Opinion
La
campagne de boycott d'Israël:
Arguments juridiques d'une campagne
politique
Julien Salingue
Julien
Salingue
Lundi 20 juin 2011
Intervention
lors du Colloque
"Israël-Palestine, 3 questions actuelles
de droit international",
organisé à
l'Université Libre de Bruxelles (avril
2011)
NB : le texte qui
suit est la version écrite d'une
intervention orale lors d'un
colloque organisé à
l'ULB.
Les actes de ce colloque seront édités.
Une version enrichie et argumentée de ce
travail donnera alors lieu à publication.
La campagne
internationale BDS, pour Boycott,
désinvestissement et sanctions, entrera
en juillet prochain dans sa septième
année. C’est en effet en juillet 2005,
soit exactement un an après l’avis de la
Cour Internationale de Justice au sujet
de l’édification du Mur, que 172
organisations, forces syndicales et
associations palestiniennes ont lancé
l’appel au BDS, dont voici un extrait :
«
Nous, représentants de la Société Civile
Palestinienne, invitons
les organisations des sociétés civiles
internationales et les gens de
conscience du monde entier à imposer de
larges boycotts et à mettre en
application des initiatives de retrait
d’investissement contre Israël tels que
ceux appliqués à l’Afrique du Sud à
l’époque de l’Apartheid. Nous faisons
appel à vous pour faire pression sur vos
Etats respectifs afin qu’ils appliquent
des embargos et des sanctions contre
Israël. Nous invitons également les
Israéliens honnêtes à soutenir cet
appel, dans l’intérêt de la justice et
d’une véritable paix. Ces mesures de
sanction non-violentes devraient être
maintenues jusqu’à ce qu’Israël honore
son obligation de reconnaître le droit
inaliénable des Palestiniens à
l’autodétermination et respecte
entièrement les préceptes du droit
international ».
« Droit inaliénable
des Palestiniens », « droit
international »… Que ce soit dans
l’appel ou dans les différents articles
et conférences des animateurs de la
campagne, on constate une forte présence
de la référence au droit, ou aux droits.
Pour qui connaît l’histoire de la lutte
nationale palestinienne, la référence au
droit international est une constante,
notamment la référence aux résolutions
des Nations Unies.
Avec la campagne BDS
s’opère néanmoins un changement de
paradigme : de l’affirmation, en
positif, des droits des Palestiniens, on
passe à une condamnation, en négatif, du
non-respect par Israël de ces droits et
du droit international en général. Il ne
s’agit plus d’appeler, abstraitement, à
la réalisation du droit, mais d’exiger,
concrètement, des sanctions contre un
Etat qui ne le respecte pas.
Ce renversement de
perspective a des conséquences concrètes
dans le type de campagne et
d’argumentaire développé par les acteurs
de BDS. Les arguments juridiques visant
à démontrer le caractère « hors-la-loi »
de l’Etat d’Israël occupent une place
sans précédent dans la rhétorique de la
solidarité avec les Palestiniens.
Nul ne sera surpris,
dès lors, que les conflits entre
partisans et adversaires de la politique
israélienne se déplacent de plus en plus
dans les tribunaux, qui doivent se
prononcer sur la légalité de la campagne
BDS et sur ses fondements juridiques.
Les 3
questions qui structureront mon
intervention sont donc les suivantes :
tout d’abord, dans quelle mesure la
campagne BDS peut-elle être considérée
comme une nouvelle approche
palestinienne du droit international ?
Ensuite, quels sont les principaux
« arguments juridiques » avancés par la
« Campagne BDS France », notamment en ce
qui concerne l’exploitation économique
des territoires palestiniens ? Enfin, de
« l’arrêt Willem » à « l’affaire Brita »,
pourquoi les récents avis juridiques
semblent-ils conforter les partisans du
BDS dans leur combat et inquiéter Israël
?
1) Une
nouvelle approche palestinienne du droit
international
L’initiative BDS doit
être située dans son historicité. Le
combat palestinien est une longue lutte,
qui a revêtu diverses formes au cours de
son histoire récente : lutte armée,
soulèvement de masse,
négociations... C’est avant tout de
l’échec de ces différentes stratégies
qu’est née la campagne BDS. Il s’agit,
pour ses initiateurs, en s’appuyant sur
la décision de la CIJ de 2004, de
partiellement reformuler les termes du
combat palestinien et de proposer, au
mouvement de solidarité internationale,
un nouveau type d’action.
Durant près de 3
décennies, le mouvement national
palestinien s’est référé au droit
international en ceci qu’il consacrait
les droits nationaux des Palestiniens :
résolution 194 sur le retour des
réfugiés, résolution 242 sur le retrait
de l’armée israélienne des territoires
conquis en 1967, confirmée par la
résolution 338. La direction de l’OLP,
notamment à partir des années 80, en
appelait à la « communauté
internationale », entendre la communauté
des Etats, si elle existe, pour qu’elle
fasse appliquer le droit. Le mouvement
BDS renverse la perspective :
-
Israël ne respecte pas le droit
international et devrait être sanctionné
-
Les Etats qui pourraient et devraient
sanctionner Israël ne le font pas
-
C’est aux sociétés civiles et aux
populations du monde entier de
sanctionner Israël
Ce changement
n’est pas anodin et opère en réalité une
quasi-rupture avec la stratégie des
« négociations en vue de l’application
du droit », lesquelles s’étaient
transformées en « négociations du
droit » avec les accords d’Oslo
(93-94) : avec le principe « la paix
contre les territoires », la
satisfaction des droits nationaux des
Palestiniens a été de fait subordonné à
des exigences vis-à-vis des Palestiniens
eux-mêmes : assurer la sécurité
d’Israël.
Le mouvement BDS, qui
est indépendant de la direction de
l’OLP, se réapproprie le droit
international et en refait un élément
« non négociable ». C’est tout le sens
de la formule citée ci-dessus :
« jusqu’à ce qu’Israël honore son
obligation de reconnaître le droit
inaliénable des Palestiniens à
l’autodétermination et respecte
entièrement les préceptes du droit
international ». Le BDS tente
d’en finir avec une situation dans
laquelle Palestiniens et Israël
subissaient la même
injonction, « respecter leurs
engagements », « arrêter les
violences », et étaient de fait
considérés comme co-responsables de la
dégradation de la situation sur le
terrain.
En concentrant le tir
sur les obligations d’Israël eu égard au
droit, que celles-ci soient antérieures
ou postérieures au processus d’Oslo, BDS
délivre un message politique :
ce ne sont pas les violences militaires
israéliennes ponctuelles ou la
résistance palestinienne qui sont le
principal obstacle à la résolution de la
question palestinienne, mais bien les
violations continues, par Israël, du
droit international. Ce
changement de perspective a eu, de fait,
des conséquences au sein même du
mouvement de solidarité avec les
Palestiniens, ce que nous allons aborder
maintenant en évoquant la « Campagne BDS
France ».
2) Quelques
arguments juridiques de la « Campagne
BDS France »
Le « groupe juridique
BDS France » a publié en mai 2010 un
document intitulé : « La colonisation,
un crime de guerre ». On peut lire, dans
l’introduction, les lignes qui suivent :
« Personne ne peut
ignorer les violations du droit commises
par Israël. Conseil de sécurité,
Assemblée générale de l’ONU, Cour
Internationale de Justice (CIJ),
rapports Dugard et Goldstone… (…)
Tous les avis et
toutes les instances concordent. (…) Le
droit condamne la colonisation –
l’appropriation des biens d’autrui par
la force – cette redoutable menace
contre la paix ».
On le voit donc :
la campagne BDS France, à l’instar de
l’appel palestinien, justifie le
caractère « fondé en droit » de sa
caractérisation d’Israël comme un « Etat
hors-la-loi ».
Ce n’est en outre pas par hasard qu’elle
insiste sur l’exploitation économique,
par Israël, des territoires palestiniens
occupés. Il s’agit en effet de traduire
en actes la dénonciation des violations
du droit par Israël, et de « penser »
des sanctions. Or le champ des sanctions
économiques, s’il n’est pas la seule
dimension de BDS, qui en appelle aussi
au boycott diplomatique, universitaire,
culturel et sportif,
apparaît comme
étant davantage propice à des actions
elles aussi fondées en droit.
L’argumentation
juridique de BDS France est simple. Je
me contenterai ici de l’exposer, et non
de la commenter d’un point de vue de
juriste, n’étant pas juriste moi-même.
Par les résolutions
242, 338 et 446 (entre autres), le CSONU
a affirmé que les territoires conquis en
1967 étaient « occupés », ce que l’avis
de la CIJ de 2004 a confirmé.
L’occupation n’est pas illicite en
elle-même. Mais l’occupant ne peut,
entre autres, ni annexer des territoires
ni transférer les populations.
L’article 46 du
Règlement de La Haye prévoit que la
propriété privée doit être « respectée »
et « ne peut pas être confisquée ». Aux
termes de l’article 55 du même texte
: « L’État occupant devra sauvegarder le
fonds des propriétés et les administrer
conformément aux règles de l’usufruit ».
Or il apparaît
qu’Israël exploite économiquement les
territoires palestiniens, détourne, de
fait, les richesses de ces territoires à
son profit, et exporte sous certificat
israélien les produits qui en sont
issus. Ce qui est une
violation manifeste du droit
international et, en outre, si l’on se
place au niveau européen, une fraude, eu
égard aux accords de coopération
UE-Israël, signés en 1995. Leur
champ d’application territorial est
défini à l’article 83, en lien avec le
protocole 4 : il ne peut concerner la
Cisjordanie et la bande de Gaza,
territoires occupés. S’appuyant sur des
constats établis sur place et sur divers
avis et recommandations de la Commission
européenne, la campagne BDS France
explique que « l’accord est devenu le
cadre de fraudes massives car Israël
exporte sous certificat israélien des
produits issus des territoires occupés
de Palestine alors que les certificats
devraient être palestiniens ».
Ce qui
conduit la campagne BDS à exiger de
l’Union européenne qu’elle cesse
d’appliquer des tarifs préférentiels aux
produits issus de la colonisation et,
au-delà, qu’elle sanctionne Israël en
suspendant les accords d’association. En
outre, elle invite les populations à
refuser d’acheter ces produits et
certains envisagent d’engager des
procédures judiciaires contre les
exportateurs israéliens et les
importateurs ou les investisseurs
français.
Mais en réalité les
marchandises issues des colonies sont un
« produit d’appel » de la campagne BDS,
qui en appelle au boycott de l’ensemble
des produits israéliens, dans la
continuité de l’argumentation juridique
que je viens d’exposer : Israël appose
le certificat « made in Israel » sur
l’ensemble de ses exportations, y
compris celles issues de la
colonisation, le consommateur ne peut
faire le « tri » et n’a plus qu’à
boycotter l’ensemble des produits
israéliens jusqu’à ce qu’Israël cesse la
fraude.
Au-delà, c’est une
raison économico-politique qui justifie
le mot d’ordre du boycott total : c’est
l’ensemble de l’économie israélienne qui
bénéficie de l’exploitation illégale des
territoires palestiniens. Dans
les termes d’Omar Barghouthi, l’un des
principaux animateurs de BDS, « ce n’est
pas « l’occupation » qu’il s’agit de
boycotter, mais la puissance occupante.
Si un boycott de la Chine était lancé,
en raison de son occupation du Tibet, ne
boycotterait-on que les produits issus
de l’exploitation économique du
Tibet ? ».
On retrouve ici,
par-delà de l’argumentation juridique,
la dimension proprement politique de la
campagne BDS. C’est cette double
dimension qui semble expliquer la
puissance inédite de cette campagne. Et
ce ne sont pas les récents
développements, sur lesquels je
conclurai cette intervention, qui
peuvent rassurer un Etat d’Israël de
plus en plus conscient de cette
puissance.
3) Un
mouvement ascendant, de nouveaux
développements judiciaires en
perspective
Force est en effet
constater que les arguments semblent
porter, car la campagne BDS connaît, en
France comme à l’international, un
développement spectaculaire, notamment
mais pas seulement dans le domaine
économique. Une étude conduite
en Israël le mois dernier établit en
effet qu’1/3 des exportateurs israéliens
se sentent « touchés » par le BDS.
L’Université de Johannesburg vient de
rompre tout lien avec les Universités
israéliennes. De plus en plus d’artistes
refusent de se produire en Israël.
Etc… Qui plus est, deux récentes
décisions de la justice européenne
semblent apporter de nouveaux arguments
juridiques à BDS : l’affaire Willem et
l’affaire Brita.
La campagne BDS
France se réfère à l’affaire Willem, du
nom du maire de la commune de Seclins,
qui avait appelé en 2002 les services
municipaux de la ville à boycotter les
produits israéliens. Poursuivi pour
provocation à la discrimination, il sera
relaxé par le tribunal correctionnel,
mais condamné par la Cour d’Appel,
condamnation confirmée par la Cour
Européenne des Droits de l’Homme (CEDH).
Mais ce que retiennent les partisans de
BDS, c’est que c’est en tant que maire,
et donc décideur économique, que Willem
a été condamné. Dans ses attendus, la
CEDH affirme ainsi que la condamnation
résulte du fait qu’ « Au-delà de ses
opinions politiques, pour lesquelles il
n'a pas été poursuivi ni sanctionné, et
qui entrent dans le champ de sa liberté
d'expression, le requérant a appelé les
services municipaux à un acte positif de
discrimination ». C’est un point
essentiel pour BDS : non seulement
l’Etat d’Israël est hors-la-loi, mais
l’appel au BDS n’est pas, en soi,
illégal puisqu’il résulte de la liberté
d’expression et d’opinion.
La campagne se réfère
également à l’affaire Brita : « Brita
est une société allemande qui importe
des gazéificateurs d’eau fabriqués par
un fournisseur israélien, Soda-Club,
dont le site de production est implanté
à Mishor Adumin, en territoire occupé.
La société Brita a demandé aux autorités
douanières allemandes de bénéficier de
l’accord douanier, sur production du
certificat d’origine. Mais les douanes
allemandes ont contesté ce certificat.
Les autorités israéliennes ont affirmé
que les marchandises étaient originaires
d’une zone sous leur responsabilité, et
les douanes allemandes ont refusé le
bénéfice du régime préférentiel.
La société Brita a
contesté cette décision des douanes
devant le Tribunal des finances de
Hambourg, lequel a saisi la Cour de
justice européenne d’une question
préjudicielle, avec en substance, deux
interrogations :
- Les marchandises
fabriquées en territoires palestiniens
occupés peuvent-elles bénéficier du
régime préférentiel instauré par
l’accord Europe-Israël ?
- Les certificats
délivrés par Israël pour ces produits
issus des territoires occupés sont-ils
opposables aux pays européens ?
Pour la Cour,
les produits originaires de Cisjordanie
ne relèvent pas du champ d’application
territorial de l’accord CE-Israël.
Ainsi, seules les autorités
palestiniennes peuvent attester de
l’origine des marchandises produites
dans les territoires occupés, et Israël
doit s’interdire tout ce qui serait une
immixtion dans les affaires
palestiniennes, par une certification ou
un contrôle de facto de l’économie.
L’ensemble
des territoires occupés est concerné. La
seule frontière opposable en droit
européen est celle de 1949, et les
produits « obtenus dans des localités
qui sont placées sous administration
israélienne depuis 1967 » ne bénéficient
pas du traitement préférentiel défini
dans cet accord ».
Chacun comprendra
l’importance de l’arrêt Brita, qui
constitue une victoire juridique sans
précédent pour les partisans de BDS, et
qui a de quoi inquiéter l’Etat d’Israël.
A fortiori lorsque l’on y ajoute les
multiples « victoires » revendiquées par
la campagne BDS à l’échelle
internationale, que je n’ai pas le temps
de lister ici mais dont on pourra
obtenir un aperçu en se rendant sur le
site
www.bdsmovement.net.
Victoires qui, d’après Omar Barghouthi,
ont conduit les partenaires
sud-africains de la campagne BDS à
reconnaître que le boycott d’Israël se
développait beaucoup plus rapidement que
ne s’était développé, dans ses premières
années, le boycott de l’Afrique du Sud
de l’Apartheid.
Conscient du danger
potentiel qui le guette, l’Etat d’Israël
et ses soutiens tentent de délégitimer,
à grands renforts d’argumentaires,
tribunes et plaintes en justice, BDS.
Israël est en outre en train d’adopter
une législation anti-BDS. La Knesset a
examiné, pour une première lecture, le
15 février dernier, une loi relative au
boycott, qui punirait de 30 000 shekels
(6000 euros) d’amende tout citoyen
israélien qui, je cite « initierait un
boycott contre l’Etat d’Israël,
encouragerait d’autres à y participer,
ou fournirait assistance ou information
dont le but serait de faire progresser
le boycott ». Sont directement
visés les Israéliens qui soutiennent le
mouvement BDS au sein du mouvement
Boycott from within, et qui représentent
un argument de poids pour la campagne
BDS internationale pour les raisons que
chacun comprendra.
Le texte vise
aussi les militants étrangers : s’il est
prouvé qu’ils ont participé à la
campagne ou à des actions de boycott,
les individus non-citoyens d’Israël
pourront être punis d’une interdiction
d’entrée en Israël d’une durée d’au
moins 10 ans. Si une telle loi était
adoptée, elle ne manquerait pas d’être
commentée, en Israël comme à
l’étranger : aveu de faiblesse des
autorités israéliennes face au
développement de BDS, cette mesure, déjà
dénoncée par les associations des droits
de l’homme en Israël comme une
inadmissible atteinte à la liberté
d’expression, ne manquerait pas,
paradoxalement, de gonfler encore un peu
plus les rangs des critiques de l’Etat
d’Israël.
Les analyses de Julien Salingue
Le
dossier BDS
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