Égypte
Morsi a mis
l'Égypte au bord du gouffre
Mohamed El
Baradei
Lundi 3 décembre
2012
C'est vendredi soir sur la place Tahrir.
L'odeur de gaz lacrymogène flotte dans
l'air. Nous avons effectué trois marches
de protestation en une semaine, et
beaucoup de gens sont s'installent pour
passer la nuit. Je me demande : "Après
23 mois de lutte pour instaurer la
démocratie en Égypte, est-ce là le mieux
que nous puissions faire? Un président
revendiquant des pouvoirs dictatoriaux.
Un parlement plein d' islamistes. Et un
projet de constitution, ficelé à la
hâte, sans protections de base pour les
femmes, les chrétiens et tous les
Égyptiens? "
Qu'est-ce qui a mal tourné? L'armée,
soucieuse de protéger ses avantages
et d'éviter les poursuites, a bâclé
la transition post-révolutionnaire.
Elle a permis aux Frères musulmans,
désireux de profiter de leur
organisation sur le terrain de 80
ans, de précipiter les élections
législatives. Le résultat fut une
victoire écrasante pour les
islamistes, bien au-delà de leur
base réelle de pouvoir. La Cour
constitutionnelle, après examen, a
dissous ce parlement
non-représentatif.
Une bagarre politique s'ensuivit,
entre le nouveau président et la
junte militaire, pour savoir qui
aurait le pouvoir suprême. Le
président a décroché une victoire
par KO, déclenchant un coup d'État
soft contre les généraux et ajoutant
le pouvoir législatif à son rôle
exécutif. Sa dernière déclaration
péremptoire neutralisait l'appareil
judiciaire et interdisait toute
possibilité de révision de ses
décrets. Le pouvoir de Mohamed Morsi
dépasse maintenant celui d'Hosni
Moubarak à l'apogée de sa dictature.
Pendant ce temps les Frères avaient
bourré l'assemblée constituante,
chargée de rédiger un projet de
nouvelle constitution, d'
islamistes. En signe de
protestation, les représentants des
partis libéraux, des minorités et
d'autres factions de la société
civile se sont retirés. L'assemblée
a, depuis, produit un document qui
viole la liberté de religion et la
liberté d'expression, et exclut
toute possibilité de contrôler le
pouvoir exécutif. L'assemblée fait
également pression pour permettre
aux institutions religieuses de
contester le pouvoir judiciaire.
Et voilà pourquoi nous sommes de
retour sur la place Tahrir. La
situation est volatile: une Égypte
profondément divisée entre les
islamistes et le reste du pays,
ouvrant la porte à des scénarios du
type intervention de l'armée,
révolte des pauvres, ou même guerre
civile. La peur saisit la majorité
des Égyptiens, qui veulent une vraie
démocratie plutôt que d'un Etat
théocratique. Le pouvoir judiciaire
s'est mis en grève. Les jeunes qui
ont mené la révolution sont
déterminés: ils n'ont pas pris des
risques et fait des sacrifices - y
compris de leurs vies – pour
échanger une dictature laïque contre
une tyrannie religieuse. Leur combat
visait, et vise, à apporter la
liberté et la dignité au peuple
égyptien.
Le pays est menacé par quatre bombes
à retardement qui ont émergé sous la
direction de l'armée et maintenant
des Frères. Notre économie est en
chute libre : au rythme actuel, nous
serons en défaut de paiement dans
six mois, surtout si la récente
instabilité compromet un prêt du
Fonds monétaire international. La
loi et l'ordre restent
insaisissables, et l'impact sur le
tourisme et l'investissement
étranger est sévère. Le nord du
Sinaï se transforme en un champ de
bataille, menacé par des groupes
jihadistes venus d'Afghanistan et
d'ailleurs. Et maintenant, avec le
tumulte autour du projet de
constitution, le pays est
dangereusement polarisé.
Presque tous les partis
non-islamistes se sont unis en un
"Front de salut national", me
désignant comme coordinateur. Ironie
du sort, les révolutionnaires qui
s'étaient débarrassés de M. Moubarak
sont désormais soutenus par des
membres de son ancien parti, unis
dans l'opposition au nébuleux
«projet islamique» que M. Morsi et
ses partisans veulent réaliser pour
notre pays.
Nous pressons M. Morsi d'annuler son
dernier décret draconien et taillé
sur mesure, qui a été condamnée par
les Nations Unies, de nombreux
gouvernements et groupes de droits
civils internationaux. Nous rejetons
le projet de constitution comme
illégitime et exhortons le président
à ne pas le soumettre à référendum.
Nous appelons les Frères à entamer
un dialogue avec tous les partis sur
la façon de relever les défis
redoutables de l'Égypte, et à se
mettre d'accord sur une nouvelle
assemblée constituante
représentative qui rédige une
constitution digne d'une démocratie.
Dans le cas contraire, nous
avancerons en terrain inconnu.
Il y a près de deux ans l'Égypte s'est
réveillée. De manière incroyable, le
président Morsi et les Frères croient
pouvoir, en quelques coups de plume,
nous replonger dans un état comateux.
Cela n'arrivera pas. S'ils continuent
leur tentative, ils risquent une
éruption de violence et un chaos qui
détruiront le tissu de la société
égyptienne.
Traduit par
Fausto Giudice فاوستو جيوديشي
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