Opinion
Soirée de Ramadan
à Tunis
Hedy
Belhassine
Dimanche 19 août
2012
Le mois de jeûne
est cette année celui de canicule. La
Tunisie est épuisée par l’abstinence
diurne et la bombance nocturne. Dès la
tombée de la nuit, à l’appel du muezzin,
les familles se rassemblent autour du
festin.
D’abord un verre de
lait ou une citronnade, quelques dates,
une chorba, une brick à l’œuf, puis
quatre ou cinq plats en sauce, quelques
salades, des fruits. Les gourmandises
mielleuses, crémeuses, croquantes,
juteuses, tièdes ou glacées seront
servies au salon avec du thé aux pignons
de pin grillés.
Dehors, le silence est total. Pas une
voiture, pas un chat, pas un aboiement.
Le temps est comme suspendu. Après la
prière, la Tunisie à l’unisson se
rassasie. Les femmes sont louées
d’éloges dithyrambiques. Elles ont passé
des heures à mitonner dans la fournaise
des fourneaux. Elles sont épuisées mais
heureuses de la famille toute entière
rassemblée.
Le rituel du festin
quotidien est aussi un moment de
communion devant l’écran plat. Les
chaînes tunisiennes rivalisent
d’imagination pour capter l’audience des
repus.
La première partie de la soirée est
légère. Le gag du quidam piégé dans un
ascenseur dont les portes s’ouvrent sur
un crocodile remporte un grand succès.
Inconsciemment, chaque Tunisien se
demande si le saurien n’est pas la
représentation allégorique de la
révolution prête à dévorer ses enfants.
Sur une autre chaîne, de faux
industriels se promènent à Belleville
promettant aux passants du boulot à 3000
euros en Tunisie « où l’on ne trouve
plus de main d’œuvre ! »
C’est drôle à pleurer. On rigole jaune.
Voici l'heure des
informations. Liberté de parole oblige,
quelques citoyens d’un village oublié
vocifèrent. Ils sont privés d’eau
courante depuis plus de quarante jours !
Un ministre explique que c’est à cause
des coupures d’électricité ( ??)
Mon petit neveu qui est perspicace se
penche sur le canapé pour me dire que
ces incidents inédits depuis cinquante
ans ont le mérite de faire baisser la
valeur des privatisations prochaines.
Les multinationales de l’aménagement du
territoire salivent déjà de ces
prometteuses perspectives.
Regard vers les
notables de la révolution en
représentation. Les décors pompeux sont
ceux de la dictature. La mise en scène
n’a pas changé elle non plus. Seul le
casting est nouveau. Devant le palais de
Carthage, des gardes chamarrés de rouge
et d’or suffoquent sous leur bonnet
ridicule. Ils protègent le Président «
sans cravate » qui reçoit les militantes
des droits de l’Homme dans des salons
climatisés au luxe étouffant.
Le parti islamiste
n’est pas en reste. La caméra nous
montre le dîner d’iftar organisé dans un
somptueux hôtel du bord de mer. On voit
passer quelques uns des quarante
ministres et quelques unes de leurs
trois collègues complémentaires dont on
ignore toujours la couleur de cheveux.
Des personnages importants, coiffés de
la chéchia de laine et du turban,
paradent dans leurs jebba de lin ou de
soie richement brodées.
A l’assemblée, on
débat du statut de la femme. Bourguiba
en avait fait l’égale de l’homme. Les
constituants veulent la rabaisser à « la
complémentarité » de son seigneur et
maître.
« Tu comprends pourquoi je prépare ma
valise ! » me dit ma nièce délurée.
La page sportive
des informations est glorieuse. La
petite Gribi rentre des JO de Londres
avec une médaille d’argent gagnée au
1500 mètres steeple. Son interview
auprès de sa maman est touchante de
générosité et de modestie.
Il y a aussi Mellouli. Deux médailles
d’or ! Ce n’est pas rien !
L’homme-dauphin nage les dix kilomètres
plus vite qu’un marcheur sur la terre
ferme. Le champion crève l’écran par son
charisme. Il dédie sobrement sa victoire
à la révolution tunisienne.
Fin des infos. La
météo annonce du chaud pour demain.
Dans le salon les
conversations cessent, on hausse le son
de la télévision. C’est l’heure du
feuilleton suivi avec ferveur par toute
la population.
Les péplums saoudo-quatari sur la vie
des califes ont bien quelques adeptes,
mais rien n’égale le succès des séries
hyperréalistes “made in Tunisia”.
Argent, luxe, puissance, beauté,
cynisme. Les femmes sont superbes et
décolletées, les hommes sont jeunes et
beaux, les demeures et les piscines
hollywoodiennes. Le faible est broyé par
le puissant. La naïveté est terrassée
par l’arrogance. Rien ne résiste au
pouvoir de l’argent.
Magistrale leçon
d’indignité et d’injustice. C’est la vie
! Le Tunisien le sait. C’est son
quotidien. La télévision est son miroir.
Pour le moment et sans doute par
superstition, il hésite à casser
l’écran. La prochaine réplique de la
révolution s’en chargera.
Inchallah !
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