Egypte: Les Frères
Musulmans au seuil du pouvoir René
Naba
René Naba
Dimanche 5 février
2012
Au seuil du pouvoir, les Frères
Musulmans devront faire le dur
apprentissage de la gestion quotidienne
des conflits sociaux du pays et veiller
à la neutralisation des interférences
externes dans la détermination de la
nouvelle diplomatie égyptienne; un fait
qui suppose la prise en compte des
profondes aspirations d’un peuple
frondeur et tombeur de la dictature et
les impératifs de puissance que commande
la restauration de la position de
l’Egypte dans le Monde arabe. Sur fond
de concurrence avec la mouvance rivale
salafiste, cette épreuve est infiniment
plus redoutable que près de cinquante
ans d’opposition déclamatoire souvent à
connotation sinon démagogique à tout le
moins populiste.
1- Ce que
Nasser pensait de Frères Musulmans
En Egypte, les partis religieux ont
totalisé près des deux tiers des sièges
du Parlement. En Tunisie En-Nahda a
raflé 41,47% des sièges et au Maroc, les
islamistes ont obtenu 107 des 395 du
parlement.
La montée en puissance des Frères
musulmans dans le Monde arabe à la
faveur des consultations post printemps
arabe, sur fond de drainage massif de
pétrodollars, remet en mémoire les
relations conflictuelles entre Nasser, à
l’époque le chef charismatique du combat
nationaliste arabe, et la confrérie, la
plus ancienne formation politique
d’Egypte, et sans doute du Monde arabe.
A l’intention des lecteurs
arabophones, voici ce que Nasser pensait
des Frères Musulmans
Et pour les lecteurs non arabophones,
ci-joint un résumé des propos de Nasser
tels qu’ils ont été diffusés dans ces
deux vidéos:
Sur la 1ère vidéo
Nasser indique avoir cherché à nouer
une coopération avec les Frères
musulmans d’Egypte, en 1953, à son
arrivée au pouvoir: La première
revendication de responsable de la
confrérie a été d’imposer le port du
voile aux personnes de sexe féminin.
«J’ai refusé car je considérai cela
comme un retour en arrière. Mon
interlocuteur n’avait pas réussi à
imposer le voile à sa propre fille et il
voulait l’imposer aux dix millions de
femmes égyptiennes».
Sur la 2eme vidéo
«L’impérialisme et le colonialisme
ont fourni armes et argent aux Frères
Musulmans. Lors d’un de mes entretiens
avec le dirigeant de la confrérie,
l’homme à barbe m’a déclaré que le
socialisme est contre la religion. …
Réponse de Nasser: Mais la religion
prescrit elle que le pouvoir soit détenu
exclusivement par une seule famille ,
que cette famille dispose de toutes les
ressources du pays et de réduire
l’ensemble de la population au statut
d’esclaves?
Un des aspects de la question,
notamment la collaboration avec les
Etats-Unis et l’Arabie saoudite a été
traité dans «Les Révolutions arabes et
la malédiction de Camp David» René Naba,
Editions Bachari Mai 2011 (1).
II- Quand la
CIA finançait les Frères musulmans.
De son côté, le journaliste Ian
Hammel a apporté des informations
complémentaires dans un article paru
dans l’hebdomadaire français le Point en
date du 6 décembre 2011 et intitulé
«Quand la CIA finançait les Frères
musulmans».
Dans le papier de Ian Hammel, on y lit
notamment: «Les services secrets
américains ont longtemps soutenu la
confrérie, née en 1928 en Égypte. Saïd
Ramadan, mort à Genève en 1995,
fondateur des Frères musulmans et père
de Hani et Tariq Ramadan.
Le Fonds E 4320, conservé aux
archives fédérales à Berne, concerne
Saïd Ramadan, le gendre d’Hassan
Al-Banna, fondateur des Frères Musulmans
égyptiens. Poursuivi par le régime
nassérien, réfugié en Suisse en 1959,
Siad a crée le Centre Islamique de
Genève, le premier institut de ce genre
en Europe. Il est par ailleurs l’un des
fondateurs de la Ligue Islamique
Mondiale inspirée parles Saoudiens.
Une note confidentielle des services
secrets suisses datant du 17 août 1966
évoque la « sympathie » de la BUPO, la
police fédérale sur la protection de
l’État, pour Saïd Ramadan. Elle ajoute:
« Il est très certainement en excellents
termes avec les Anglais et les
Américains. » Un autre document, daté du
5 juillet 1967, se montre encore plus
précis. Saïd Ramadan est présenté comme
un « agent d’information des Anglais et
des Américains. De plus, je crois savoir
qu’il a rendu des services – sur le plan
d’informations – à la BUPO. »
Toujours est-il qu’une réunion, présidée
par le chef du service du Ministère
public fédéral, du 3 juillet 1967,
décide d’accorder un permis de séjour à
Saïd Ramadan, alors que ce dernier
aurait dû être expulsé le 31 janvier
1967. Les raisons de cette tolérance ?
La possibilité « que les amis de Saïd
Ramadan prennent le pouvoir dans les
mois à venir dans l’un ou l’autre État
aujourd’hui qualifié de progressiste ou
socialiste ».
Saïd Ramadan et le président
américain
Ces documents déclassés vont dans le
même sens que l’ouvrage publié en
septembre dernier par le journaliste
américain Ian Johnson, lauréat du prix
Pulitzer, Une mosquée à Munich. Les
nazis, la CIA et la montée des Frères
musulmans en Occident (*), on découvre
que les Allemands, pendant la Seconde
Guerre mondiale, ont utilisé les
Tchétchènes, les Kazakhs, les Ouzbeks,
les musulmans vivant en URSS contre les
communistes athées. Les Américains ont
ensuite pris le relais, soutenant les
islamistes contre le bloc communiste et
ses satellites. En juillet 1953, une
délégation de musulmans est invitée aux
États-Unis, et reçue à la
Maison-Blanche, parmi eux Saïd Ramadan.
Le 28 octobre 2011, dans un article
intitulé « Le rôle mobilisateur de Saïd
Ramadan », le site francophone Oumma.com
montre la photo du président Dwight
Eisenhower entouré des membres de la
délégation. Saïd Ramadan est à sa
droite. Le président américain estime
que, dans ses relations avec les
dirigeants arabes, « notre foi en Dieu
devrait nous donner un objectif commun :
la lutte contre le communisme et son
athéisme », relève Ian Johnson. Quelques
années plus tard, Saïd Ramadan, réfugié
en Europe, traite avec Bob Dreher, un
agent de la CIA installé à Munich.
Saïd Ramadan obtient en 1959 un
doctorat en droit de l’université de
Cologne pour sa thèse La charia, le
droit islamique, son envergure et son
équité. Il brûle d’envie d’étendre son
influence à l’Europe entière. « Installé
à Genève, il considérait Munich, à une
journée de route de son domicile, comme
l’endroit idéal où établir une sorte de
base avancée », lit-on dans Une mosquée
à Munich. La CIA finançait-elle
directement Saïd Ramadan et les Frères
musulmans en Europe? Ian Johnson reste
prudent, dans la mesure où une partie
des archives de l’agence de
renseignements ne peut être consultée. «
Tout indique que Dreher et l’Amcomlib
eurent recours aux moyens financiers et
politiques à leur disposition pour
donner un coup de pouce au principal
représentant des Frères musulmans en
Europe », écrit-il. L’Amcomlib, ou
American Committee for Liberation from
Saïd Ramadan, de nationalité égyptienne,
voyageait à cette époque avec un
passeport diplomatique jordanien.
Apparemment, le gendre d’Hassan el-Banna
ne manquait pas de subsides, Une mosquée
à Munich raconte ainsi qu’il roulait en
Cadillac (2).
Décédé en 1995 à Genève, Saïd Ramadan
est notamment le père de l’islamologue
Tariq Ramadan, et de Hani Ramadan, qui
lui a succédé à la tête du Centre
islamique de Genève. Interrogé sur les
liens éventuels de son père avec les
services secrets américains et
européens, ce dernier n’a pas souhaité
nous répondre.
III – Rached
Ghannouchi
Rached Ghannouchi, le chef du parti
islamiste tunisien An Nahda, longtemps
la bête noire des Occidentaux, s’est vu
distingué par le magazine Foreign Policy
comme «l’un des plus grands
intellectuels de l’année 2011».
Parmi ces 100 plus grands
intellectuels figurent une brochette de
belliciste à tout crin: Dick Cheney,
ancien vice-président de George Bush jr,
un des artisans de l’invasion de l’Irak,
de même que Condoleezza Rice, secrétaire
d’Etat de George Bush, le sénateur John
Mac Cain, le président français Nicolas
Sarkozy, le couple Bill et Hilary
Clinton, le ministre de la défense de
Bush jr et de Barack Obama, Robert
Gates, le premier ministre turc Recep
Teyyeb Erdogan et l’incontournable roman
enquêteur Bernard Henri Lévy.
Et sur le plan arabe, outre Rached
Ghannouchi, figurent Waddah Khanfar,
l’ancien directeur islamiste de la
chaine Al Jazira, époux de la nièce de
Wasfi Tall, l’ancien premier ministre
jordanien bourreau des Palestiniens lors
du septembre noir jordanien de 1970,
Waël Al-Ghoneim, responsable pour
l’Egypte du moteur de recherche
américain Google et animateur du
soulèvement égyptien sur Facebook, ainsi
que l’ancien Directeur de l’agence
atomique de Vienne Mohamed Baradéï et le
politologue palestinien Moustapha
Barghouti, que nous aurions souhaité
être distingué par un autre aréopage que
Freedom House ou Global Voice Project.
Rached Ghannouchi a mis à profit son
séjour pour rendre visite au «
Washington Institute for Near East
Policy», très influent think tank fondé
en 1985 par M. Martin Indyk, auparavant
chargé de recherche à l’American Israel
Public Affairs Committee ou AIPAC, le
lobby israélien le plus puissant et le
plus influent aux Etats-Unis.
Le chef islamiste, longtemps couvé
médiatiquement par la Chaine Al Jazira,
a pris soin de rassurer le lobby pro
israélien quant à l’article que lui-même
avait proposé d’inclure dans la
constitution tunisienne concernant le
refus du gouvernement de collaborer avec
Israël.
En trente ans d’exil, cet ancien
nassérien modulera sa pensée politique
en fonction de la conjoncture, épousant
l’ensemble du spectre idéologique arabe
au gré de la fortune politique des
dirigeants, optant tour à tour, pour le
nassérisme égyptien, devenant par la
suite adepte de l’ayatollah Ruhollah
Khomeiny (Iran), puis de Hassan Al
Tourabi (Soudan), pour jeter ensuite son
dévolu sur le turc Recep Tayeb Erdogan,
avant de se stabiliser sur le Qatar,
soit sept mutations, une moyenne d’une
mutation tous les quatre ans.
Du grand art qui justifie a posteriori
le constat du journaliste égyptien
Mohamad Tohi3ma «Les Frères Musulmans,
des maitres dans l’art du camouflage et
du contorsionnement mercuriel», article
paru dans le journal libanais «Al
Akhbar» en date du 1er octobre 2011
reprenant une tribune de Mohamad
Tohi3ma, directeur du quotidien égyptien
«Al Hourriya». Du grand art. En
attendant la prochaine culbute. La
prochaine chute ?
Au seuil du pouvoir, les Frères
Musulmans d‘Egypte devraient faire
preuve d’innovation, par le dépassement
du conflit idéologique qui divise le
pays depuis la chute de la monarchie, en
1952, en une sorte de synthèse qui passe
par la réconciliation de l’Islam avec le
socialisme. Cesser d’apparaitre comme la
roue dentée de la diplomatie américaine
dans le Monde arabe, en assumant
l’héritage nassérien avec la tradition
millénaire égyptienne, débarrassant la
confrérie de ses deux béquilles
traditionnelles ayant entravé sa
visibilité et sa crédibilité, la
béquille financière des pétromonarchies
rétrogrades et la béquille américaine de
l’ultralibéralisme.
Sous la direction de la confrérie,
l’Egypte, épicentre du Monde arabe,
devrait prendre en outre l’initiative
historique de la réconciliation avec
l’Iran, le chef de file de la branche
rivale chiite de l’Islam à l’effet de
purger le non dit d’un conflit de quinze
siècle résultant de l’élimination
physique des deux petits fils du
prophète, Al-Hassan et Al-Hussein, acte
sacrilège absolu fruit sinon d’un
dogmatisme, à tout le moins d’une
rigidité formaliste.
Répudier la servilité à l’égard des
Etats-Unis, bannir le dogmatisme
régressif sous couvert de rigueur
exégétique, concilier Islam et
diversité, en un mot conjuguer Islam et
modernité…Tel est le formidable défi des
Frères Musulmans au seuil du pouvoir
dont la réussite pourrait conférer une
légitimité durable et un magistère moral
indiscutable à une confrérie dont la
mutation pourrait impulser une dynamique
de changement à l’épicentre de la
gérontocratie pétro monarchique du
Golfe, en particulier l’Arabie saoudite,
le foyer de l’intégrisme et de la
régression sociale, condition
indispensable au relèvement du Monde
Arabe.
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