Nouvelles et analyses humanitaires
Meurtres et
disparitions dans un climat de suspicion
au Mali
IRIN
Au Mali,
les craintes persistent dans les villes
récemment libérées
Photo: Katarina Hoije/IRIN
KONNA/SÉVARÉ/NYMINYANA,
3 février 2013 (IRIN) L’époux de Seyo
Sangho a été arrêté par des soldats de
l’armée malienne au marché central de
Konna, ville située au centre du Mali, à
900 km de Bamako, alors qu’il se
querellait avec un autre homme. «
Depuis, je ne l’ai pas revu », a-t-elle
dit. « C’était il y a dix jours ».
Des habitants de Konna ont dit à IRIN
qu’ils se méfiaient de tout le monde :
des hommes portant la barbe, des femmes
portant le hijab, des mendiants du Pays
Dogon, des étudiants des écoles
coraniques et des soldats, qui auraient
la gâchette facile.
À travers le pays, nombreux sont les
Maliens qui accusent les touaregs
d’avoir ouvert la porte aux rebelles et
de les avoir aidés à prendre le contrôle
des deux tiers du pays. Les séparatistes
touaregs ont mis la main sur le Nord en
avril, mais ils ont rapidement été
écartés par des groupes islamistes bien
armés.
Les non-touaregs et les non-arabes
eux-mêmes ont peur. « Je ne conduis pas
le soir. Si un soldat me demande de
m’arrêter, je sais que c’est fini », a
dit à IRIN Cheiko, un chauffeur de
Sévaré, ville située à 60 km au sud de
Konna.
Réseau d’informateurs
Dans le cadre de la création d’un réseau
d’informateurs chargés de surveiller les
étrangers, les autorités maliennes ont
annoncé l’ouverture d’une ligne
téléphonique qui permettra à la
population de dénoncer les individus
suspectés d’être des djihadistes.
Certains disent craindre que la ligne
téléphonique ne soit utilisée avec trop
de précipitation, et bon nombre de peuls
et de touaregs fuient les villes de
Diabaly, Konna et Douentza de peur
d’être pris pour des infiltrés.
« Des gens disparaissent et on ne les
revoit plus. Tout déplacement ou toute
personne qui n’est pas connue dans le
quartier risque d’être signalée », a dit
Aissata, une jeune femme de la ville de
Konna.
À Mopti et Sévaré – des villes voisines
– les résidents ont eux-aussi changé de
comportement et essayent de faire profil
bas. « Nous ne sommes pas de nature
suspicieuse, c’est une ville très
cosmopolite », a dit le maire de Mopti,
Oumar Bahtily. « Mais étant donné la
situation, nous avons dû changer nos
habitudes ».
« Nous ne visons ni les touaregs ni les
arabes, mais si un étranger arrive en
ville, nous avons besoin de savoir qui
il est », a-t-il ajouté.
Des adolescents exécutés, selon
des témoins
Plusieurs résidents du quartier de
Berlin, situé aux abords de Sévaré, ont
dit à IRIN qu’ils avaient assisté à
l’exécution de quinze jeunes hommes.
Moussa Sidibé, un ancien soldat de
l’armée malienne, a indiqué à IRIN qu’il
avait vu une quinzaine d’hommes se faire
conduire dans un champ avant de se faire
tirer dans le dos ; leurs corps ont
ensuite été jetés dans un puits.
« Je l’ai vu de mes propres yeux. Les
hommes ont été amenés dans un champ et
des soldats les ont abattus », a dit M.
Sidibé.
Une femme, qui vit à proximité du champ
en question et qui a demandé à garder
l’anonymat, a confirmé les faits. « Je
me dirigeais vers le puits quand j’ai vu
des soldats dans le champ et trois
hommes qui avaient les pieds et poings
liés. Les garçons avaient l’air jeune,
pas plus de 17 ou 18 ans. La dernière
chose que j’ai vue, c’est un garçon qui
s’est fait tirer dans le dos ».
L’armée et la police locale de Sévaré
indiquent ne pas avoir connaissance
d’arrestations ou de coups de feu tirés.
« Si des coups de feu ont été tirés à
Sévaré, il s’agissait certainement de
personnes fêtant la libération de la
ville », a dit le commandant Mariko, qui
est à la tête des forces de police de
Sévaré. « Il n’y a pas de bourreau ici.
Tous les suspects ont été envoyés à
Bamako. Nous sommes en guerre, mais nous
respectons la loi ».
« Des gens disparaissent et on ne
les revoit plus »
Le capitaine Faran Keita, porte-parole
de la base militaire, a nié avoir
connaissance de l’exécution de suspects.
Plusieurs autres personnes ont fait état
de disparitions ou de meurtres. Dans le
village de Nyminyana, situé à quelques
kilomètres de Douentza (à 165 km de
Mopti), qui a été contrôlé par les
groupes islamistes, puis reconquis par
les troupes françaises et maliennes le
21 janvier, des soldats maliens sont
partis à la recherche du marabout (le
chef religieux musulman) du village et
l’ont arrêté. Quelques jours plus tard,
des villageois ont retrouvé son corps,
qui avait été brûlé, dans le bush.
« Les rebelles ne sont jamais entrés
dans le village. Nous ne savons pas
pourquoi le marabout a été tué,
peut-être voulaient-ils régler leurs
comptes », a dit un villageois qui a
demandé à garder l’anonymat, de crainte
d’être pris pour cible à son tour.
« On peut s’en tirer sans être puni ».
Des Maliens du nord arrêtés
Le réseau d’informateurs a permis
l’arrestation à Sévaré de personnes
venues du Nord. Les résidents de la
ville ont dit à IRIN que les nordistes
qui sont arrivés à la gare routière ont
été stoppés, battus et arrêtés.
« À son arrivée à Sévaré, un ami
originaire de Gao a été emmené au
quartier général de l’armée où il a été
battu. Quand les soldats l’ont relâché,
il est reparti dans le Nord tout de
suite », a dit à IRIN Abba, un guide
touristique au chômage.
Philippe Bilion, un chercheur de Human
Rights Watch qui enquête sur les
signalements de violences à Sévaré,
dispose de la liste des noms des
personnes arrêtées.
« La plupart des personnes arrêtées sont
des peuls, un groupe ethnique nomade
proche des touaregs. D’autres ont été
suspectés d’avoir aidé les rebelles
islamistes », a-t-il dit à IRIN.
« Jusqu’à présent, les autorités n’ont
montré aucune volonté d’enquêter sur les
personnes disparues. Le signal qu’elles
envoient aux soldats est qu’ils peuvent
s’en tirer sans être punis. Si elles
n’agissent pas maintenant, nous risquons
d’assister à une multiplication de ces
incidents alors que le conflit se
poursuit ».
M. Keita a reconnu que des arrestations
avaient eu lieu. « Le pays est en état
d’urgence ; ces mesures sont nécessaires
pour protéger la vie des civils »,
a-t-il dit à IRIN.
La France a demandé le déploiement
d’observateurs internationaux des droits
de l’homme au Mali afin de prévenir les
violences injustifiées et la montée des
violences intercommunautaires.
Les analystes ont fait part de leurs
craintes de voir les nombreuses milices
civiles maliennes se joindre aux efforts
entrepris pour chasser les djihadistes.
Des voix s’élèvent pour demander l’envoi
d’une force internationale
d’interposition ou de troupes
internationales pour surveiller ces
opérations.
Des milices prêtes à combattre
À Sévaré, au moins trois
groupes miliciens ont été formés –
en général, par d’anciens soldats – afin
d’aider une armée malienne sous-financée
et insuffisamment formée à traquer les
djihadistes.
Au camp de Ganda Iso, établi à
l’extérieur de Sévaré, une milice
composée d’un millier d’hommes,
principalement des membres de l’ethnie
Songhaï – pour la plupart des réfugiés
du Nord – se prépare au combat. Vêtus
d’uniformes de fortune élimés et armés
de quelques Kalachnikovs rouillées, ils
ne sont pas préparés au combat. Mais
leur chef, Ibrahim Diallo, indique
qu’ils seront prêts à se battre dès que
l’armée leur aura fourni des fusils
corrects.
« Nous sommes prêts à débarrasser le
pays des terroristes qui ont aidé les
rebelles à prendre le contrôle de nos
villes. Nous attendons seulement que
l’armée nous accepte », a dit à IRIN M.
Diallo.
À la base militaire de Sévaré, M. Keita
a indiqué que les membres des milices
devraient compter pour près de la moitié
des nouvelles recrues d’une armée
malienne en reconstruction, mais
qu’aucun milicien n’avait été incorporé
pour l’instant.
« Nous n’allons pas juste les lancer
dans les combats. Ils recevront une
formation adaptée, comme tout le monde
», a-t-il dit.
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Publié le 4 février 2013 avec l'aimable
autorisation de l'IRIN
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