Libye
Lettre de Libye :
Kadhafi mort, la conquête s'achève,
l'occupation s'impose, la résistance
s'organise...
Pierre Piccinin
SYRTE, 31 octobre
2011 © photo Pierre PICCININ
Lundi 2 janvier
2012
(Afrique Asie, janvier 2011) - Texte
intégral
Juchés sur les gravats encore fumants
des villes de Beni Oualid et de Syrte,
dont les populations ont opposé pendant
des mois une farouche résistance aux
assauts des rebelles venus de l’est, les
nouveaux maîtres de la Libye ont annoncé
triomphalement la « libération »
complète du pays, immédiatement après la
mort du chef de l’État libyen, le
colonel Mouammar Kadhafi, sauvagement
massacré et finalement exécuté d’une
balle dans la tête, le 20 octobre 2011,
au terme d’un supplice dont on ne
connaîtra probablement jamais ni le
détail, ni les réels commanditaires (le
Conseil national de Transition –CNT- a
en effet refusé de procéder à une
autopsie complète et régulière et a
ordonné l’ensevelissement du corps, de
nuit, dans le désert, en un endroit tenu
secret).
Les frappes de l’OTAN ont donc permis
aux rebelles de s’emparer de Tripoli, et
ensuite des régions de Beni Oualid et de
Syrte ; et la Libye est désormais
complètement « libérée » (ou « conquise
» ; c’est selon le point de vue) ; mais
pas encore pacifiée pour autant : si la
plupart des médias « mainstreams » n’en
parle pas, à Syrte, à Beni Oualid, mais
aussi dans le sud de la Tripolitaine et
dans la vaste région du Fezzan, dans les
villages et oasis qui peuplent le grand
sud-ouest libyen, la résistance demeure
active, comme j’ai pu le constater
durant plusieurs jours de périple qui
m’ont mené de Tripoli et des ruines de
Syrte jusque dans le Sahara, aux
frontières de l’Algérie et du Niger.
Dans cet immense territoire, la lutte se
poursuit encore.
En août 2011, je m’étais rendu dans
l’est de la Libye : j’avais traversé la
frontière libyenne depuis l’Égypte et
rejoint Benghazi, épicentre de la
rébellion et capitale du CNT.
J’avais eu l’opportunité de rencontrer
des membres du CNT et de la diplomatie
occidentale, mais aussi celle de me
rendre sur le front et d’y passer
quelques jours, en compagnie de
combattants rebelles, lors de la chute
de Brega, puis du siège de Ras-Lanouf,
sur la route de Syrte.
Mon second voyage d’observation en Libye
a eu cette fois pour but de constater
l’état de la situation dans l’ouest du
pays, à Tripoli, à Beni Oualid et Syrte
(deux villes qui ont résisté sans
faillir à l’avancée des rebelles et
furent lourdement frappées par l’OTAN)
et dans le Fezzan, le sud-ouest libyen.
Parti de Tunis tôt le matin, par le
train jusqu’à Gabès, j’ai ensuite grimpé
dans un taxi collectif qui m’a mené
jusqu’au poste frontière de Ras-el-Jedir.
A la frontière tunisienne, les
camps du Haut Commissariat aux Réfugiés
des Nations Unies ont changé de
locataires. Ce sont désormais les
vaincus et les Libyens à la peau noire,
assimilés aux mercenaires subsahariens
de Kadhafi, qui y ont trouvé refuge. (©
photo Pierre PICCININ - octobre 2011)
Un élégant capitaine du CNT, qui parlait
un anglais irréprochable, m’y a fait
attendre près d’une heure, avant de
finalement tamponner mon passeport en
échange de deux beaux billets de cent
dollars états-uniens chacun. On pourrait
déduire de l’aventure -petit détail- que
les bonnes vieilles habitudes,
révolution ou pas, ne se sont jamais
perdues. Oui, mais voilà… Sous la
dictature kadhafiste, ces pratiques à
l’égard des étrangers, radicalement
proscrites, étaient sévèrement
réprimandées.
La nouvelle Libye semble plus
accommodante.
De Ras-el-Jedir, j’ai gagné Tripoli de
nuit, par la route de la côte, en
traversant des villes et villages
marqués par la guerre, Sabratha plus
particulièrement, aux immeubles criblés
par la mitraille et éventrés par
l’artillerie.
Check-point à Sabratha (© photo
Pierre PICCININ - octobre 2011)
Après avoir franchi un nombre
impressionnant de postes de contrôle
tenus par les miliciens rebelles venus
de Benghazi et de Tobrouk ou de Zliten
et Misrata, autant de check-points qui
ne trompent pas sur le climat
d’insécurité qui domine encore les
régions de l’ouest libyen, je suis
arrivé à Tripoli : la capitale a
recouvré sa sérénité et une certaine
sécurité, sous le regard des miliciens
qui se font relativement discrets dans
les rues, mais montent la garde devant
tous les bâtiments publics, hôtels et
autres immeubles susceptibles de
constituer une cible pour un attentat.
De Tripoli, j’ai pris la route de Beni
Oualid, l’un des deux principaux foyers
de résistance en Tripolitaine, avec
Syrte : en septembre,
au terme de longues négociations, les
chefs des clans de Beni Oualid avaient
refusé de se rendre au CNT et à l’OTAN.
La ville a dès lors été pilonnée par les
rebelles et les avions de l’alliance
atlantique. La plupart des bâtiments et
immeubles ont été détruits et une partie
de la population, dont le nombre est
difficilement estimable, a disparu ou
quitté la ville, aujourd’hui en grande
partie déserte.
Beni Oualid (© photo Pierre
PICCININ - octobre 2011)
La région demeure cependant instable :
elle est habitée par les clans
tripolitains de la tribu des Warfallas,
la plus importante de Libye, qui s’est
divisée durant le conflit ; les
Warfallas de Tripolitaine ont en effet
refusé de se joindre à la rébellion et
restent hostiles au CNT, a fortiori
après leur défaite face aux rebelles,
mais surtout face aux armées étrangères
de l’OTAN…
Le lendemain, je me suis rendu à Syrte,
la ville d’origine de Mouammar Kadhafi.
Jusqu’à Misrata, la route est sécurisée
et il n’est pas compliqué de trouver un
transport. Au-delà, en revanche, on
s’approche du territoire de la tribu
dont était originaire Mouammar Kadhafi,
une région qui a opposé une résistance
jusqu’auboutiste à la progression des
rebelles soutenus par l’OTAN. Des
groupes armés y mènent encore des actes
de résistance. Ils semblent toutefois
très isolés, et l’on ne peut
probablement pas parler d’une véritable
guérilla. Mais la route, bordée par le
désert, est propice aux embuscades. Il
m’a fallu chercher longtemps avant de
trouver un véhicule pour gagner Syrte,
où le danger est permanent : le
lendemain de mon passage, six miliciens
de Misrata y ont été tués, alors qu’ils
prenaient leur repas, mitraillés par un
groupe de combattants sortis des ruines
; ces attentats sont toutefois très
localisés, dans la région de Syrte et
certains oasis du Fezzan, et il est donc
difficile de se prononcer, pour
l’instant, sur l’avenir de cette
résistance.
Misrata (© photo Pierre PICCININ
- octobre 2011)
Avant d’arriver à Syrte, j’ai traversé
Zliten et Misrata, berceaux des deux
seules tribus de l’ouest qui, avec les
Berbères du Djebel Nafousa (au sud de
Tripoli), se sont soulevées contre le
gouvernement libyen et ont rejoint la
rébellion, permettant ainsi
l’encerclement de la capitale. Les deux
villes ont subit d’importants tirs
d’artillerie lourde de la part des
forces armées libyennes loyales à
Mouammar Kadhafi. Á Misrata, en
particulier, de nombreux immeubles ont
été touchés et en partie détruits lors
des combats qui se sont déroulés de mars
à avril.
Si Misrata avait rejoint la rébellion,
ce fut dans le but de se débarrasser de
la tutelle du gouvernement de Tripoli.
Aujourd’hui, les chefs des clans de
Misrata refusent donc de se soumettre à
une nouvelle autorité et comptent bien
négocier d’égaux à égaux avec le CNT (il
en va de même des Berbères –un dixième
de la population libyenne-, qui
réclament la reconnaissance de leur
particularisme régional et s’opposent à
l’idée d’une Libye nationaliste
arabo-musulmane ; les Berbères dont les
miliciens se heurtent quotidiennement
aux islamistes qui, armés par le Qatar,
ont pris une part importante dans la
conquête et le contrôle de Tripoli).
La ville a ainsi été transformée en fort
retranché et des chars en surveillent
les entrées. Mais ces mesures défensives
ne s’expliquent pas seulement parce que
Misrata se prépare à défendre son
autonomie : cernée par ceux qu’elle a
vaincus, la tribu de Misrata se retrouve
haïe par ses voisins de Tripolitaine et
de fait en état de siège face la
résistance qui persiste…
Touarga (© photo Pierre PICCININ
- octobre 2011)
À quelques kilomètres au sud-est de
Misrata, en continuant de progresser
vers Syrte, la route passe à côté de la
petite ville de Touarga, aujourd’hui
complètement vidée de ses habitants :
les clans de Touarga ont combattu la
rébellion et participé au siège de
Misrata avec les forces armées
gouvernementales. Mais, lorsque la
conjoncture s’est inversée, à la faveur
des frappes de l’OTAN, les rebelles de
Misrata ont fait de Touarga « un exemple
» : les hommes ont été en grande partie
massacrés (certains ont été abandonnés
sur place après qu’ils aient eu les
jambes brisées) ou enfermés dans la
prison de Misrata, où beaucoup ont été «
punis », c’est-à-dire torturés et
quotidiennement soumis à des
humiliations, et où un certain nombre
d’entre eux seraient toujours détenus
(je n'ai pas été autorisé à visiter
cette prison). Des raids des rebelles
ont ensuite chassé les derniers
habitants, auxquels il est interdit de
regagner leurs maisons.
Touarga est donc aujourd’hui une ville
fantôme. N'y demeurent que quelques
tireurs embusqués, des « snipers » ;
impossible pour moi, en tant
qu'occidental (donc assimilé à l'OTAN et
aux rebelles), de pénétrer dans les
ruelles étroites de la ville, sans
prendre une balle...
Après deux heures de route à travers le
désert, j’ai atteint Syrte.
C’était la première fois que je voyais
une ville complètement bombardée,
ravagée par le déluge de feu que l’on
peut imaginer au regard de ce qu’il
reste des bâtiments : les routes crevées
par les obus, les immeubles effondrés,
les murs criblés, les panneaux de
signalisation et les réverbères
déchiquetés par la mitraille, des
automobiles retournées par le souffle
des explosions, projetées sur les
façades des habitations ou sur d’autres
véhicules… Toute une ville en grande
partie disparue.
Syrte (© photo Pierre PICCININ -
octobre 2011)
A Syrte et Beni Oualid, les nouvelles
autorités n’ont pas rétabli la
distribution de l’eau, ni l’électricité,
ni l’approvisionnement en carburant
(dans les deux cas, nous avions emporté
des jerricanes d’essence pour ne pas
tomber en panne sèche). De même, les
distributions de vêtements et de denrées
alimentaires aux populations sont
rationnées et volontairement limitées
par les miliciens du CNT, y compris
lorsqu’il s’agit de l’aide du Programme
alimentaire mondial (ce fut lors d’une
distribution, à Syrte, que l’on m’a
interdit de prendre des photographies
pour la première fois depuis le début du
conflit). Aucune reconstruction n’a
encore été entreprise et aucun camp de
tentes n’a été monté.
Le but est évident…
Syrte (© photo Pierre PICCININ -
octobre 2011)
Ces villes, Syrte surtout, ont subit de
lourdes pertes civiles. Si Beni Oualid a
été sévèrement bombardée, Syrte a quant
à elle été pour ainsi dire rasée par les
bombardements de l’OTAN qui, en agissant
de la sorte, a rompu son mandat : l’OTAN
avait la mission de protéger les civils
; en aucun cas d’aider une rébellion
armée à renverser le gouvernement dans
un État souverain et à conquérir des
villes.
Lors de la bataille de Syrte, présentée
par les médias occidentaux comme la
victoire d’une rébellion démocratique,
l’OTAN, sans le moindre doute, s’est
rendue coupable d’un crime de guerre au
sens le plus strict du droit
international et des deux Conventions de
Genève. Syrte, une ville de 134.000
habitants, est aujourd’hui un amas de
ruines ; seul un quartier a été
partiellement épargné, au nord-est. «
Vae victis ! », clamaient les
Romains ; «
malheur aux vaincus ! » : tout comme
Dresde, Syrte ne fera probablement
jamais l’objet d’un procès, devant un
improbable tribunal pénal international
pour la Libye…
Il est impossible de chiffrer le nombre
des morts civils ; probablement
plusieurs milliers (les habitants que
j’y ai rencontrés m’ont parlé de
plusieurs dizaines de milliers de morts,
dont les corps auraient été emportés et
enfouis dans des fosses communes,
creusées dans le sable du désert
voisin). Selon les témoignages que j’ai
recueillis auprès des rebelles qui
occupent Beni Oualid et Syrte, ceux qui
n’ont pas été tués dans les
bombardements auraient pour la plupart
quitté les lieux et se seraient établis
à Tripoli, Misrata ou Benghazi.
L’objectif du CNT serait donc d’éviter
que ces clans hostiles ne se
reconstituent et ne reprennent tôt ou
tard les combats pour venger leurs morts
et se libérer de la tutelle de leurs
vainqueurs.
Syrte (© photo Pierre PICCININ -
octobre 2011)
À Beni Oualid, j’avais été invectivé par
un groupe d’habitants qui commençaient à
se rassembler autour de mon véhicule, et
il avait été plus prudent de quitter
l’endroit. Je porte en effet sur mon
visage d’occidental tout ce que ces gens
haïssent désormais et, ayant vu ce que
nos gouvernements leur ont fait, je ne
saurais les blâmer de s’être montrés
agressifs et menaçants envers moi. Ils
ont certainement trouvé indécent cet
Européen, venu voler ainsi les images de
leur malheur.
À Syrte, en revanche, il reste
réellement très peu d’habitants. Lorsque
j’y ai, là aussi, été pris à partie par
quelques personnes qui se sont
approchées de moi, j’ai donc tenté le
dialogue : ces gens m’ont demandé ma
nationalité ; je leur ai montré mon
passeport belge, et l’ambiance s’est
détendue. Ils ne savent pas que la
Belgique compte parmi les responsables
du désastre qui a détruit leur ville et
désolé leur existence ; ils ignorent que
les F-16 belges ont été, parmi les
avions de l’alliance atlantique, les
plus actifs lors des bombardements qui
ont dévasté leurs maisons.
Je me demande par contre quelle aurait
été leur réaction si j’avais été
français ou britannique. Certainement
moins aimable que celle des habitants de
Benghazi : partout y flottent des
drapeaux états-uniens, français,
anglais, italiens… Et d’immenses
affiches encensent le héros de la fête :
Nicolas Sarkozy, le président français.
Syrte (© photo Pierre PICCININ -
octobre 2011)
À Syrte, plus particulièrement, c’est
l’humiliation qui rend le présent
insupportable, comme me l’ont expliqué
les survivants : les miliciens de
Benghazi qui patrouillent fièrement
parmi les ruines et narguent les
survivants du haut de leurs pickups
armés de canons ou de mitrailleuses ; la
punition pour avoir résisté à l’Occident
; l’injuste condamnation de la
communauté internationale qui leur a
refusé le droit de se défendre ;
l’impuissance à changer leur sort face à
la machine militaire atlantique ; la
misère, la pauvreté, la crasse, qui sont
devenus leur nouveau quotidien…
Syrte (© photo Pierre PICCININ -
octobre 2011)
Mais aussi la manière dont leur chef,
Mouammar Kadhafi, a été assassiné, par
des miliciens de Misrata.
Comment il a été battu, frappé, insulté,
avec sauvagerie et furie, avec
jouissance et dans les cris de joie,
avec toute l’arrogance de ces vainqueurs
sans pitié, qui se sont acharnés sur
leur adversaire, un dictateur qui
n’avait pas fait preuve de beaucoup
d’états d’âme, certes, mais dont il ne
restait alors qu’un vieil homme, traqué,
épuisé, hagard et seul, et qui ne
semblait pas comprendre pourquoi tout
cela devait finir ainsi, comme on a pu
s’en rendre compte en visionnant les
images que des rebelles avaient prises
au moyen de téléphones portables et qui
ont circulé partout… et à Syrte
également.
À travers la personne de Mouammar
Kadhafi, c’est donc toute la population
de Syrte qui a été humiliée, méprisée.
Et c’est semble-t-il cette
humiliation-là, plus que la guerre qu’on
leur a imposée et la destruction de leur
ville, qui restera pour les défenseurs
de Syrte comme l’infranchissable
obstacle à la réconciliation « nationale
».
Un petit couple a insisté pour que je le
prenne en photographie avec ses quatre
enfants. Dignement, ils m’ont demandé de
les montrer, sans voyeurisme, devant les
ruines de l’appartement qu’ils
habitaient à Syrte, pour que «
les gens, en Europe, puissent bien se
rendre compte de ce qu’ils ont laissé
faire ici ».
Syrte (© photo Pierre PICCININ -
octobre 2011)
Il y avait un peu de tension dans leur
voix, de la colère à peine maîtrisée,
mais pas d’animosité envers moi ; je ne
suis ni français, ni britannique : leurs
premières interpellations avaient été
hostiles, mais ils s’étaient ravisés
dans la seconde, surpris, lorsque je
leur eus dit ma nationalité, et le
dialogue a pu commencer.
Le soir tombant, mon chauffeur, qui
était de Misrata, m’a expliqué que les
miliciens allaient rentrer dans leur
caserne et qu’il ne fallait pas rester
là, la nuit venue ; qu’il fallait partir
tout de suite ; que, pendant la nuit,
les « terroristes » qui se cachent dans
les ruines attaquent les étrangers. Il
était aussi très inquiet, car, m’a-t-il
dit, notre véhicule portait une plaque
d’immatriculation de Misrata et, sur les
deux heures de route qui nous en
séparaient, il craignait une attaque.
C’est pourquoi il profita du départ pour
Tripoli d’un convoi de camions
transportant des chars d’assaut, lequel
quittait Syrte avec une escorte de
pickups surarmés. Nous nous sommes
joints à ce convoi ; à l’approche de
Misrata, le chauffeur, rassuré, a quitté
le convoi et a accéléré jusqu’à Tripoli.
Le dernier objectif que je m’étais fixé
lors de ce voyage d’observation était le
sud-ouest libyen (le sud de la
Tripolitaine et le vaste Fezzan), dans
le but de savoir si, Beni Oualid et
Syrte mâtées, l’ouest résistait encore
et, si non, quelle en était exactement
la situation.
J’ai donc quitté Tripoli en direction de
Sebha, Mourzouk et, à travers le Sahara,
la frontière du Niger.
En empruntant des moyens de locomotion
locaux, collectifs, ce qui me permettait
de rencontrer la population de la région
et de m’informer auprès d’elle, j’ai
traversé les villes et villages du
sud-ouest, Al-Aziziyah, Qawasim, Gharyan,
Mizdah, Mazuzah, Al-Qaryat, Ash-Shwareef,
Al-Braq…
Si une certaine tension subsiste et si
le risque d’être attaqué sur la route
par des groupes de combattants hostiles
au CNT demeure bien réel (il ne s’agit
pas de partisans de Kadhafi, ni de «
contrerévolutionnaires », mais de
résistants à l’invasion de leur
territoire), dans l’ensemble, la
population a partout repris normalement
ses activités. Mais il est bien clair
que le moindre hameau a connu d’intenses
luttes et que le Fezzan a opposé une
sérieuse résistance aux troupes
rebelles, comme en témoignent notamment
les traces de combats partout visibles.
Incapable d’anéantir seul la résistance
sans craindre de lourdes pertes, le CNT,
selon les témoignages rassemblés à Al-Braq
et, plus au sud, à Mourzouk et Al-Qatrum,
aurait fait appel à l’OTAN : aucun
journaliste ou observateur occidental
n’ayant pris le risque de s’aventurer
dans cette région très au sud, les
forces atlantiques n’auraient pas hésité
à liquider cette résistance par des
frappes massives. C’est dans cette
région, à Ubari, à l’est de Mourzouk,
que Séif al-Islam, le fils aîné de
Mouammar Kadhafi, pressenti pour lui
succéder, avait trouvé refuge jusqu’à sa
capture.
Systématiquement, j’ai engagé la
conversation avec les miliciens, ceux
qui nous contrôlaient, aux check-points,
et ceux que nous rencontrions dans les
relais et qui patrouillaient sur cette
longue route. Mon but était de savoir
s’il s’agissait de miliciens des clans
locaux ou, comme à Syrte et à Beni
Oualid, de forces d’occupation imposées
par les rebelles.
Il n’était pas difficile d’obtenir
l’information : étant le seul occidental
présent dans la région, les miliciens,
intrigués de me rencontrer, se sont
toujours montrés très aimables et
voulaient absolument que je les prenne
en photographie. Leur première question
concernait ma nationalité.
Je pouvais donc facilement la leur
retourner : aucun des miliciens
rencontrés n’était sur son territoire ;
tous, sans exception, étaient de Zliten,
Misrata ou Benghazi ; quelques-uns
étaient berbères, très reconnaissables à
leur drapeau et à la lettre « yaz » de
leur alphabet, symbolisant « l’amazigh
», « l’homme libre », que les miliciens
berbères peignent sur leurs véhicules…
On ne trouve pas trace, en revanche, de
l’armée régulière, dont on peut se
demander ce qu’il en est advenu une fois
le gouvernement renversé.
En d’autres termes, l’ouest, vaincu par
la rébellion et l’OTAN, est aujourd’hui
bel et bien sous occupation.
J'ai aussi rencontré des miliciens
libyens qui venaient d'arriver du Canada
et des États-Unis ; j'avais été surpris
par leur accent lorsqu'ils parlaient
anglais et leur avais dès lors demandé
son origine...
Je me suis informé sur ce même sujet
auprès de la population et j’ai pu
appréhender très rapidement son
ressentiment à l’égard de ces forces
d’occupation, ressentiment intense à Ash-Shwareef
en particulier, qui a été très
sévèrement bombardée par l’OTAN et est
désormais sous l’autorité d’un important
contingent de miliciens de Zliten et
Misrata.
J’ai eu l’occasion de m’entretenir plus
longuement avec quelques-uns de ces
miliciens.
Leur plus grand souci vient d’Algérie,
du Niger et du Tchad, à partir desquels
agissent des groupes de « terroristes »,
qui y trouvent de l’aide et des armes.
- Where are you from ?
- Belgium. And you ?
- Zliten. What are you doing, here, in
the middle of the desert ?
- I’m an historian. My main field of
research is the Arabic World.
- I see ! You are looking here what
happen, because of this war.
- You mean after this « revolution »…
- Yes, sure ! The revolution !
- Everything quiet, now ?
- We have the control of the country.
The problem is the control of the
borders…
Check-point dans le Fezzan (©
photo Pierre PICCININ - novembre 2011)
Fait significatif : si l’on peut voir
flotter le drapeau du CNT partout dans
le nord de la Tripolitaine (exception
faite de Beni Oualid et de Syrte, dont
il est quasiment absent) et le Djebel
Nafousa (où le drapeau berbère est
également très présent), les trois
couleurs ornées du croissant de lune et
de l’étoile se font beaucoup plus
discrètes dans les autres régions de
Libye occidentale et sont même parfois
assez rares dans les oasis du Fezzan,
presqu’aussi invisibles que le drapeau
vert de la Grande Jamahiriya arabe
libyenne populaire et socialiste,
aujourd’hui proscrit.
Mon
périple vers le sud s’est achevé une
nuit, à Sebha : le dernier transport
collectif que j’avais emprunté m’a
déposé peu avant minuit dans le centre
d’une ville vandalisée, dont les
bâtiments publics et les hôtels, comme
je m’en suis rapidement rendu compte,
avaient été saccagés et abandonnés.
Durant les événements, le gouverneur de
Sebha avait renvoyé chez eux les agents
des forces de l’ordre, laissant le champ
libre aux pilleurs ; il avait imputé les
désordres à la rébellion et encouragé la
population à soutenir le gouvernement et
à s’opposer aux rebelles. Dans la
banlieue, des groupes de résistants
tiraient encore et des balles traçantes
zébraient le ciel.
J’ai donc gagné une caserne, elle aussi
mitraillée et saccagée, où un groupe de
jeunes miliciens d’un des clans de Sebha
avait établi ses quartiers. Tout aussi
amusés qu’étonnés de voir débarquer un
européen sac au dos, ces miliciens m’ont
donné à manger et m’ont prêté un matelas
; j’ai pu passer la nuit en leur
compagnie, en sécurité.
Grâce à leur aide, j’ai sillonné la
ville et sa région, jusqu’au-delà de
Mourzouk, plus au sud, avant de me
décider à rentrer sur Tripoli et de
regagner Tunis.
Sebha n’est quant à elle pas sous
occupation. Les combats y ont été très
limités, contrairement à ce que j’avais
envisagé, puisqu’il s’agit d’un des
fiefs de la tribu des Kadhadfa, la tribu
de Mouammar Kadhafi.
La ville a cela dit servi de relai aux
mercenaires qui furent envoyés en
renfort aux troupes gouvernementales
loyales à Kadhafi, mercenaires en
provenance du Tchad, du Niger, du
Darfour et du Mali.
Sans avoir soutenu la rébellion, les
clans de Sebha ne s’y sont effectivement
pas tous opposés; la majorité des clans
y ont vu l’occasion de se débarrasser
des mercenaires étrangers et ont profité
de l’effondrement de l’État pour prendre
leur autonomie par rapport à Tripoli. En
cela, ils ont fait exception dans le
Fezzan.
Des miliciens des clans locaux ont même
appuyé les rebelles face aux mercenaires
kadhafistes qui n’ont pas résisté
longtemps et ont tenté de rejoindre
Tripoli. Aussi, la ville présente peu de
traces de combat et est maintenant sous
l’autorité de ses propres miliciens.
Il semble donc qu’un accord ait été
passé en la matière avec le CNT ;
l’importance économique de Sebha est en
effet négligeable : ni pétrole, ni gaz,
ni eau ; Sebha vit essentiellement du
transit des marchandises qui traversent
le Sahara. La ville peut donc bien jouir
d’une relative autonomie, dont
s’accommodera Tripoli.
A Sebha, j’ai pu visiter les trois
bâtiments en grande partie détruits par
des frappes de l’OTAN, tous trois situés
en dehors de la ville. Dans l’un d’eux,
j’ai découvert un équipement qui n’a pas
encore été recensé par les observateurs
de l’ONU et du CNT, lesquels
commençaient à peine à se mettre à
l’œuvre dans le nord du Fezzan lors de
mon passage.
Le gouvernorat et la station
d'autobus de Sebha (© photo Pierre
PICCININ - novembre 2011)
Parfaitement ciblée, d’une manière
réellement « chirurgicale », la station
d’autobus a été détruite, car elle
servait de plateforme pour le transport
des contingents de mercenaires envoyés
en renfort de Sebha à Tripoli. Sur la
route qui quitte la ville en direction
du nord, plusieurs carcasses d’autocars
détruits par les appareils de l’alliance
atlantique témoignent des convois de
troupes qui sont partis de Sebha pour la
Tripolitaine.
Le deuxième site visité fut le centre du
gouvernorat de Sebha : des pilles de
dossiers jonchaient encore le sol ; dans
les garages, j’ai constaté la présence
d’importants stocks d’armes et de
munitions, qui avaient éclaté du fait de
l’incendie consécutif aux frappes.
Mais c’est sur le troisième site que
nous avons trouvé les éléments les plus
intéressants. Il s’agissait de vastes
hangars appartenant à une entreprise
civile de fabrication de plastics.
Selon les témoignages de mes
accompagnateurs, l’endroit avait été
réquisitionné au courant du mois de
septembre pour cantonner des mercenaires
arrivés à Sebha, sous le commandement
d’Abdullah al-Sanoussi, le chef des
services de renseignement de Mouammar
Kadhafi : al-Sanoussi avait d’abord pris
position dans la bourgade d’Al-Sahtee,
fief de son clan, à 65 kilomètres de
Sebha. Il avait ensuite fait mouvement
en direction de Sebha et repris le
contrôle d’une partie de la ville.
Sebha (© photo Pierre PICCININ -
novembre 2011)
Dans l’un de ces hangars, nous avons
trouvé des caisses de kalachnikovs et de
munitions, du matériel de contre-mesures
aériennes, mais aussi un stock de
matériel utilisé dans la manipulation et
l’emploi d’armes chimiques, de gaz de
combat, comme l’ont confirmé les experts
militaires à qui j’ai soumis mes
photographies : des combinaisons
complètes, des masques et différents
produits servant à décontaminer et à
soigner les personnes atteintes par les
gaz.
Sebha (© photo Pierre PICCININ -
novembre 2011)
Dans la mesure où ce matériel n’était
pas ordinairement stocké dans cet
endroit, mais y fut amené à l’occasion
des événements pour servir aux
mercenaires engagés par le gouvernement
de Mouammar Kadhafi, et ce, qui plus
est, fin septembre, alors que l’issue de
la guerre apparaissait de plus en plus
clairement sans espoir pour les
partisans du régime, cette découverte
laisse supposer que le gouvernement
libyen a eu l’intention ferme, en
dernier recours, d’utiliser un armement
chimique dans le conflit qui l’opposait
à la rébellion et à l’OTAN.
La Libye avait certes adhéré à
l’Organisation pour l’Interdiction des
Armes chimiques (OIAC) en 2004 et avait
déclaré ses stocks d’armes, mais n’avait
détruit que 55% de son potentiel lorsque
la rébellion a commencé : le
gouvernement libyen disposait encore de
onze tonnes et demie de gaz moutarde,
entreposées sur les deux sites de Rabta,
au sud de Tripoli, et de Ruwagha, dans
la région de Al-Joufra, au nord-ouest de
Sebha…
*
* *
Ainsi, les clans de l’ouest, à
l’exception de Zliten, Misrata et des
Berbères du Djebel Nafoussa, refusent
toujours l’autorité du CNT et de l’OTAN
; ils acceptent mal l’occupation dont
ils font l’objet.
Dans l’ouest, l’insécurité règne donc
dans les zones qui ont été soumises par
la force et les nouvelles autorités
commencent à avoir bien du mal à faire
passer pour des « accidents » les
attentats qui s’y multiplient.
Syrte (© photo Pierre PICCININ -
octobre 2011)
La question est désormais de savoir si
cette résistance trouvera dans un proche
avenir les moyens de reprendre son
souffle ou bien si les clans vaincus,
par résignation et calcul, abandonneront
la lutte et intégreront, sans plus s’y
opposer, l’ordre imposé par le CNT, tout
prêt à vendre une dictature déguisée aux
populations de ces clans désunis qui
n’ont aucune idée du fonctionnement d’un
État démocratique… La « nouvelle Libye
».
Une Libye nouvelle, portée sur les fonts
baptismaux par les grands États
pourvoyeurs du libéralisme économique,
les sociétés pétrolières et l’Alliance
atlantique.
Les Libyens l’ont-ils bien compris ?
Cela, c’est une autre histoire…
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