Opinion
Libye - La guerre
civile a commencé
Pierre Piccinin
© photo Pierre PICCININ
(août 2011)
Samedi 17 septembre
2011
Dès après l’adoption de la résolution
1973, en mars dernier, par le Conseil de
Sécurité de l’ONU, qui permettait
l’intervention militaire des appareils
de l’OTAN dans l’espace aérien de l’État
libyen, d’aucuns avaient prophétisé la
fin rapide du chef de facto du
gouvernement de la Grande Jamahiriya
arabe libyenne populaire socialiste, le
colonel Mouammar Kadhafi.
Tout portait d’ailleurs à le prévoir,
puisque, non seulement, l’Alliance
atlantique avait anéanti la force
aérienne du gouvernement libyen, mais
appuyait en outre la progression de la
rébellion armée qui s’était déclarée
dans l’est du pays, lui assurant la
maîtrise de l’air, par le déploiement
des avions et bâtiments de guerre des
six pays membres de l’OTAN engagés dans
cette entreprise. Or, depuis l’avènement
de la guerre moderne, sans couverture
aérienne, aucune offensive terrestre n’a
la moindre chance d’aboutir, à fortiori
si l’ennemi seul occupe le ciel.
On rappellera ainsi, à titre d’exemple,
comment la puissante armée de Saddam
Hussein, en 1991, avait été mise en
déroute quasiment sans engagement au
sol. Et le principe n’est pas nouveau :
c'est ainsi qu'Israël, lors de la Guerre
des six jours, en 1967 déjà, après avoir
réussi l’exploit d’anéantir l'aviation
égyptienne, avait, en quelques heures,
écrasé les impressionnantes forces
arabes massées dans le Sinaï.
Les forces armées libyennes étaient donc
condamnées à s’enterrer dans la
défensive, sans aucune possibilité de
reprendre l’initiative en lançant une
offensive contre les rebelles de l’est.
Cependant, après plus de six mois de
combats, la rébellion n’a toujours pas
vaincu, Mouammar Kadhafi reste
introuvable et près de la moitié du pays
résiste encore. Assiégées depuis des
semaines, Beni Oualid et une partie de
la Tripolitaine refusent de se rendre,
de même que la province de Syrte, ville
natale du colonel, et tout le grand
sud-ouest, le Fezzan, centré sur la
ville de Shebha.
C’est que les prophètes d’alors n’ont
pas pris en compte la caractéristique
essentielle du terrain sociopolitique
libyen, à savoir sa structure tribale
clanique segmentaire, dont les multiples
implications réservent aujourd’hui bien
des surprises.
D’une part, en effet, si les tribus de
l’est se sont montrées hostiles au
gouvernement de Tripoli, les tribus de
l’ouest lui ont en revanche toujours été
fidèles. L’image naïve et manichéenne
d’une révolte du « peuple libyen »
contre le dictateur Kadhafi est ainsi
tout à fait erronée.
D’autre part, le problème consiste dans
le fait qu'il ne s'agit pas de combattre
seulement l'armée régulière, mais aussi
les partisans, les hommes et adolescents
des clans, qui se fondent dans la
population. Les bombardements aériens
sont alors impuissants. Sauf si l'on
décide de détruire des quartiers entiers
des villes (ce que l'OTAN a fait à
Tripoli et semble être en train de faire
à Syrte, d'où le grand nombre de
victimes civiles).
Enfin, jusqu'à présent, les rebelles,
essentiellement les clans de l’est, ont
libéré des territoires qui appartenaient
à leurs tribus. C’était relativement
aisé et ils luttaient uniquement contre
l’armée régulière. Maintenant, la donne
a changé, car ils attaquent, dans
l’ouest, les territoires d’autres
tribus, pro- Kadhafi, territoires dont
les populations se défendent bec et
ongles.
A cela, d’autres difficultés s’ajoutent.
Les premières divisons apparaissent au
sein de la rébellion : les tribus de
l’est n’ont pas apprécié le récent
transfert à Tripoli du Conseil National
de Transition, autoproclamé
« gouvernement de la nouvelle Libye » et
déjà contesté car dirigé, pour
l’essentiel, par d’anciens ministres
kadhafistes désormais de plus en plus
ouvertement taxés d’opportunisme. Ces
tribus réclament son retour à Benghazi,
menaçant de faire défection. Les chefs
des clans, qui n’ont jamais été
complètement sous le contrôle du CNT et
ne lui obéissaient que très
partiellement, refusent de rendre les
armes et entendent bien conserver le
contrôle de leurs fiefs. Surtout, des
centaines de combattants islamistes ont
fait leur apparition, toute une
structure jusqu’alors inconnue : j’étais
à Benghazi au moment de l’offensive sur
Tripoli, lorsque ces milices dormantes
se sont révélées, et j’ai pu constater
la panique du président al-Jalil et de
la plupart des leaders du CNT,
confrontés à cette armée parallèle.
Tandis que la rébellion se fissure,
Mouammar Kadhafi résiste donc et, s’il
semble qu’il ait décidé de mettre sa
famille à l’abri dans plusieurs pays
d’Afrique qui lui sont reconnaissants de
l’aide économique que la Libye leur a
apporté des décennies durant (rappelons
que l’Union africaine a refusé de
coopérer avec la Cour pénale
internationale dans le cadre du mandat
d’arrêt lancé contre Kadhafi), c’est
peut-être pour avoir lui-même les
coudées franches et organiser une
résistance de guérilla en Libye, où il
se trouverait toujours.
En dépit de longues négociations qui
devaient livrer Beni Oualid et Syrte au
CNT, les chefs tribaux de ces deux
régions restent fidèles au gouvernement,
et c’est par la force, c'est-à-dire
contre la volonté populaire des Libyens
de l'ouest, qu’il faudra « conquérir »
(et non plus « libérer ») ces
territoires.
Quoi qu’il en soit, il apparaît à
présent sans ambiguïté que Kadhafi a le
soutien effectif d'une partie de la
population, et pas seulement de l’armée
et de mercenaires étrangers.
Deux perspectives dès lors sont
envisageables : l’aboutissement de
négociations entre le CNT et les tribus
de l’ouest pro-Kadhafi (mais il semble
que cette tentative ait déjà échoué) ;
ou la guerre civile.
Sera-t-il dit qu’un vieux bédouin armé
de sa seule kalachnikov, avec son « air
folklorique », drapé dans sa gandoura et
logeant sous une tente en poil de
chameau, aura bousculé, ne fût-ce que
l’espace d’un moment, les desseins de la
première puissance militaire de la
planète ?
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