tariq Ramadan
Tariq
Ramadan
Vendredi 16
décembre 2011
Il n’est pas facile d’évaluer ce qui
se passe réellement en Égypte. Après les
résultats du premier tour des élections,
toutes les hypothèses restent possibles,
l’issue est imprévisible. Les deux
partis islamistes, Liberté et Justice
qui représente les Frères Musulmans et
An-Nour qui représente la
tendance salafi-littéralistes,
sont devenus les principales forces
politiques en Égypte, faisant ainsi
naitre des questions quant à la nature
du futur État. Les choses sont en train
de changer rapidement et de nombreux
éléments sont surprenants, incertains
voire même inconnus : il est non
seulement difficile d’identifier les
protagonistes, mais encore les nouvelles
alliances qui prennent forme au moment
de ce tournant historique.
En moins de six mois, le mouvement
salafi a entièrement changé de
position religieuse et idéologique
concernant la “démocratie”. Leurs
dirigeants répétaient durant des années
que la “démocratie” n’avait rien
d’islamique, qu’elle relevait même du “kufr”
(rejetée par l’Islam), et que les
véritables musulmans ne devaient pas
participer aux élections - ou même
simplement à la politique - étant donné
que le système tout entier est corrompu
jusque dans ses fondements. Puis,
soudain, les Salafi ont créé un
parti, ont commencé à être actifs dans
tout le pays, à produire des tracts et
des brochures, appelant le peuple à
voter pour eux ou, sinon, à au moins
voter pour les Frères Musulmans. Cette
volte-face à 180 degrés fut aussi rapide
qu’étrange et surprenant. Comment
peuvent-ils aujourd’hui déclarer licite
(halal) d’un point de vue
islamique ce que la veille encore ils
faisaient passer pour “kufr” ?
Comment peuvent-ils demander au peuple
de voter pour les Frères Musulmans alors
qu’ils n’ont cessé de les critiquer
(quasiment depuis leur création), les
jugeant trop éloignés de “l’Islam
véritable”, trop ouverts aux innovations
néfastes (bida’), et, en un mot, trop
“occidentalisés et modernes” ? Comment
expliquer que les Salafi changent
de position et de stratégie de manière
aussi spectaculaire ?
Ce n’est pas la première fois que
nous observons de tels changements au
sein des organisations islamiques à
tendance littéraliste et
traditionaliste. Dans les années
quatre-vingt dix, en Afghanistan et au
Pakistan, les Talibans refusaient de
s’engager en politique, car ils
estimaient que c’était une erreur d’un
point de vue islamique. En moins de huit
mois, ils s’organisèrent en tant que
l’une des forces politiques majeures
résistant à l’occupation russe de
l’Afghanistan. Nous avons plus tard
appris qu’ils avaient été encouragés
dans cette évolution par les Saoudiens
(bien que les Saoudiens considéraient
que les Talibans suivaient au fond une
école de pensée déformée de l’Islam)
répondant à la stratégie américaine dans
la région. Cela n’a jamais posé de
problème aux Américains de négocier avec
les courants islamistes les plus
littéralistes ; le meilleur exemple est
de toute évidence leur relation avec le
régime saoudien lui-même. Sur le
terrain, en Afghanistan, tout comme
aujourd’hui en Égypte, les Salafis
jouent un jeu contradictoire : ils ont
adopté une position islamique totalement
nouvelle - pour eux -, alors qu’en
pratique, ils travaillent pour des
intérêts (tels que ceux des États Unis)
qu’ils rejettent et diabolisent en
théorie. Aujourd’hui, le même scénario
pourrait bien se dérouler en Égypte.
Le problème avec les Salafis
et les traditionalistes (tels que les
Talibans) n’est pas seulement leur
interprétation de l’Islam (littéraliste,
étroite et souvent intransigeante), mais
également l’usage potentiel que l’on
peut faire de leur présence en termes
politiques. Ils peuvent bien être
sincères d’un point de vue religieux (et
très souvent ils le sont) ; personne ne
peut le nier. Ils sont cependant souvent
politiquement naïfs et faciles à
manipuler. Cela fut vrai en Afghanistan
et pourrait à nouveau se confirmer en
Égypte.
Le monde analyse les résultats des
élections et conclut que les deux partis
islamistes comptabilisent près de 60%
des votes (étant donné qu’il devrait y
avoir une alliance naturelle entre eux).
Il pourrait s’agir là d’une
interprétation tout à fait erronée. Le
parti an-Nour pourrait avoir à
jouer un rôle différent dans l’équation
égyptienne. Soutenu sur le plan
idéologique et financier par le
gouvernement saoudien, il pourrait
devenir l’un des acteurs de la stratégie
américaine en Égypte. An-Nour
serait alors un des moyens d’affaiblir
l’influence et le pouvoir des Frères
Musulmans en les contraignant à des
alliances risquées. Si les Frères
Musulmans choisissent de conclure un
accord avec les littéralistes, alors ils
perdront très rapidement leur
crédibilité et se trouveront en
contradiction avec l’agenda réformiste
qu’ils ont annoncé. S’ils décident
d’éviter les Salafis, alors ils
n’auront d’autre alternative que
d’envisager une alliance avec d’autres
forces politiques (qui sont très
faibles), en particulier l’armée, qui
demeure très puissante.
Les Frères Musulmans ont décidé de ne
se présenter qu’à 40% des postes à
pourvoir aux élections et de ne pas
présenter de candidat pour la
présidence. Ils ont annoncé qu’ils
seraient une force politique clé et
active, mais qu’ils éviteraient de
s’exposer. Cette stratégie était une
manière de rassurer l’Occident et
d’éviter de perdre de leur crédibilité,
en agissant sur un mode plus discret.
Les Frères Musulmans se retrouvent
désormais dans une position très
délicate et, pour eux, particulièrement
dangereuse. Le parti An-Nour
pourrait devenir l’ennemi le plus
puissant des Frères Musulmans et l’allié
objectif de l’armée. Sur le terrain, les
deux partis islamistes invoquent les
mêmes références et soutiennent de
nombreux objectifs communs ; en réalité,
ils représentent des forces et des
visions politiques bien différentes.
Durant l’année écoulée, les Frères
Musulmans ont prouvé combien ils sont
pragmatiques, évoluant avec le cours de
l’histoire, adaptant leur stratégie et
diversifiant leurs contacts (avec
l’Arabie Saoudite, les États Unis, les
pays européens, les pays émergents,
etc.). Il semble bien que les Frères
Musulmans ne pourront éviter de
négocier, d’une manière ou d’une autre,
avec l’armée. La rumeur affirmait qu’il
y aurait déjà eu une entente, mais rien
n’était clair : désormais, il semble
qu’un tel accord est presque inévitable.
C’est l’une des dimensions de la
stratégie américaine - qui conserve des
liens étroits avec les généraux - afin
de continuer à contrôler une partie de
la situation. Il se peut qu’un civil tel
que Muhammad el Baradei (également
proche des Américains contrairement à ce
que l’on dit) soit ultérieurement élu
démocratiquement, le pouvoir véritable
sera néanmoins ailleurs.
Malgré ce dont nous avons été témoins
durant les semaines écoulées, il serait
préférable de ne pas porter de jugement
trop hâtif et de rester prudents quant à
nos conclusions. L’Égypte est un pays
d’une importance cruciale au Moyen
Orient et ni Israël ni les États Unis ne
resteront des spectateurs passifs
lorsque les Égyptiens choisiront les
Frères Musulmans, dont l’idéologie est
la même que celle du Hamas (en ce qui
concerne le conflit
israélo-palestinien). Quelques autres
acteurs régionaux pour lesquels la
démocratie n’est pas vraiment
importante, tels que les
pétromonarchies, jouent un rôle clé en
essayant de contrôler ou neutraliser les
forces islamistes. Quel que soit le
scenario, ces dernières continueront à
devoir prouver leur efficacité et
personne ne sait si elles tiendront
leurs promesses une fois au pouvoir. La
voie vers la démocratie en Égypte est
loin d’être transparente ; nous devrions
éviter de prendre les apparences pour la
réalité. Des islamistes pourraient
œuvrer contre des islamistes tout comme
un gouvernement occidental démocratique
pourrait soutenir un appareil militaire
non démocratique. Il s’agit de politique
; nous devons rester vigilants, y
compris dans notre optimisme. Que le
pouvoir soit religieux ou non, la
sincérité en politique n’est jamais
suffisante.
Chaleureux remerciements à S.H.
pour la traduction
© Tariq Ramadan
2008
Publié le 16 décembre 2011
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