Egypte
Tariq Ramadan :
«Derrière les salafistes, l'Arabie
Saoudite»
Tariq
Ramadan
Mercredi 7 décembre 2011
LE POINT numéro du
06/12/2011 - Propos recueillis par Armin
Arefi
Pour l’islamologue, Riyad pousse les
intégristes afin de neutraliser les
Frères musulmans et les forcer à
négocier avec l’armée.
Une lutte fratricide. Si la victoire
des Frères musulmans au premier tour des
législatives égyptiennes ne faisait
aucun doute, le score de 24 % obtenu
dimanche par les salafistes constitue
une véritable surprise qui pourrait
changer la donne politique en Égypte.
Sur les 56 sièges en jeu au second tour,
22 opposent mardi les islamistes
"modérés" du PLJ (Frères musulmans) au
parti islamiste radical al-Nour (salafistes).
L’issue est pour le moins incertaine.
Pour comprendre les dessous du "réveil"
salafiste en Égypte, Le Point.fr a
interrogé Tariq Ramadan, professeur
d’études islamiques contemporaines à
Oxford, et auteur de L’islam et le
réveil arabe (Presses du Châtelet).
Le Point.fr : Comment
expliquez-vous le score important des
salafistes en Égypte ?
Tariq Ramadan : Il est primordial de
noter le revirement spectaculaire qui a
été effectué par les salafistes ces
dernières semaines. Il faut savoir que
ce courant, qui prêche une vision très
littérale du Coran et de la tradition -
sans rien contextualiser - affirmait
encore il y a quelques mois que la
démocratie était anti-islamique, et
qu’il ne fallait surtout pas participer
aux élections. Il a tout à coup changé.
Pendant ces dernière semaines, les
salafistes ont joué sur le sentiment
populaire. Ils sont extrêmement présents
sur le terrain, tiennent beaucoup de
mosquées. Ils ont également tiré parti
de l’image d’opposant historique qui
colle à la peau des Frères musulmans.
Comment expliquer ce
revirement ?
Sans doute ont-ils vite saisi que se
présentait devant eux une opportunité
historique de pouvoir tourner les
événements à leur avantage. Alors que ni
eux ni les Frères musulmans n’étaient
présents au début de la révolution, ils
se sont rendu compte que plus le temps
passait, plus le référent islamique
réapparaissait au sein de la population.
Même si sous la dictature, alors qu’il
était fortement combattu et nié, il
participait toujours aux consciences.
Dès le début de la révolution, je
faisais remarquer que ceux qui ont aidé
la révolution n’étaient pas des
islamistes, mais qu’ils restaient des
musulmans.
Dès lors, la victoire des
Frères musulmans, avec 37 % des voix,
n’est-elle pas ternie ?
Il faut savoir que les Frères
musulmans avaient volontairement décidé
de se limiter à un plafond de 40 % des
voix. Leur but : ne pas représenter tout
de suite une majorité mais une forte
minorité. Il s’agissait d’un calcul
stratégique visant à ne pas s’exposer.
D’autre part, ils mesuraient déjà les
oppositions en leur sein. Ainsi, ils ont
décidé de ne pas nommer de représentants
dans tout le pays. Tout à coup, les
salafistes arrivent et remportent une
grosse part du gâteau. Il faut dire
qu’ils bénéficient du soutien financier
et idéologique de l’Arabie saoudite. En
finançant ce mouvement, ils lui donnent
la possibilité de s’exprimer sur le
terrain. Contrairement à ce que l’on
croit, ce ne sont pas 60 % (addition des
scores des Frères et des salafistes,
NDLR) des islamistes qui gagnent
aujourd’hui en Égypte. Il y a une vraie
fracture entre les deux courants. Alliés
de l’Arabie saoudite, les États-Unis
n’ont aucun problème avec le salafisme
saoudien - même s’il est très
conservateur et va jusqu’à établir des
châtiments - dès lors qu’il protège
leurs intérêts.
Quel est le but de l’Arabie
saoudite ?
Les Saoudiens pourraient créer la
division en Égypte afin de neutraliser
la force des Frères musulmans. Toute la
question est désormais de savoir où vont
se positionner les Frères. Vont-ils
faire alliance avec les salafistes, en
tant que mouvement islamique ? Le souci
est que l’idéologie salafiste prônée en
Arabie saoudite considère que les Frères
musulmans sont sortis de l’islam. De
toute manière, une telle alliance
islamiste serait synonyme de théocratie,
et donc de fin du processus de réformes
de type turc ou tunisien. L’autre
solution pour les Frères musulmans
serait de trouver des alliances dans les
autres partis politiques, voire l’armée,
qui joue toujours en Égypte un rôle
déterminant, et qui n’est sûrement pas
prête à laisser le pouvoir. On sait
d’ailleurs aujourd’hui que des
discussions sont menées entre l’armée et
les Frères. On pourrait donc assister à
un "deal" entre eux qui pourrait aboutir
à la reconnaissance officielle du rôle
des Frères musulmans dans la société en
échange d’un système politique où
l’armée resterait prédominante. Dans les
deux cas, les Frères musulmans demeurent
coincés. C’est maintenant que l’on va
pouvoir mesurer leur véritable capacité
de réforme dans leur processus de
démocratisation.
Une telle alliance avec
l’armée ne va-t-elle pas provoquer de
foudres populaires place Tahrir ?
Il faut être clair. Nous n’aurons
plus de régime militaire avec le
maréchal Tantaoui à sa tête. Le système
politique en Égypte va évoluer. La
question est de savoir si l’armée sera
suffisamment habile pour garder un
pouvoir réel. Elle pourrait ainsi
propulser une figure civile à la tête du
pays, comme Mohammed El Baradei, qu’elle
a choisi pour devenir le prochain
président. Même s’il demeurait
relativement peu connu à son arrivée sur
la place Tahrir en début d’année, il
bénéficie du soutien des Américains et
des jeunes Égyptiens. Dans tous les cas,
les chefs actuels de l’armée
s’assureront de n’être ni arrêtés, ni
condamnés, ni écartés. Cette situation
de fracture potentielle entre les
courants islamistes pourrait en réalité
profiter en premier lieu à l’armée.
N’y a-t-il pas contradiction
pour les Saoudiens à soutenir les
salafistes alors que leur allié
américain finance l’armée égyptienne ?
Justement. Les Saoudiens ne
s’engageraient pas à soutenir les
salafistes contre les Américains en
Égypte. C’est un sujet beaucoup trop
sensible et explosif. Le soutien
saoudien aux littéralistes pourrait être
au contraire le meilleur moyen d’imposer
aux Frères musulmans de n’avoir d’autre
solution que de négocier avec l’armée.
Comprenez-vous que l’on
puisse s’inquiéter en France, comme
Jeannette Bougrab, de la montée de
l’islamisme en Égypte ?
Il est justifié d’avoir des craintes
sur l’avenir. Ce qui est en train de se
passer sur le terrain est extrêmement
grave. Ce n’est pas un hasard si le
mouvement littéraliste salafiste a
changé aussi radicalement politiquement.
Il place aujourd’hui les forces
démocratiques égyptiennes dans une
situation très délicate, car il ne
laisse d’autre choix aux autres partis
politiques que de chercher à
repositionner l’armée pour éviter la
théocratie. En même temps, il faut aller
plus loin que l’analyse simpliste selon
laquelle "les islamistes sont tous les
mêmes". Ne pas comprendre les divisions
extrêmement profondes et réelles qui
existent en Égypte, c’est être aveugle.
J’ai une autre question à poser :
"Comment se fait-il que la France, qui
critique ici et là, n’a aucun problème
avec le salafisme saoudien ?" Ses
positions doivent être beaucoup plus
globales, car l’Arabie saoudite joue
aujourd’hui au Moyen-Orient un jeu de
division extrêmement dangereux. Il faut
se rendre compte que c’est l’allié de
l’Occident qui est en train de soutenir
les mouvements les plus littéralistes et
les plus fermés qui soient.
Comprenez-vous que les jeunes
manifestants égyptiens qui manifestaient
en janvier place Tahrir estiment que
leur Printemps arabe a été volé par
l’hiver islamiste ?
Il n’y a jamais eu ni de printemps
arabe ni d’hiver islamiste. Les jeunes
se sont mobilisés avec l’énergie, la
volonté et le courage du changement,
sans avoir été toujours équipés
politiquement par les enjeux. Il ne
suffit pas de faire tomber Moubarak et
son régime. Tous les mouvements
islamiques n’étaient pas là au début de
la résistance. Tous ces jeunes qui sont
descendus dans la rue étaient portés par
l’espoir du changement. Mais toute
personne qui dispose d’un sens politique
sait que tout cela peut être récupéré.
Ce qui était leur instinct
révolutionnaire au départ demeure
toujours aujourd’hui. Mais ces
soulèvements populaires ne se sont pas
achevés en révolution.
SOURCE : Le Point.fr du 06/12/2011http://www.lepoint.fr/monde/egypte-...[Newsletter-Quotidienne]-20111206
© Tariq Ramadan
2008
Publié le 7 décembre 2011
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