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Opinion

Un meurtre d'Etat

L'assassinat d'Oussama Ben Laden
Manuel de Diéguez


Manuel de Diéguez

Dimanche 15 mai 2011

La philosophie est l'apprentissage des miroirs dans lesquels l'humanité se regarde. Pour cela, il faut chercher le miroir sur le modèle duquel tous les autres sont construits. Comme une telle ambition est de l'ordre du rêve ou de la folie, la pesée de ce rêve et de cette folie s'appelle une quête. Si celle-ci imagine un dernier regardant, elle tombe dans l'idolâtrie, si elle refuse ce subterfuge, elle rencontre une étrange alliance, celle de la contemplation avec le rire.

C'est pourquoi le miroir cervantesque allie le rire avec la pitié, le miroir kafkaïen le rire avec l'épouvante, le miroir moliéresque le rire avec la tricherie tartuffique, le miroir socratique le rire avec l'ironie, l'assassinat de Ben Laden, l'alliance du rire avec la mort d'une civilisation.

Mais un ancien ministre de l'administration Reagan, Paul Craig Roberts, écrit qu'un peuple "aussi naïf que le peuple américain n'a pas d'avenir". Cet homme-là semble vous dire que le philosophe serait un rabat-joie professionnel. Ce serait une grande erreur : la philosophie est l'école de l'allégresse de l'intelligence. Elle initie à la félicité que dispense la lumière de la lucidité. C'est en cela que cette discipline est la source réelle de la "vie spirituelle" - et c'est en cela qu'elle convertit le vocabulaire de la mystique aux victoires de la raison.

L'assassinat de Ben Laden confirme, s'il en était besoin, que la philosophie sert de balance à la pesée de l'éthique des civilisations, tellement le spectacle de l'alliance du rire avec l'immoralité du monde nous convie à observer la planète de la démocratie dans le triple miroir de la sottise, de la sauvagerie et du tragique.


1 - Réflexions sur un meurtre d'Etat
2 - Tuer un mythe, c'est tuer la poule aux œufs d'or
3 - L'esprit d'orthodoxie de la démocratie
4 - Autopsie d'un prodige
5 - La lenteur de notre évolution cérébrale
6 - Une diversification à double tranchant
7 - Le compartimentage des cerveaux
8 - L'histoire du sang du monde

1- Réflexions sur un meurtre d'Etat

Que le plus haut dirigeant de la démocratie la plus riche, la plus peuplée et la plus puissante du globe terrestre ait ordonné un assassinat à ses tueurs ultra spécialisés et qu'il ait tenu non seulement à assister au spectacle, mais à se montrer au peuple dans un rôle aussi peu glorieux, qu'un Président élu au suffrage universel passe pour un civilisateur digne de se voir couronné du prix Nobel de la paix et que cet apôtre de la Liberté et de la Justice se soit entouré, pour l'occasion, des plus hauts responsables de son gouvernement, alors qu'en raison de l'atrocité du meurtre qu'il a ordonné, il s'est vu contraint d'interdire la diffusion des images du crime qu'il a perpétré, tellement il les a jugées désacralisatrices de la démocratie mondiale et tellement il a craint, de surcroît, que des spectateurs peu friands de ce genre d'auréole de la démocratie mondiale quittassent le cirque sur la pointe des pieds, tout cela n'est-il pas la preuve que la philosophie nous renvoie à la psychanalyse de l'histoire qui mûrit au sein de l'anthropologie critique de demain, celle qui promènera la torche socratique sur les parois de la caverne des évadés de la nuit animale?

On se demande si Napoléon aurait assisté en direct à l'assassinat du duc d'Enghien s'il avait disposé du téléobjectif de masse de notre temps, on se demande si Hitler aurait assisté à l'exécution des auteurs de l'attentat des conjurés du 20 juillet 1944 s'il avait pu chausser les lunettes de l'ubiquité, on se demande si Staline se serait repu de l'assassinat de Trotsky au Mexique au milieu des théoriciens du fameux "processus historique" censé évangéliser le monde, on se demande si le gouvernement du gentil Président Truman, qui a chargé un tribunal à ses ordres de condamner à mort les chefs vaincus aurait pointé sa longue vue sur la pendaison du cadavre de Goering.

Ce qui est sûr, c'est que la balance à peser le degré de civilisation de la démocratie mondiale a bénéficié d'un perfectionnement accéléré, puisque nous pouvons maintenant interroger les effigies les plus barbares du passé et nous demander ce qu'elles auraient fait si elles avaient connu les jumelles qui font du globe terrestre tout entier et jusque dans ses derniers recoins un gigantesque repaire de Caïn.

Il est en outre prévisible que la récolte de documents anthropologiques saignants sera rendue plus facile et plus féconde si nous observons maintenant quelques aurochs biphasés d'autrefois, les Néron ou les Héliogabale. Car s'ils avaient assisté de près aux suicides de leurs ennemis qu'ils leur ordonnaient par un messager, nos archives nous permettraient d'assister au meurtre d'Agrippine par son fils, un chanteur aux vocalises appréciées du public.

Souvenez-vous de la belle apostrophe d'une mère abusive au centurion venu la percer de son glaive: "Frappe au ventre". On sait que seule Hillary Clinton a témoigné d'un effarement de femme interloquée par ce théâtre. "Comment, Madame, vous ne saviez pas? C'est cela, l'histoire. Sachez, Lady, que cet assassinat est le second attentat de Ben Laden. Cette fois-ci, c'est sur les plus hautes tours de la démocratie mondiale qu'il a envoyé ses aéronefs, cette fois-ci, ce n'est plus un building, ce n'est plus le ridicule emblème du commerce du monde qui s'effondre, c'est une cathédrale qui s'écroule, c'est une civilisation qui tombe en ruines, c'est l'âme de la démocratie qui agonise, c'est l'oracle de la Liberté qui crache du sang, c'est le temple et le tabernacle de la démocratie qui a hissé le drapeau à tête de mort des corsaires.

Notre avantage est grand sur les historiens d'autrefois: nous présenterons des crânes éclatés et des cadavres baignant dans leur sang aux enfants des écoles. Les générations futures envieront nos exploits. Sénèque s'était fait transporter dans son bain, les veines ouvertes, parce que son hémoglobine s'écoulait avec trop de lenteur. Quel enfantillage! Héliogabale jeté au caniveau avait plus de succulence. Notre Histoire au miroir est appelée à rivaliser avec le pinceau de Tacite. Mais puisque l'anthropologie de demain déposera l'encéphale des tueurs angéliques de la démocratie mondiale sur l'un des plateaux de sa balance et , sur l'autre, le globe oculaire de notre temps, nous devons tenter d'apprendre à calibrer la boîte osseuse des civilisations séraphiques et d'abord celle du peuple américain. Suivons un instant du regard l'aiguille dont la course sur le cadran de la mort nous indiquera le poids de cet organe biphasé.

2 - Tuer un mythe, c'est tuer la poule aux œufs d'or

En 2001, toutes les nations de la terre se sont précipitées sur un petit Etat soupçonné d'abriter un bandit de la mécanique. Nous l'accusions d'avoir fait exploser deux tours surpeuplées à Manhattan. Naturellement, aucun empire ne se précipite les yeux fermés sur un peuple aussi éloigné de son territoire afin d'y capturer un artilleur volant: il faut qu'il y voie un intérêt politique, militaire et économique supérieur à la capture d'un squelette. Depuis lors, l'Hercule américain s'est si bien empêtré dans les filets de sa sottise que, depuis dix ans, sa tête fragile est devenue la fidèle accompagnatrice de sa chute. L'Icare de la démocratie a trouvé une illustration frappante de son destin en Irak, où le même Ben Laden était également censé se cacher - mais, cette fois-ci, il s'était entouré de fioles magiques, cette fois-ci il allait pulvériser le globe terrestre en quelques instants.

Et pourtant, ces premiers renseignements, si précieux qu'ils nous eussent parus, ne nous ont pas permis de connaître avec exactitude le cubage de la masse encéphalique ni du peuple américain, ni du reste de l'humanité. Nous n'avons pas jugé plus pertinent de nous fier aux chiffres relativement précis que la Maison Blanche a laissé filtrer et selon lesquels dix longues années durant, la nation aurait été tellement humiliée par le souvenir de l'attentat du 11 septembre 2001 que le cadavre de Ben Laden aurait opéré le prodige posthume de redonner toute sa fierté au vaste pays d'Abraham Lincoln et de George Washington.

Faut-il pourtant estimer que la masse cérébrale moyenne de l'humanité se serait accrue de quelques grammes depuis l'attentat de 2001? On allègue que les places financières du monde entier ont salué la dépouille mortelle du miraculé non seulement par l'annonce d'une chute des cours sans précédent, mais par une hausse vertigineuse du prix de l'or - de grands économistes l'ont évaluée à dix mille dollars l'once. On sait que, dans la langue imagée des boursiers de New-York, de Londres ou de Francfort, le métal jaune "s'envole", ou qu'il "atteint des sommets". Mais ces paroles ailées me semblent inspirées par une autre considération encore: comme il se trouve que Ben Laden s'était métamorphosé en un mythe vivant, la capture de cette légende dotée de bras et de jambes aurait valu à M. Barack Obama, non seulement un triomphe politique immense, mais l'assurance de sa réélection à la Maison Blanche.

La logique politique la plus élémentaire aurait donc dû commander au chef des services secrets du pays de donner aux tueurs d'Etat la consigne la plus impérieuse de capturer leur proie bien remuante et respirante et de songer bien moins à leur propre survie qu'à conserver en état de marche le plus précieux des trésors politiques - oui, il aurait été rationnel de demander à ces héros de n'assassiner Ben Landen qu'en cas de nécessité: on ne tire pas sur une idole, on n'exécute pas un otage plus précieux pour ses geôliers que pour les tireurs entraînés aux abattages. Mais, de l'aveu de la Maison Blanche elle-même, Ben Laden était désarmé. Pourquoi l'a-t-on si froidement fait passer de vie à trépas, puis précipitamment jeté à la mer à deux mille kilomètres de là ? Notre candeur s'interroge sur cette célérité: pourquoi a-t-on tenu en toute hâte à s'assurer de son mutisme éternel?

3 - L'esprit d'orthodoxie de la démocratie

A cet endroit de mon récit, ma naïveté naturelle me conduit à me remémorer de la forte carrure d'une étrangeté politique: depuis plusieurs années, aucun architecte, aucun entrepreneur, aucun physicien, aucun connaisseur en explosifs, aucun spécialiste de la résistance des matériaux de construction ne soutient plus la thèse selon laquelle les avions qui se sont volontairement brisés sur le World Trade Center seraient la cause matérielle de l'effondrement de buildings en béton armé. Des vidéos ont apporté la démonstration irréfutable que les étages des tours avaient été soigneusement dynamités et qu'ils ont explosé l'un après l'autre à un signal convenu. S'il subsistait le moindre doute sur cette évidence, il resterait qu'à la suite de circonstances inconnues, l'avion qui devait se fracasser sur le troisième building n'a pu mener sa mission à son terme, de sorte que l'immeuble qu'il était censé faire s'écrouler sous le choc s'est effondré en toute autonomie et conformément au programme établi par des déclencheurs automatiques.

C'est pourquoi les Etats-Unis ont dû recourir aux services théologaux d'une loi tout à fait allogène, tant par son esprit que par son contenu, aux traditions rationalistes de la religion protestante. On sait que la civilisation anglo-saxonne est née des droits d'une science expérimentale ennemie des miracles et convertie aux savoirs conquis de haute lutte par la Réforme. A ce titre, elle refuse de poursuivre en justice et de condamner à de lourdes peines d'emprisonnement les citoyens de sens rassis dont les raisonnements logiques ou les preuves établies à l'école des faits démentiraient des thèses fondées sur un credo. Déraisonner, c'est reconduire tout droit la démocratie aux méthodes inquisitoriales de l'Eglise catholique. Je rappelle que, depuis les origines, la religion romaine s'est protégée du sacrilège et de la profanation dont la raison critique ne cessait de se rendre coupable à son égard et qu'elle continue de se réclamer de la méthode conjuratrice: à ses yeux, la vérité ne se démontre pas, elle se promulgue, ce qui signifie qu'elle se fonde sur l'autorité qu'exerce celui qui l'énonce.

Tout le monde savait donc que l'esprit d'orthodoxie des peuples latins se veut toujours et nécessairement confusible avec des contre vérités évidentes, mais fondatrices et garantes du lien social en vigueur. C'est dans cet esprit que la nouvelle Constitution de la Hongrie proclame que le christianisme catholique est le "ciment de la nation". Mais pourquoi ne pas laisser la vérité se démontrer d'elle-même et par ses propres forces, pourquoi seul le faux requiert-il l'appui des magistrats, sinon parce que la vérité se fait souvent tirer l'oreille, elle aussi? Chacun sait que la garce ne va pas toujours et nécessairement son chemin de son propre mouvement. Certes, il suffisait des preuves des astronomes pour légitimer l'héliocentrisme de Copernic, tandis que pour valider les allégations cosmologiques des Saintes Ecritures, seul le glaive est de taille à élever l'absurde au rang de triomphateur de la vérité: mais la politique peut-elle toujours se passer des victoires du sang et des poignards?

4 - Autopsie d'un prodige

Prenons l'exemple que Ben Laden propose à la réflexion anthropologique: capturé vivant il aurait tiré quelques révélations de sa giberne concernant le déroulement réels des attentats qu'il croyait avoir organisés tout seul. Qui avait autant d'intérêt que lui, sinon davantage, à dynamiter les tours? Qui avait intérêt à traumatiser le peuple américain au spectacle de trois mille cadavres ? Qui avait intérêt à élever le terrorisme au rang d'un ennemi mythifié à l'échelle mondiale? Qui avait intérêt à convertir l'Amérique à la fiole magique que le Général Powell avait brandie comme l'élixir du démon devant l'Assemblée des Nations Unies? Qui avait intérêt à ramener le niveau cérébral du genre humain à la crédulité d'un nouveau Moyen Age? Qui avait intérêt à placer un Lucifer éternel face à l'assemblée de Dieu et de ses séraphins ? Qui avait intérêt à se trouver informé à une seconde près du moment où il fallait déclencher un effondrement subit et incompréhensible de deux tours? Qui a réussi l'exploit d'obtenir le silence de la presse mondiale sur l'énorme démenti à la thèse officielle concernant les causes réelles de l'effondrement des deux premières tours et de l'effondrement solitaire et spontané de la troisième?

On voit combien l'enquête anthropologique sur la démonologie moderne se révèle féconde en surprises politico-théologiques. On savait seulement que la foi religieuse est fondée sur la métamorphose magique de l'erreur en vérité et qu'elle a besoin de l'armature mentale d'une orthodoxie; on savait seulement que l'esprit catholique a intérêt à défendre toujours et à tout prix les raisonnements tordus du Démon; on savait seulement que ces méthodes sont indispensables à la consolidation d'un ordre politique et social déterminé. Mais l'inverse n'avait pas encore bénéficié d'une démonstration irréfutable. Nous savons maintenant qu'il n'y a pas de réelles difficultés non plus à protéger des intérêts exclusivement politiques à l'aide des armes magiques que les croyances sacrées appellent à leur secours.

C'est ainsi que des centaines de millions de catholiques confessent en aveugles le dogme selon lequel le pain et le vin de la messe se changeraient physiquement en chair et en sang d'une victime réellement assassinée sur l'autel du sacrifice et que ce miracle se produirait automatiquement au simple énoncé des déclencheurs vocaux du prodige: mais des millions d'Américains récitent à leur tour des allégations tombées de la bouche des prêtres de la démocratie mondiale. On me dira que le prodige de la transsubstantiation, lui, est censé échapper aux regards des curieux, tandis celui de l'effondrement instantané du World Trade Center s'étale aux yeux du monde entier sur des vidéos à la disposition des vérificateurs dans les cinémathèques du monde entier, de sorte qu'il ne s'agit nullement de réfuter des faits, mais seulement d'en connaître la cause véritable. Personne ne nie que le soleil court dans le ciel - il s'agit exclusivement de démontrer, à l'école de la logique d'Euclide que nous sommes leurrés par un témoignage illusoire de nos sens. Quelle est, en l'espèce, la logique d'Euclide qui tient la dragée haute aux vains bavardages de nos sens?

5 - La lenteur de notre évolution cérébrale

On voit que l'assassinat de Ben Laden et l'attentat du 11 septembre 2001 présentent l'immense mérite de raviver la question centrale aux yeux de l'anthropologie de demain de préciser le degré d'intelligence dont dispose l'humanité moyenne d'aujourd'hui; car les théoriciens de l' évolution cérébrale de notre espèce se sont trompés de métrage s'ils ont estimé que les descendants du primate à fourrure que vous savez auraient grandi de quelques pouces depuis l'immolation d'Iphigénie au dieu Eole dont Homère nous certifie que le sacrifice avait donné bon vent à la flotte des Achéens en partance pour la cité de Priam.

En vérité, seuls quelques égarés - les Teilhard de Chardin, les Karl Marx - ont oublié que le génie de Darwin nous a protégés des songeries qui auraient pu nous convaincre des progrès foudroyants auxquels notre cerveau microscopique aurait servi de théâtre en quelques millénaires seulement. Le grand Anglais ne court, toutes voiles dehors, que sur l'océan des âges qui ont précédé la naissance de notre mémoire écrite: c'est à l'école des millions d'années de notre espèce que sa règle à calcul égrène les lentes métamorphoses de notre squelette. Nous sommes demeurés un tas d'ossements d'une inaltérable fixité. Le crâne d'Archimède ou d'Euclide n'est en rien moins lourd et moins spacieux que celui de Pascal ou de Descartes. Nous n'avons pas à nous vanter de notre progression sur l'échelle de notre entendement, alors que le volume et le poids du crâne de nos congénères de Cro-magnon dépassait de loin ceux de nos plus grands savants.

6 - Une diversification à double tranchant

Dans ces conditions, pourquoi disposons-nous de montres électroniques, de stimulateurs cardiaques, de téléphones portables, de machines à laver, de super-calculatrices, de trains à grande vitesse, de moteurs à réaction, de centrales nucléaires et pourquoi avons-nous rapporté dans nos poches quelques cailloux de la lune s'il nous faut revisiter la théorie de l'évolution positive de nos pauvres méninges, alors qu'en lieu et place d'une belle vierge nous assassinons maintenant le fils en chair et en os d'une divinité sur nos autels? Ne devrions-nous pas commencer par constater qu'on compte moins d'un descendant de nos ancêtres sur mille qui sache comment "nous" contrôlons la désintégration de la matière ou comment "nous" la transformons en une arme de notre suicide.

Il faut donc que nos progrès cérébraux ne répondent nullement à un perfectionnement global de nos neurones, mais seulement à une spécialisation intensive et à une parcellisation accélérée de nos performances de plus en plus étroitement localisées et partielles. J'ai connu un calculateur prodige qui croyait comme un enfant aux miracles de Jésus-Christ, j'ai connu un grand poète qui s'étonnait du peu d'enthousiasme que l'Amérique avait montrée à rendre le canal de Panama aux Panaméens, j'ai connu un polyglotte qui ne comprenait goutte au sens anthropologique des mots dont il usait, j'ai connu des joueurs d'échecs que la fraction hypertrophiée de leur cervelle faisait courir au bord du gouffre de l'autisme. Mais pourquoi notre tête s'est-elle bien davantage fractionnée que celle des tribus de l'Orégon dont j'ai pu admirer la polyvalence cérébrale, sinon parce que notre sédentarisation citadine a minusculisé nos centres d'attention et nous a enfermés dans la cage d'une immense et inépuisable diversification de nos aptitudes?

7 - Le compartimentage des cerveaux

Il se trouve que nos sciences exactes ne sont plus exclusivement paralysées par l'esprit dogmatique propre aux orthodoxies religieuses - nous sommes désormais handicapés par les interdits économiques que prononce une orthodoxie à courte vue et dont je ne citerai qu'un exemple: à la suite de la catastrophe nucléaire de Fukushima au Japon, il n'est pas un seul physicien qui ne sache pertinemment que nous pourrions construire des centrales à vapeur peu coûteuses et dont la résistance des cuves serait des centaines de fois supérieure à celle de la citerne ambulante des locomotives du XIXe siècle. La puissance de l'énergie produite par ces marmites verrouillées serait incalculable :il suffirait d'en utiliser une fraction infime pour générer l'énergie électrique nécessaire à la mise sous pression de l'eau vaporisée et de brancher le reste, c'est-à-dire l'infini sur le réseau national, ce qui produirait du courant quasiment gratuit.

Mais nos centrales nucléaires à usage civil sont exportables au plus haut prix et seuls les pays les plus industrialisés du monde sont en mesure de les construire et de les livrer clés en mains aux peuples relativement sous-développés, tandis que non seulement les éoliennes produisent le mégawatt heure à cent cinquante euros au lieu de trente et un pour le nucléaire, mais l'énergie éolienne se situe déjà à deux cent soixante sept euros au Danemark. Dans ces conditions, les industriels intéressés à vendre de l'énergie électrique produite par des réacteurs dangereux plutôt que par des cocottes-minutes hyper résistantes brandissent l'épouvantail d'une "mode écolo" à un prix prohibitif; ils se gardent bien de rappeler que la vapeur sous pression serait dix fois moins coûteuse que le nucléaire civil.

On observera sur le vif le mécanisme social et politique qui peut conduire une civilisation composée de quatre-vingts pour cent de bacheliers à rejeter ou à ignorer les solutions techniques aussi élémentaires que le passage de la pierre taillée à la pierre polie au paléolithique: des millions d'automobilistes savent que l'énergie produite par l'explosion de l'essence résulte d'une succession exactement chronométrée de minuscules étincelles électriques et que la batterie se trouve constamment rechargée par le moteur en marche. Le principe d'une alimentation en circuit fermé est donc connu et compris de tout le monde. Mais si vous proposez d'appliquer ce circuit fermé à une centrale à vapeur, les savants physiciens qui tenteraient de faire valoir une évidence aussi irréfutable se heurteraient non seulement aux instances supérieures de l'Etat et à l'industrie en place, mais vous ne verrez pas la population descendre en masse dans la rue pour défendre une révolution économique pourtant fort simple, parce que le compartimentage des savoirs convainc les foules à se déclarer incompétentes. En revanche, si l'Etat demande aux citoyens de trancher de l'opportunité de signer le traité de Maestricht, chacun se dit qu'on ne lui poserait pas la question s'il n'était reconnu capable d'y répondre - sinon la République se livrerait à un gigantesque simulacre intellectuel. On voit que le pouvoir de suggestion qu'exerce l'autorité publique en place flatte tantôt la vanité des ignorants, tantôt étouffe la voix de leur bon sens.

On voit que ce n'est plus la superstition religieuse en tant que telle qui aveugle l'humanité, mais le vieux besoin d'obéir sur lequel l'autorité politique repose depuis les origines - celui dont Stanley Milgram a démontré la puissance (Soumission à l'autorité, 1974). Six milliards d'encéphales s'interdisent aussi spontanément de se demander qui a dynamité les tours de Manhattan en 2001 qu'hier de se demander quels étaient les inventeurs d'un créateur mythique de l'univers. On était hérétique, on est désormais comploteur. Toute une classe dirigeante a pour fonction naturelle d'organiser, de garantir et de meubler le temple de l'obéissance. Elle y procède toujours par la mise en place d'un monde imaginaire, et l'imaginaire est toujours piloté par une orthodoxie.

La pensée a changé de type de rébellion, non de vocation. Pourquoi s'en prendre au dieu des chrétiens, des juifs ou des musulmans, quand les instruments de persuasion des foules dont disposent désormais les Etats laïcs renvoient à une presse mondiale omnipotente et bien contrôlée, des gestionnaires patentés du patriotisme officiel, un manichéisme démocratique catéchisé dans les écoles publiques et à une pluie de démons voletants autour du nouveau rédempteur de l'univers, le mythe intouchable de la Liberté?

Mais si l'électricité d'origine nucléaire, donc actuellement la moins coûteuse, se révélait décidément suicidaire et si le choix devenait forcé entre une énergie quasi gratuite, mais sottement qualifiée d'anachronique, et une autre follement dispendieuse, mais parée du prestige de la science d'avant-garde, peut-être la raison de l'humanité progresserait-elle non plus avec la lenteur de l'évolution darwinienne, mais à l'écoute subite des intérêts économiques et commerciaux enfin éclairés à la bougie du sens commun.

8 - L'histoire du sang du monde

Et voici que Ben Laden nous rappelle qu'Allah s'agite et respire sous des centaines de millions d'os frontaux, et voici qu'un G. W. Bush nous dit que le Dieu des chrétiens lui donne la réplique, mais qu'il n'a pas son pareil pour veiller sur les troupeaux du Texas, et voici que Barack Obama nous rappelle que la démocratie mondiale est un shérif du cosmos capable de capturer ses ennemis au lasso, et voici que la guerre en Afghanistan se poursuit alors même qu'on a eu l'imprudence de tuer l'alibi Ben Laden, et voici que, las d'une guerre infructueuse, le Pentagone décide de combattre les Talibans avec des commandos de tueurs, tellement l' assassinat d'un seul homme au Pakistan a semé les dents du dragon fameux dont nous avions oublié la légende.

En 1830, Talleyrand se proposait de légitimer l'alliance nouvelle de la France et de l'Angleterre à l'école des grands éducateurs du monde. Ces deux nations, disait-il, étaient les civilisatrices de l'Europe. Pour la première fois, le royaliste de 1815 esquissait à grands traits l'avenir cérébral des démocraties pédagogiques et soulignait que les peuples encore rassemblés sous le drapeau de leur divinité ne connaissent que le canon, tandis que les démocraties futures se fonderont sur des principes universels. Or les principes, ajoutait-il, sont trop informés de la faible portée du canon pour légitimer leur diplomatie à l'école des gueuloirs de leur artillerie. Cent soixante-dix ans après la révolution de 1830, qu'en est-il de la conversion de l'Europe aux principes civilisateurs de la démocratie si l'ubiquité et l'instantanéité de Baal nous placent au balcon de la nouvelle histoire du sang du monde?

Publié le 15 mai 2011 avec l'aimable autorisation de Manuel de Diéguez

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Source : Manuel de Diéguez
http://www.dieguez-philosophe.com/


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