Affaires stratégiques
Obama et les photos de torture en Irak
François-Bernard Huyghe
François-Bernard Huyghe -
© Photo IRIS
Vendredi 22 mai 2009
La décision de Barack Obama de
ne pas laisser publier les photographies
des sévices de prisonniers irakiens (quitte à se
contredire) est annoncée en même temps que le
rétablissement des tribunaux militaires à Guantanamo (même
si les prisonniers sont désormais censés bénéficier d’une
meilleure protection juridique). Comme on s’en doute, les
ONG défendant les droits de l’homme et bon nombre
d’électeurs démocrates manifestent leur d’indignation.
Les idéalistes se désoleront que l’angélique Obama cède à la
pression de ses généraux, se « bushise » et
se convertisse à la Realpolitik. Les
réalistes, justement, rappelleront un peu cyniquement qu’il
n’est de politique des bonnes intentions qui n’ait ses limites :
en particulier l’impossibilité de faire la guerre en donnant des
armes à ses ennemis, y compris les armes du droit qui le
protègent et celles de l’image qu’il peut retourner pour sa
propagande. Après avoir accepté fin avril la publication des
photos, autorisée par un tribunal, ce qui n’est pas rien dans le
système US, la Maison Blanche a donc fait marche arrière. Ce
n’est pas une décision prise à la légère puisque Obama a
longuement regardé ces photos et consulté des conseillers avant
de faire son choix.
La question « une
image peut-elle faire perdre une guerre ? » revient
brusquement vers l’homme qui fonde justement toute sa politique
sur l’image (la sienne certes, mais aussi celle d’une Amérique
recouvrant son exemplarité et donc son soft
power de séduire et d’attirer).
Une démocratie peut-elle tout laisser voir ?
Y compris les victimes qu’elle fait et les victimes qu’elle
subit ? La question s’était posée après la guerre du Vietnam
durant laquelle photographes et cameramen
avaient pu librement circuler et rapporter des images poignantes
comme une petite fille courant sous le napalm ou un prisonnier
vietcong exécuté d’une balle dans la tempe. Ces icônes avaient
incarné aux yeux du monde entier la brutalité du conflit réduit
par l’objectif à la figure du bourreau et de la victime. Avec
les ravages que l’on sait sur la légitimité des USA aux yeux de
l’opinion domestique ou extérieure.
La
riposte des stratèges américains a consisté au cours des
conflits suivants à contrôler la circulation de ces images
révélatrices et symboliques à la fois, soit en imposant leurs « tuyaux »
(prédominance de CNN lors de la première
guerre du Golfe), leur « code » (pas de
morts visibles après le 11 Septembre pour « ne
pas donner cette satisfaction aux terroristes » ), ou leur
angle de vision (reporters « embedded »,
c’est-à-dire « incrustés » dans les corps de
troupe dans la guerre d’Irak).
Mais il ne suffit pas de diriger les caméras
vers les bonnes images (avec un succès relatif quand on est
confronté à la concurrence d’Al-Jazeera, par exemple).
Encore faut-il contrôler les images que
produisent ses propres troupes, au moment où la révolution des
technologies de l’information (numérisation +Internet)
transforme tout GI en reporter virtuel. Lors de l’affaire des
sévices à Abou Ghraïb en 2004 (deux matons pervers prenant des
photographies de prisonniers irakiens humiliés et torturés pour
pimenter leurs ébats sexuels), on avait réalisé la force de
l’équation : « sadique + numérique = symbolique ».
Que deux soldats (sur 135.000 engagés alors)
se soient rendus coupables de ces horreurs et qu’ils aient pris
des photos qui n’avaient pas tardé à circuler sur la Toile,
voilà qui avait davantage pesé que les 110.000 Irakiens sans
doutes tués lors de l’offensive, mais hors champ des caméras.
Une photo célèbre en particulier, un prisonnier nu à la fois
atteint dans sa dignité (un slip sur la figure), tourmenté par
des électrodes et placé les bras en croix comme un Christ, était
devenue emblématique de tous les ressentiments contre la guerre
américaine, comme l’image du petit Mohamed tué dans les bras de
son père lors de la seconde Intifada, résumait tous les
ressentiments du monde arabe envers Tsahal. La victime figée par
la photo permet toutes les identifications et donne un corps
douloureux à l’idée des crimes de l’adversaire.
Comme l’écrivait Mc Luhan (dans
Understanding Media en 1968) « Les
guerres chaudes du passé se faisaient au moyen d’armes qui
abattaient l’ennemi homme par homme. Même les guerres
idéologiques consistaient au XVIII° et XIX° siècle à convaincre
les individus un par un d’adopter un nouveau point de vue. La
persuasion électrique par la photographie, le cinéma et la
télévision consiste, au contraire, à plonger des populations
tout entières dans une nouvelle imagerie. »
Depuis, le pouvoir de cette imagerie s’est
amplifié : chacun peut produire de telles images (ainsi avec un
téléphone portable comme l’anonyme qui a révélé les séquences
complètes de l’exécution de
Saddam Hussein bien plus choquantes que la version
officielle). Celui qui contrôle militairement le territoire ne
le contrôle pas médiatiquement : il ne peut pas empêcher les
images de circuler par les télévisions satellites ou par la
Toile. Du reste, il ne serait pas impossible que les images « interdites »
de sévices se retrouvent un jour sur le Web comme on l’a vu dans
d’autres cas.
Barack Obama - déjà embarrassé par
l’imbroglio du statut juridique des prisonniers jihadistes « combattants
illégitimes » - avait autorisé la publication de rapports de
l’administration précédente détaillant les méthodes employées
lors des interrogatoires de « terroristes ».
Mais dire une chose et la laisser voir en est une autre (même
si, paraît-il, les photos interdites sont beaucoup moins
choquantes que celles de l’affaire d’ Abou Ghraïb en 2004).
L’homme de la transparence connaît les dangers du visible. Il y
a une question de fond : comment se fait-il que les démocraties
torturent, même si ce n’est guère efficace stratégiquement et
même si c’est contre-productif politiquement ? Mais il y a aussi
une question de forme, ou plutôt sur le pouvoir de la forme :
quand le but de la politique, y compris de la guerre, est devenu
de produire une image rassurante ou attirante (liberté contre
terrorisme), peut-on tolérer des images dotées d’une redoutable
faculté de révélation et de contagion ?
« La publication de ces
photos n’ajouterait rien à notre compréhension de ce qui a été
exécuté par un petit nombre d’individus », et pourrait « enflammer
encore le sentiment anti-américain et mettre nos troupes en
danger » a déclaré Obama. Il paye là la contradiction d’une
guerre « anti-hostilité », qui a justement
pour but de combattre ces sentiments anti-américains
François-Bernard
Huyghe, chercheur associé à
l’IRIS
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Publié le 23 mai 2009 avec l'aimable autorisation de l'IRIS.
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