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Opinion
Réflexions
sur le Bloody Sunday de Derry et le Bloody Monday de Gaza
Julien Salingue
Samedi 19 juin 2010
Alors que le gouvernement britannique vient de présenter des
excuses officielles, 38 ans après le Bloody Sunday de Derry, le
gouvernement israélien annonce la mise en place d'une
"commission d'enquête" sur l'attaque sanglante contre la
Flottille de Gaza. Les réflexions qui suivent entendent montrer
qu'au-delà d'un simple hasard de calendrier, l'Histoire est
peut-être, sous nos yeux, en train de bégayer. Un article plus
long et plus "fouillé" mettant en perspective la question
d'Irlande et la question de Palestine suivra dans les semaines
qui viennent.
Le 30 janvier 1972, l’armée britannique
ouvrait le feu sur une manifestation organisée à Derry, en
Irlande du Nord, par le Mouvement des Droits civiques : 13
manifestants étaient tués par balle, un 14ème
succombant plus tard à ses blessures. 38 ans après le Bloody
Sunday, le Premier Ministre britannique David Cameron a
présenté cette semaine des excuses officielles, évoquant, suite
à la publication du Rapport Saville, des actes « injustifiés
et injustifiables ». Les familles des victimes auront donc
attendu près de quatre décennies pour que leurs proches soient
innocentés et que la Grande-Bretagne reconnaisse sa
responsabilité dans la tragédie de Derry.
Le Rapport Saville, commandé par Tony Blair
en 1998, a conclu après une enquête minutieuse (12 ans
d’investigations, 160 volumes, 2500 témoins entendus), que les
soldats britanniques ont tiré sur des civils désarmés, qu’ils
n’étaient pas menacés et qu’ils ont menti dans leurs
dépositions. Le Rapport Saville contredit donc les conclusions
du Rapport Widgery, enquête « officielle » qui concluait, 2 mois
après les faits, que les soldats n’avaient fait que se
défendre face à des manifestants qui les attaquaient avec des
armes à feu et des bombes incendiaires.
Hasard du calendrier, l’Etat d’Israël vient
d’annoncer la mise en place d’une commission d’enquête relative
à l’assaut sanglant (9 morts) contre la Flottille de Gaza. Ce
faisant, le gouvernement israélien n’a pas tenu compte de l’avis
de l’ONU, qui préconisait une enquête internationale
indépendante. Présidée par le Juge Jacob Turkel, la commission
israélienne, qui n’entendra pas les commandos et les officiers
impliqués dans l’assaut, est officiellement chargée d’examiner
la compatibilité de l’opération israélienne avec le droit
international.
David Trimble,
le chaînon manquant ?
Sous l’amicale pression des Etats-Unis,
Israël a accepté d’intégrer à la commission deux « observateurs
internationaux », qui participeront aux travaux d’investigation
mais n’auront pas le droit de vote. Le premier de ces
observateurs est Ken Watkin, ancien avocat de l’armée
canadienne, connu pour avoir notamment conseillé l’Etat-major
canadien quant à ses opérations en Afghanistan. Le second est
David Trimble, ancien chef du Parti Unioniste d’Ulster
(protestant), lauréat du Prix Nobel de la Paix en 1998 et décoré
par la Reine d’Angleterre en 2006.
L’implication de David Trimble tend à
suggérer qu’au-delà d’un hasard de calendrier, l’Histoire est
peut-être, sous nos yeux, en train de bégayer. Sans revenir ici
sur les ressemblances (et les différences) entre « Question
d’Irlande » et « Question de Palestine », il est utile de
rappeler les processus subjectifs d’identification que les
similitudes entre les deux situations ont générés : il y a
quelques années les drapeaux israéliens fleurissaient dans les
quartiers protestants de Belfast ; lors de l’offensive
israélienne contre Gaza à l’hiver 2008-2009, le « Free Derry
Corner », symbole du combat des Républicains irlandais, fut
rebaptisé « Free Gaza Corner ».
La présence de David Trimble, figure de
l’Unionisme protestant, dans la commission d’enquête
israélienne, est donc plus que symbolique. A fortiori lorsque
l’on se souvient qu’il s’était opposé, en 1998, à l’ouverture de
nouvelles investigations sur le Bloody Sunday, s’inquiétant
d’éventuelles poursuites contre des soldats britanniques. On
imagine dès lors qu’il ne s’insurgera probablement pas contre
les objectifs de la commission israélienne tels qu’ils ont été
formulés par Benyamin Netanyahu : « Préserver la liberté
d'action de nos soldats et prouver que nos actions étaient de
caractère défensif et donc justifiées ». Un Rapport Widgery
bis, en somme…
Quand
l’Histoire bégaie
Le 30 janvier 1972 et le 31 mai 2010, des
troupes régulières ont tiré à balles réelles sur des civils
mobilisés contre des pratiques étatiques répressives :
internement de masse dans un cas, enfermement de masse dans
l’autre. Le 30 janvier 1972 et le 31 mai 2010, des manifestants
équipés d’armes de fortune ont été pris pour cibles par des
troupes d’élite qui ont, comme l’ont révélé les autopsies
(balles dans la partie supérieure du corps, notamment dans la
tête), tiré pour tuer. Le 30 janvier 1972 et le 31 mai 2010, des
responsables politiques ont expliqué que leurs soldats n’avaient
fait que se défendre tandis que des militants dénonçaient des
crimes d’Etat.
C’est en regardant les vidéos que certains
passagers de la Flottille ont pu rendre publiques malgré les
confiscations et la censure israéliennes que je n’ai pu
m’empêcher de penser aux manifestants de Derry. Certaines des
images, souvent mises en ligne sur internet sans montage
préalable, semblaient en effet directement extraites du
Bloody Sunday de Paul Greengrass : scènes de panique,
civils cherchant à s’abriter, terrorisés et incrédules,
inquiétants bruits de tirs en fond sonore, propos de militants
qui cherchent à rassurer malgré l’évidence (« Ils ne tirent
pas à balles réelles... »), corps sanglants que l’on essaie
de soigner ou de ranimer à même le sol…
L’Histoire ne se répète jamais à l’identique.
Il n’en demeure pas moins que le Bloody Monday de Gaza peut et
doit être comparé au Bloody Sunday de Derry. Lorsqu’ils sont
confrontés à une contestation grandissante, populaire et
non-violente, nombre de gouvernements privilégient la
dissuasion par la force, brute et spectaculaire : « Il
fallait des morts », concédait un soldat britannique après
le Bloody Sunday. Des « exemples », en somme, afin que chacun
des contestataires puisse se dire « cela aurait pu être moi »,
ou « la prochaine fois ce peut être mon tour ». Afin aussi de
renforcer les partisans de la seule confrontation militaire, que
des Etats possédant une armée régulière, équipée et entraînée,
préfèrent largement à une contestation populaire alliant lutte
non-violente et lutte armée défensive.
Un nouveau bail
de 38 ans ?
Israël fait face à une remise en cause de
plus en plus visible et massive de sa politique. A l’instar de
la Grande-Bretagne en Irlande du Nord au début des années 70, le
gouvernement Netanyahu a fait le choix de l’épreuve de force. Et
ce ne sont pas les soi-disant concessions, comme « l’allègement »
du blocus de Gaza, déjà dénoncé par nombre d’ONG et d’agences de
l’ONU, qui inverseront cette tendance. L’assaut sanglant contre
la Flottille de Gaza est la plus récente manifestation de la
tragique fuite en avant d’un Etat qui refuse d’affronter la
réalité et s’enferme dans une logique mortifère, pour ne pas
dire suicidaire. Rappelons ici le film de Greengrass et
l’adresse prophétique au Gouvernement britannique d’Ivan Cooper,
l’un des organisateurs de la Marche de Derry, lors de la
conférence de presse qui avait suivi le carnage : « Vous
récolterez une tempête ».
Le Bloody Monday de Gaza, comme le Bloody
Sunday de Derry, n’est pas un incident isolé, un coup de
tonnerre dans un ciel serein, mais bien une tragédie résultant
d’une obstination et d’une myopie politiques qui conduisent à
vouloir faire disparaître ce que l’on ne veut pas voir. Un déni
de réalité qui avait conduit Itzhak Rabin à affirmer qu’il
rêvait « de voir Gaza sombrer dans la Méditerranée ».
Or, si chacun sait que l’Etat d’Israël ne peut pas, à l’heure
actuelle, faire disparaître un peuple et ses aspirations, pas
plus qu’il ne peut se débarrasser d’un mouvement de solidarité
internationale de plus en plus massif, on ne peut qu’être
inquiet de la tournure actuelle des événements.
La vraie-fausse commission d’enquête sur
l’abordage sanglant de la Flottille rendra sans aucun doute des
conclusions établissant que les commandos israéliens n’ont fait
que « répliquer à des attaques », selon la formule du
Rapport Widgery. Ce que l’on peut souhaiter, c’est de ne pas
avoir à attendre 38 ans avant que l’Etat d’Israël ne reconnaisse
le caractère « injustifié et injustifiable » de la
violence de l’opération du 31 mai et ne présente ses excuses aux
victimes et à leurs familles. Un tel souhait n’est pas motivé
que par des considérations sur la justice et la vérité : au
large de Gaza, contrairement à ce qui s’était passé à Derry, ce
n’est pas la population discriminée qui a été ciblée, mais des
internationaux venus exprimer leur solidarité. Il ne s’agit pas
de penser que certains morts valent plus que d’autres, mais de
se rendre compte qu’Israël a franchi un cap plus que symbolique.
Nul ne sait quelle sera la prochaine étape de
cette course folle si elle n’est pas immédiatement interrompue
par de véritables pressions et sanctions internationales, mais
on peut craindre le pire.
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