Opinion
Kadhafi en rêvait,
BHL l'a fait
Hedy
Belhassine
Réfugiés libyens entrant en Tunisie
Mardi 14 juin 2011
Depuis le
déclenchement du feu sur Tripoli, plus
de cinq cent mille exilés ont franchi la
frontière tuniso-libyenne : des
travailleurs du quart monde au ventre
vide et des familles entières, femmes,
enfants sur des camionnettes surchargées
ou à pieds poussant un troupeau de
bêtes. Tous fuient l’horreur.
A l’échelle d’un pays de dix millions
d’habitants, le défi est gigantesque.
Imaginons l’état de la France si elle
devait en quelques semaines accueillir
plus de trois millions de pieds noirs.
« Bienvenue en Tunisie » pays du sourire
et du jasmin. A Ben Gardane et à
Tataouine, les boulangers font les trois
huit, les mitrons tartinent les pains
chauds de « Vache qui rit » qui sont
immédiatement enfournés par une file
d'affamés. A l’intérieur du pays,
jusqu’à Kairouan, on se serre pour faire
de la place aux arrivants ; dans les
crèches, les écoles et les hôpitaux. Ni
richesse ni travail à partager, mais
c’est de bon cœur que l’on met quelques
couverts de plus. L’hospitalité est une
tradition ancestrale. La honte de s’y
soustraire est pire que la mort.
Les Libyens sont des frères. Khadafi
rêvait de l’union des deux pays. BHL l’a
faite. Car de cette transhumance imposée
naîtra l’évidence d’un seul peuple. La
guerre a fait tomber la frontière de
l’égoïsme des joueurs d’échecs.
« Mektoub », c’est inéluctable, la
Tripolitaine avec la Tunisie puis la
Cyrénaïque avec l’Egypte feront
jonction. Et le domino libyen permettra
l’émergence d’un ensemble homogène,
cohérent et puissant. Ceci, lorsque les
forces politiques, pour l’instant
inexprimées, se solidariseront à
l’exemple des hôtes tunisiens avec les
exilés libyens. A condition aussi
qu’elles puissent vaincre l’hostilité
des puissants dont la perspective d’un
Maghreb Unique est incompatible avec la
vision d’un monde figé selon leurs
intérêts passés.
Pour une fois, l’Algérie et la France
sont au diapason. Le discours du
ministre français de l’intérieur est
synchrone avec la posture de son
collègue d’Alger. L’un refoule avec
force humiliation quelques milliers de
rescapés d’un naufrage, l’autre claque
la porte de la solidarité laissant le
peuple algérien muet d’indignation par
l’égoïsme de ses dirigeants. Car
l’Algérie a purement et simplement fermé
ses frontières à l’exode libyen. Elle
n’a laissé qu’un passage au
compte-gouttes. Les anciens de l’ALN au
pouvoir s’en remettent totalement à la
Tunisie dont ils ont éprouvé la
générosité il y a cinquante ans. Pour
dédouaner leur conscience, les
Présidents de France et d’Algérie payent
la note de l’aubergiste : ainsi, le
Premier Ministre tunisien est rentré de
Paris et d’Alger avec deux chèques à six
zéros et des promesses de rallonges dans
ses valises.
Les révoltes arabes forment entre elles
un mouvement authentiquement
révolutionnaire. Elles expriment le
rejet d’un système d’asservissement
féodal et la recherche d’un mode de
société fondé sur la primauté de valeurs
nouvelles, pour l’instant difficilement
identifiables dans notre grille de
lecture mais assurément revendicative du
droit à l’indignation et la résistance.
Bien que non pertinente, car l’histoire
bégaie rarement, la recherche d’exemples
passés permet la mise en évidence d’un
facteur singulier : l’unicité. A
regarder les mouvements de révolte et
d’émancipation des années soixante
(ségrégation raciale aux USA, liberté
d’expression en France,
autodétermination en Tchécoslovaquie…)
aucun lien ne permettait la jonction des
soulèvements dans un projet de société
en commun. A l’inverse, le monde arabe
est un. Par la langue, la tradition,
l’histoire, les référents, les coutumes,
la pratique culturelle.
Ce que démontre la vague de réfugiés
libyens en Tunisie, c’est la fraternité
et la simplicité du vivre ensemble.
L’intégration d’un arabe dans un autre
pays arabe est immédiate. Comparaison
n’est pas raison mais, les peuples des
Etats (non) Unis Arabes ont bien
davantage de liens fusionnels que ceux
des Etats Unis d’Amérique. C’est sans
doute pourquoi la perception américaine
des arabes est globale alors que celle
des européens –eux même tellement
différents les uns des autres- est
ségrégationniste.
Notre vision du monde arabe est déformée
d’un coté par la perception d’une
géographie post-coloniale
d’anthropologue qui nous porte à
souligner les différences plutôt que les
ressemblances, et d’un autre coté, par
la transposition d’un regard miroir sur
la vieille France. Ainsi, on s’attarde
sur les tribus d’Afrique du Nord tout
comme avant 1914 on différenciait les
Bretons, des Basques, des Normands…Sur
les chiites et les sunnites
(transposition catholiques/protestants).
Bien entendu, chaque population dans le
monde arabe a sa personnalité, pas
seulement au plan national et régional
mais aussi dans les villages ou les
villes traversées par un oued qui
fractionne des identités artificielles
comme à Gafsa ou Gabès. Mais ces
différences propres à toutes les
sociétés ne sauraient dissimuler la
réalité du socle commun. Le devenir des
peuples du Maghreb dans l’union est une
évidence, celui d’une jonction avec le
Moyen-Orient aussi.
Alors que le Soudan et la Syrie
descendent encore plus bas dans
l’horreur, les Etats du Golfe ont perçu
le danger de la contagion des
rebellions. Prenant prétexte du
terrorisme, et du péril chiite, l’Arabie
construit un mur de béton et
d’électronique avec ses voisins. Ses
troupes portent main forte à celles de
Bahreïn et du Yémen pour mater les
révoltes. Le Qatar et les Emirats
bombardent Tripoli. Le Conseil de
Coopération du Golfe dont le volet
sécuritaire regroupe les pétromonarchies
derrière un « bouclier » de défense à
invité les royaumes de Jordanie et du
Maroc à les rejoindre. Rabat n’a pas
donné suite. Le monarque chérifien est
plus jeune, plus instruit, plus proche
de l’Espagne et des couronnes
européennes dont il est invité à
s’inspirer tant qu’il est encore temps.
Les murs des Etats Arabes tiendront-ils
sous la pression des foules ?
On est loin de la concertation. Les
révolutionnaires de l’an premier
voyagent surtout vers l’Occident. Les
sociétés civiles arabes n’échangent pas
encore leurs expériences. Le champ de la
fraternisation reste occupé par les
islamistes. Pour l’instant, les « rues
arabes » restent parallèles. Le désert
les empêche de faire tâche d’huile.
Pire, le grain de sable sahraoui menace
d’entrainer le Maroc et l’Algérie dans
une guerre fratricide.
Reste quelques lueurs d’espoir : celles
des touristes qui viendront goûter les
douceurs de l’été du printemps arabe.
Les estivants Algériens en Tunisie sont
habituellement plus d’un million.
Combien seront-ils cette année ?
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