Opinion
Espoir et
déception en Libye
Tariq
Ramadan
Tariq
Ramadan
Jeudi 8 septembre
2011
Un très grand merci à toutes celles
et tous ceux qui nous ont envoyé une
tentative de traduction. Nous avons pris
des éléments de plusieurs et à l’avenir
nous essayerons de spécifier la demande
afin que les uns et les autres ne
perdent point de temps. Nous avons
utilisé plusieurs versions. Merci encore
infiniment.
La situation en Libye est confuse et
assez inquiétante. Kadhafi a disparu ;
personne ne sait exactement ce qui est
en train de se passer à Tripoli. Nous
semblons assister à la répétition du
scénario irakien : les forces
françaises, américaines et britanniques
sont en train d’aider les rebelles à la
fois au sol et dans les airs alors
qu’ils tentent de convaincre le monde
que leur intention est de protéger les
civils et de libérer le pays de "ce
dictateur monstrueux". Nous avons
entendu la même chanson précédemment, en
2003, lorsque l’ancien allié et ami
(durant la guerre de 1980-1988 entre
l’Iran et l’Irak ), Saddam Hussein, est
soudain devenu un tyran au visage
sinistre, par opposition à la pureté de
la politique américaine. Il s’agissait
là d’armes de destruction massives, de
liberté, démocratie et de civilisation,
nous disait-on. De purs mensonges.
Quelques années après le blocus
économique américain (décrété par le
président Bill Clinton) qui a tué plus
de 500 000 civils irakiens innocents par
an, l’administration Bush était prête à
déclencher une guerre et à tuer à
nouveau. Au nom d’intérêts géopolitiques
(encouragés par Israël et ses lobbies
américains, comme l’a rapporté le
journaliste Robert Fisk) et de
ressources pétrolières. Mais nous devons
nous rappeler que la guerre avait
commencé avant même que George W. Bush
entra en fonction.
Le quotidien français Libération a
révélé le 1er septembre 2011 l’existence
d’un accord secret entre le gouvernement
français et le Conseil National de
Transition (CNT) libyen : après la
guerre, 35% des exportations pétrolières
du pays seraient alloués à la France. La
France a, semble-t-il, joué en Libye le
jeu des Etats Unis en Irak. La guerre a
été menée pour la démocratie, la liberté
et la dignité à la suite du "printemps
arabe", s’est vanté le président
français Nicolas Sarkozy. Le dirigeant
libyen qu’il avait accueilli à Paris
seulement dix-huit mois auparavant était
devenu du jour au lendemain une figure
satanique. Il était du devoir moral de
la France de libérer le pays du "tyran
fou". Aujourd’hui, nous entendons une
autre version, une vérité différente qui
révèle un humanisme relatif et un
intérêt bien plus prononcé pour les
affaires. Le rôle de l’intellectuel
français Bernard-Henri Lévy, qui a
pendant quelques jours servi de ministre
des affaires étrangères impromptu et
aidé à créer le CNT, est étonnant.
Pourquoi en effet était-il impliqué,
avec qui et comment ? C’était comme si
sa mission avait été de faire fusionner
les intérêts français et israéliens dans
la région. Kadhafi était un obstacle ;
se débarrasser de lui était un grand pas
en avant pour la stratégie israélienne
et cela non seulement au Moyen Orient,
mais également en Afrique (l’essayiste
français Pierre Péan a révélé dans son
livre Carnages : Les guerres secrètes
des grandes puissances d’Afrique
l’ampleur véritable de l’activité
d’Israël sur le continent africain)
Realpolitik , cynique logique.
Il était impossible pour
l’administration américaine actuelle
d’être aux avant-postes de
l’intervention libyenne. Les guerres en
Irak et en Afghanistan, ainsi que les
conséquences nationales de la récession
mondiale ont rendu impossible à
justifier une intervention directe, de
sorte que la France en a pris la
direction : un scénario gagnant-gagnant
pour tous deux. Devrions-nous en être
surpris ? Peu de choses ont changé en
Afrique du Nord et au moment même où
l’Occident manifeste un intérêt de pure
forme vis-à-vis "printemps arabe", nous
ne devons pas oublier les décennies de
soutien aux dictateurs. Par conséquent,
il convient de rester prudent quant à la
manière dont les choses seront gérées
dans la région. La Chine, l’Inde et la
Russie sont de nouveaux acteurs et,
au-delà du fait de promouvoir la
démocratie ou non, le Moyen-Orient
demeure avant tout un champs de bataille
pour des intérêts économiques. Il est
peu probable que ces intérêts soient
négligés au nom d’un soi-disant nouvel
élan pour la démocratie arabe. Il est
crucial de prendre conscience d cynisme
tels calculs - et d’espérer que les
populations arabes profiteront de toute
occasion pour se libérer elles-mêmes des
puissances étrangères en trouvant leur
chemin vers l’indépendance politique et
économique.
Il est tout aussi crucial de ne pas
tomber dans l’autre extrême. Ces
jours-ci, sur Internet, on entend des
voix qui nient les faits mêmes, tant
elles sont obsédées par la critique de
l’Occident et détecter un complot
américain derrière tout événement.
Kadhafi était, après tout, un dictateur,
et il en est de même pour Bachar al-Assad.
En d’autres termes, la politique ne
consiste pas simplement à appeler
l’ennemi de mon ennemi mon ami. Il faut
dénoncer le jeu américain et français
(et celui de toutes les grandes
puissances en général, allant de
l’Occident à la Chine, l’Inde, la Russie
ou Israël) lorsqu’il équivaut à un
soutien aux dictateurs afin de protéger
des intérêts. Ce serait une erreur de
soutenir les despotes coûte que coûte.
La seule manière d’avancer consiste à
s’opposer à la fois à la position
hypocrite des grandes puissances et à la
répression inacceptable des régimes
dictatoriaux : ni idéalisation ni
naïveté. Les populations arabes ont
besoin de soutien sans que nous ne nous
laissions tromper par ce qui se dit en
Occident, en Chine ou en Russie, ou que
nous n’accordions aveuglément du crédit
à la couverture médiatique des récents
événements. Espérer la chute des régimes
de Kadhafi et d’al-Assad exige un esprit
avisé afin de ne pas être manipulé à
nouveau par des gouvernements qui n’ont
que faire des droits de l’homme, de la
liberté, de l’égalité et de la
démocratie.
Au demeurant, il est de notre devoir
de citoyens d’être vigilants : les
droits démocratiques ne peuvent être
donnés, ils doivent être gagnés. Notre
lutte est d’ordre intellectuel, civique
et politique et devrait être engagée -
et nous espérons qu’elle l’emportera -
en Occident, en Afrique, au Moyen
Orient, ainsi qu’en Asie. Il s’agit
d’une lutte continue qui exigera toute
notre intelligence, notre compréhension,
notre lucidité et tout notre engagement.
Nos espoirs ont des droits ; le premier
d’entre eux est de ne jamais oublier de
réfléchir.
© Tariq Ramadan
2008
Publié le 8 septembre 2011
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